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Ellery Queen, rétrospective

Ellery Queen est un ancien héros et un héros à l’ancienne. Pince-nez, gilet, études à Harvard et réflexion enfoncé dans un fauteuil en cuir fatigué dans un fumoir de club privé pourraient résumer l’homme. Vieux garçon – comprendre toujours célibataire à presque trente ans – et fils de l’inspecteur Richard Queen – criminelle de New York – il exerce tour à tour les métiers de détective privé, consultant, écrivain et scénariste. Plus intéressant, il se retrouve en permanence impliqué dans des énigmes semblant impossibles à résoudre, et ce simplement parce qu’il trouve ce genre de problème stimulant pour son intelligence et se forge donc une certaine réputation, si pas une réputation certaine,  dans le milieu. Certaines de ces énigmes le laisseront cependant bredouille pendant plusieurs années.

Plus qu’un personnage de fiction, Ellery Queen est un pseudonyme emprunté par deux cousins depuis 1929 : Frederic Dannay (Daniel Nathan) et Manfred B. Lee (Manford Lepofsky). Ensemble, ils écriront des dizaines de romans policiers sous le nom d’Ellery Queen ou, parfois, de Barnaby Ross (La Tragédie de X – The Tragedy of X, 1932). Ils créeront également la revue Ellery Queen’s Mystery Magazine, mensuel américain rassemblant les noms prometteurs de la littérature policière et n’hésitant pas à promouvoir de jeunes auteurs alors plus ou moins inconnus (Ruth Rendell, John Lutz, mais aussi Stephen King, A. A. Line, Theodore Sturgeon…). Le temps passant, les deux cousins accepteront également de plus en plus de prêter leur identité à différents ghost writers.
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Un exemple intéressant en est le roman Et le huitième jour… (… and on the Eight Day … 1964). Ecrit par Avram Davidson, il relate l’arrivée de notre héros, par un fâcheux concourt de circonstances, dans une communauté vivant complètement à l’écart du monde moderne. Il se retrouve alors à devoir élucider un meurtre alors que la population locale ignore jusqu’au principe de l’assassinat. L’atmosphère est lourde, et on se sent empêtré dans la lenteur des évènements et la fatigue du héros comme si nous étions à sa place. Car on lit au rythme de la vie des habitants de Quenan. Ils sont simples, francs, et vivent en suivant des règles strictes mais qui pourtant ne suscitent chez eux aucune révolte.
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Dans cette surprenante allégorie du fascisme, on se heurte à la force aveugle d’une communauté  – dirigée vers tout ce qui lui semble être une menace – toute entière animée par le respect de son culte. On ressort de ce volume ébranlé par l’impuissance manifeste du héros et par la compréhension de ce qu’est réellement le livre sacré qui guide le village. La fin, en étrange mise en abîme, ne peut que susciter une curiosité et une impression d’inachevé dont on se rappelle longtemps.

La décade prodigieuse (Ten Days’ Wonder, 1948),  adapté au cinéma par Claude Chabrol en 1971 avec un succès mitigé.

Tout au long de l’œuvre de ces auteurs inspirés, on ne peut s’empêcher de remarquer une évolution de structure. Dans les premiers volumes – les mystères des nationalités : Le mystère du théâtre romain, Le mystère égyptien (en version originale The Roman Hat Mystery 1929, The Egyptian Cross Mystery 1932) – l’accent est principalement mis sur le mystère à résoudre et la façon dont notre héros va s’y prendre, le tout étant basé sur des faits clairement établis et des indices tangibles. Sa vie privée et tout ce qui ne concerne pas la résolution du problème sont presque mis de côté et, lorsque tous les éléments nécessaires à l’éclatement de la vérité sont réunis, l’histoire s’arrête :

“{…} Voici le défi. Il est simple. Je soutiens qu’à ce point du récit, vous possédez les éléments voulus pour résoudre le mystère de l’ORANGE DE CHINE. D’ores et déjà, vous auriez dû trouver la réponse au problème posé par le meurtre d’un petit inconnu dans la salle d’attente attenant au bureau de Donald Kirk. Tout est là devant vous. Il ne manque ni fait ni facteur essentiels. Etes-vous capable d’assembler les pièces du puzzle et d’atteindre, par le seul raisonnement, l’unique solution possible ?”
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ELLERY QUEEN
Extrait du défi au lecteur, L’Orange de Chine, Ellery Queen, 1934
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La beauté de la chose est que c’est la vérité. Tous les éléments sont en notre possession et il ne tient qu’à nous de manipuler l’entièreté des informations à notre disposition pour résoudre le mystère de nous même, même si le raisonnement est ardu. La solution de l’énigme est évidemment dévoilée dans son ensemble dans un dernier chapitre. Ce défi au lecteur n’est cependant pas la seule façon que nos auteurs ont de faire tomber le quatrième mur : nous sommes parfois prévenus, par exemple à l’aide d’un avant-propos présenté comme l’intervention d’un ami (Le mystère des frères siamois – The Siamese Twin Mystery, 1933), que va nous être narrée une aventure vécue par Ellery il y a de ça quelques temps.

