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« Super ou ordinaire ? »

Analyse filmique de la scène finale des « Parapluies de Cherbourg » (Jacques Demy)

J’ai vu les « Parapluies de Cherbourg » à huit ans, avec mon père et ma sœur je crois. Et je ne me suis pas lassé de le regarder encore et encore, au fil des années. Le thème musical composé par Michel Legrand ne s’est jamais beaucoup éloigné de moi et il m’arrive souvent de le fredonner dans la rue ou sous la douche, presque inconsciemment. Avec l’inoubliable scène sur le quai de la gare de Cherbourg (et son fameux travelling arrière plus lent que l’avancée du train, rendant ainsi visuelle la séparation des corps), c’est la séquence finale que je préfère. Je l’aime, cette scène, pourtant il m’arrive souvent d’arrêter le film 15 minutes avant la fin, pour ne pas avoir à la subir, dans son implacable maîtrise et sa profonde tristesse. Si ça peut m’éviter de pleurer…

Récemment, je me suis demandé pourquoi les 4 dernières minutes de ce film de 1964 avaient autant de résonnance en moi, et j’ai compris que la réponse se trouvait de façon bien plus intéressante dans la chair même de la séquence que dans mon histoire personnelle. Car c’est en faisant du cinéma que Demy me bouleverse. Tâchons de voir comment il s’y prend.

[caption id="attachment_273" align="aligncenter" width="598"] Capture d’écran[/caption]

Nous sommes dans une station-service de Cherbourg, un jour de décembre neigeux de 1963. Geneviève est de passage avec sa fille Françoise. Par hasard, elle tombe sur Guy, garçon avec qui elle a vécu une histoire passionnelle 6 ans plus tôt, duquel elle est tombée enceinte (de Françoise) et qu’elle a quitté dans la panique alors qu’il était en Algérie pour son service militaire. C’est toute cette histoire que le film raconte.

La grosse voiture noire de Geneviève se gare près de la pompe à essence. Elle est coiffée et habillée bourgeoisement, les petites robes estivales ont été remplacées par un manteau de fourrure. « Françoise, reste tranquille, le klaxon n’est pas un jeu » : elle a vieilli, devenue mère, dérangée par le bruit d’un klaxon, par tout ce qui dépasse. En trois secondes, Geneviève est située, elle s’est installée dans le confort de l’existence. Son regard est-il triste ou apaisé ? Les deux, évidemment.

Le pompiste s’approche. C’est Guy, l’amour de sa vie. Ils échangent un regard intense et silencieux. Plongée du point de vue de Guy, puis contrechamp en contre-plongée du point de vue de Geneviève. Cette histoire se passe entre eux deux. « Il fait froid » dit-elle : protège-toi dans ton manteau Geneviève comme tu l’a toujours fait, doit penser Guy, tu as toujours été frileuse, en amour comme en tout !

Ils vont au bureau. « Il fait meilleur ici » : elle ne sait pas quoi dire, ou chanter plutôt, donc elle parle du temps, comme on le fait tous les jours. Mais si Demy a fait porter 40 tonnes de sel pour simuler la neige dans sa scène finale, ce n’est pas uniquement pour cela. Le bureau est à l’image de leurs nouvelles vies, construites séparément : il est chaud et agréable, certes, mais étroit. Surtout, il donne sur la neige du dehors, par une grande baie vitrée, cette neige qui renvoie « à la réalité présente des sentiments [d’antan], congelés, réprimés dans leur élan à la faveur du confort matériel » comme le dit si bien Charlotte Garson.

Leur vie à l’abri regarde la tempête glaciale de leur amour perdu. Les flocons se débattent, mais ils sont froids, ils sont morts.

Geneviève, au centre du cadre, explique ce qu’elle fait à Cherbourg. A gauche le sapin de Noël, à droite le tourbillon de neige, comme les deux faces de son existence : la chaleur de la vie familiale et la passion glacée à laquelle elle tourne le dos. « J’ai fait ce détour. Je ne pensais pas te rencontrer, il a fallu ce hasard » : pourquoi faire ce détour alors ? Geneviève ment-elle, était-ce un acte manqué ? J’ai toujours voulu croire qu’elle était venue avec l’espoir secret de croiser Guy.