Par la suite, les romans perdent cette structure rigoureuse et prennent une forme plus classique. On note plusieurs nouveaux axes. Après plusieurs aventures à Hollywood alors qu’il travaille comme scénariste (notamment Le mystère de la rapière – The Devil to Pay 1938), on peut citer le cycle de Wrightsville, petite ville virtuelle de Nouvelle Angleterre. Ellery Queen y séjourne pour la première fois afin de trouver le calme nécessaire pour écrire un de ses romans (La ville maudite – Calamity Town 1942). Sans son père, dans un environnement nouveau, inconnu et différent de l’agitation de La City, il se retrouve mêlé à une affaire remontant à plusieurs années et impliquant Jim Haight et Nora Wright, descendante de la famille fondatrice de la ville. Ce cycle est l’occasion de laisser à la personnalité d’Ellery la possibilité de s’exprimer et surtout de s’affirmer.
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C’est également l’occasion de dépeindre les us et coutumes d’une petite ville provinciale de cette époque. On peut trouver un certain nombre de points communs avec certains romans d’Agatha Christie. Les ragots et rumeurs ont leur rôle à jouer, et il n’est pas sans importance. Loin de l’anonymat relatif d’une grande ville, à Wrightsville tout le monde se connaît et tout finit toujours par se savoir. Parfois, les notables du coin réussissent à limiter les fuites mais, comme dans beaucoup de communautés de ce genre, les informations circulent et les secrets finissent par être découverts, même s’il faut marcher sur des œufs afin de ne pas froisser les susceptibilités et ne pas devenir indésirable (Le renard et la digitale – The Murderer is a Fox 1945).
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Plusieurs autres romans se distinguent dans la longue liste des œuvres des deux cousins. Dans Sherlock Holmes contre Jack l’éventreur (A Study in Terror, 1966), la découverte d’un manuscrit inconnu relatant la traque de Jack l’éventreur par Sherlock Holmes et son ami et acolyte le Docteur Watson dans la Jaguar de Grant III Ames, un play-boy ami de notre détective, permet de tirer un parallèle entre le célèbre limier londonien et le dandy de La City. On ne peut s’empêcher de remarquer leurs similitudes, tant dans leur manière de réfléchir que dans leur respect et leur compréhension des décisions d’autrui.
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Après Le cas de l’inpecteur Queen (Inspector’s Queen own Case, 1956), on retrouvera l’inspecteur Richard Queen presque seul – soit sans son fils Ellery – dans La maison aux étrangers (The House of Brass, 1968). Dans ce volume, plusieurs personnes n’ayant apparemment aucun lien entre elles sont convoquées dans le manoir d’un vieil original qui se fait assassiner. S’ensuit une course à l’héritage, qui n’est pas moins intéressante que les réflexions que se fait l’inspecteur sur son malaise à l’idée que sa nouvelle épouse continue à exercer son métier d’infirmière après leur union alors qu’il aurait les moyens de les faire vivre tous les deux. Il ne s’y oppose pourtant pas, étant un homme ‘moderne’.
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On peut également citer Fric Frac Flic (Cop out, 1969). Ici, on est déstabilisé par le changement radical de style d’écriture. Ni Ellery ni son père Richard n’apparaissent, et le héros de cette histoire beaucoup plus sombre que les autres est le policier Wes Malone. Voulant traverser les barrages mis en place après leur odieux braquage, trois bandits de la rue prennent sa fille Bibby en otage. On assiste alors à son impuissance, au poids des décisions à prendre qui grandit au fur et à mesure que passent les heures et au dilemme de conscience auquel se trouve confronté le héros : faire son devoir et contacter ses collègues ou ne rien dire et faire ce qu’on lui demande en espérant retrouver sa fille saine et sauve. Presqu’entièrement composé de dialogues, ce volume frappe par sa violence – plus relative aujourd’hui mais bien présente – et sa noirceur, beaucoup plus marquées que dans les autres tomes.
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Mais il y a autre chose qui contribue à rendre l’œuvre d’Ellery Queen si intéressante : le mystère entourant Ellery Queen lui-même. Les informations personnelles dont on dispose au sujet de ce personnage sont en effet vagues et échappent aux auteurs par très petites touches. Il aime le bon scotch et, bien que clairement intellectuel, il est de par sa profession d’auteur policier à succès habitué à évoluer dans de hauts cercles mondains. Son père est veuf mais il n’est nulle part question de sa mère – et en général les femmes sont absentes de son univers. On lui connaît en effet quelques vagues flirts, dont une relation hypothétique avec celle qui sera le temps de quelques volumes sa secrétaire, Nikki Porter, mais rien ne permet de vérifier un réel attrait pour la gent féminine, pour laquelle il semble avoir développé une certaine forme de respect plutôt distant.
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Ellery Queen est en fait un héros comme on n’en fait plus. Intelligent, il prend comme une insulte personnelle tout échec de raisonnement. Fier, il ne peut imaginer qu’un problème puisse rester irrésolu : puisqu’un crime a été commis, il doit y avoir quelque chose permettant de le comprendre. Et qu’importe que pour ce faire il faille connaître le fonctionnement des cercles étudiants des universités de l’Ivy League, se rappeler de comptines d’enfant, savoir la signification des cartes au tarot, pouvoir lister les propriétés de la digitaline, prêter attention à l’utilisation d’un mot à la place d’un autre ou attendre quinze ans. La solution existe, et, tôt ou tard, il va la trouver.
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Camille Point