Le pompiste arrive : « est-ce que je fais le plein pour Madame ? », la musique souligne que nous sommes à un moment-clé de la scène. « Super ou ordinaire ? » demande le jeune type. Guy encourage Geneviève à choisir. « Peu importe », répond-elle. Et par son « Ben c’est comme  vous voudrez »,  le pompiste (ou bien est-ce Guy ?) l’incite à se prononcer sur son choix de vie, non Geneviève c’est à toi  que la décision a appartenu, et alors t’en es contente ? Ordinaire ou super, ta petite vie maintenant ? Cette scène est d’une pure cruauté, mais Geneviève s’en fiche, « Peu importe », elle se protège à présent, résignée, les mains sur le corps, elle baisse le regard. L’analogie avec l’essence n’est pas légère. « Super ou ordinaire ? Tout Jacques Demy tient dans cette question, vous carburez à quoi ? » explique Charlotte Garson. Ce sera aussi la question que se poseront ses disciples, Christophe Honoré par exemple. Chercher toujours les motivations que les personnages trouvent pour vivre.

Geneviève se tourne vers l’arbre de Noël, « c’est toi qui l’a décoré ? ». « Non, c’est ma femme, enfin c’est surtout pour le gosse » : par ces mots, le bonheur familial de Guy claque sans appel. Mais est-il vraiment heureux, ou fait-il semblant de l’être ? Il a l’air de l’être réellement, et je ne m’en remets toujours pas à vrai dire. Lui en veut-il au moins de l’avoir quitté sans prévenir 5 ans plus tôt ? Leurs sentiments sont multiples et contradictoires.

Ce sapin, cette neige à l’extérieur, donnent aussi à cette séquence finale une dimension de conte, presque onirique, prenant le contrepied parfait du : « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». Comme on regrette nos vieux contes d’enfants !

Puis vient la seule chose qui compte à présent, le seul lien qui les unit désormais : leur fille. « Comment l’as-tu appelée ? Françoise » (c’est le prénom auquel ils avaient songé ensemble en imaginant leur futur bébé). La petite fille joue avec la neige sur la portière de la voiture qu’on aperçoit au centre du plan, entre ces deux visages qui s’embrassèrent jadis.  “Elle a beaucoup de toi“, quel enfer de voir chaque jour, dans sa fille, son amour perdu ! Puis Geneviève dans un filet de voix étouffé, sans espoir, baissant la tête, entre l’interrogation et l’affirmation : « tu veux la voir ( ?) ». Je crois qu’elle regrette à cet instant précis. Guy fait non de la tête. Evidemment, il a raison, voir sa fille ne ferait que ressasser un passé disparu à jamais et mettrait en péril sa nouvelle famille. Pourtant, comme on aimerait qu’il dise « oui », et qu’ils repartent tous les trois ! Comme on aimerait que tout ne fût pas si impossible. Il a encore raison quand il tranche: « je crois que tu peux partir ». Il n’y a rien d’autre à dire. Le langage est réduit à néant, alors Geneviève n’a d’autre solution que d’en revenir au stade primaire, « toi, tu vas bien ? ». Encore aujourd’hui je prie pour que Guy réponde : non, je suis passé à côté de ma vie, à côté de ma vie avec toi, et c’est de ta faute… mais il se contente de ce terrible « Oui, très bien » qui clôt le film. Les derniers mots échangés par Guy et Geneviève sont ceux d’un début de conversation cordiale entre deux étrangers. Des étrangers, voilà ce qu’ils sont devenus. Un dernier regard de Geneviève et elle tourne le dos à son bonheur. Définitivement.

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Le thème principal de la BO repart, plus lyrique encore, nous rappelant les scènes du début du film quand ces deux-là s’aimaient à la folie. Les larmes me viennent toujours à ce moment précis. C’est une colère sourde que je ressens, contre tout ce qui a empêché cet amour ; contre l’Etat qui a envoyé Guy en Algérie, brisant l’idylle de sa bêtise aveugle, contre la mère de Geneviève qui s’opposait à leur relation aussi.

Geneviève monte dans sa voiture et démarre. Elle sort côté jardin, alors que la nouvelle femme de Guy entre côté cour avec leur fils. Ils jouent dans la neige dans un bonheur familial parfait.

Demy prend ses distances. Le plan devient large, puis la grue fait s’élever la caméra dans la nuit glaciale, les chœurs s’emballent. Guy et sa famille se réfugient dans la chaleur du bureau, tournant le dos à la nuit d’hiver. La station-service demeure vide. Le passé est une voie de garage. La dernière note reste suspendue quelques secondes, dans son dernier souffle. On voudrait la retenir encore, dire quelque chose, on aurait le temps car la musique dure un long moment.

Mais rien ne vient. Peut-être que le noir nous va mieux, finalement.

 Quentin Jagorel

Un Commentaire

  • Posté le 3 March 2012 à 15:05 | Permalien

    J’ai vu les parapluies de Cherbourg à 5 ans au cinéma, et pareil, je le regarde encore très régulièrement, écoute et fredonne sans cesse les chansons et les dialogues. Je ressens exactement les mêmes choses pendant cette terrible scène finale et j’aime bien l’interprétation que tu en fais: continue il faut faire découvrir et aimer Jacques Demy!