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« So You Want To Write A Fugue ? »

Quand Glenn Gould propose gentiment une petite leçon de composition musicale, c’est un peu comme quand Picasso veut vous apprendre à dessiner un bonhomme. Une petite fugue à quatre voix, le B-A BA de tout compositeur qui se respecte, ça ne fait peur à personne.

Reconnu comme l’un des plus grands pianistes du XXe siècle, Gould semble s’amuser, dans un programme télévisé de 1963, à composer sous nos yeux une fugue à quatre voix mixtes qu’il intitule : « So You Want To Write A Fugue ? », ce qui pourrait éventuellement se traduire par « Alors comme ça, l’envie te prend de composer une petite fugue ? Soit. Je vais te montrer comment on fait. » Lors d’un entretien télévisé, une dizaine d’années plus tard, il compare son travail de l’époque à un simple puzzle, dont il aurait transformé les pièces pour former une image finale différente et parfaitement originale. Autrement dit, les doigts dans le nez. Si sa carrière n’a pourtant pas pris le chemin de la seule composition, on parle de lui comme le pianiste-interprète le plus talentueux, et surtout le plus atypique de ces dernières décennies.

Spécialiste toutes catégories des pièces pour clavier de Bach, et en particulier des Variations Goldberg et du Clavier bien tempéré, l’interprétation de celui qu’on appelle l’Alchimiste est reconnaissable entre mille. Pour les (mal)chanceux qui ont un peu trop suivi leurs leçons de solfège dans leurs tendres années, il semblerait que le jeu de Glenn Gould soit totalement dépourvu de legato, et se rapproche même d’une certaine forme de staccato, source de la plus grande perplexité chez les spécialistes. Tout à fait. Quant à l’immense majorité d’ignares (à laquelle j’appartenais il y a quelques jours), fière rébellion devant la cruauté de la dictée de notes, le legato correspond à la liaison entre un groupe de notes successives afin d’éviter les silences entre elles. Style de jeu tout à fait plébiscité par Chopin, soit dit en passant. Toujours est-il que Glenn Gould, grâce à cette particularité, se retrouve au plus haut du tableau, et sa notoriété accompagne sa réputation d’homme qui « revisite » profondément la musique et son savoir-faire. A travers un jeu hors du commun, il façonne peu à peu la meilleure interprétation connue des oeuvres de Bach.

Ce qui est certain, c’est que le jeu du Canadien s’entend ; au cours d’enregistrements en studio, il chante littéralement par-dessus la divine musique de Jean-Sébastien. Penché sur son clavier, on aperçoit le grand Glenn pousser la chansonnette en laissant courir ses mains arachnéennes sur son Steinway fétiche. Pour le plus grand malheur des ingénieurs du son de la CBS. Il expliquera cette étrange manie en soutenant que s’il chante, c’est que le piano ne lui donne pas satisfaction.

Le pianiste, malgré son immense talent, est rapidement devenu source d’étonnement et de curiosité pour le grand public : victime du syndrome d’Asperger selon certains médecins, Glenn Gould fait en effet montre d’un comportement inhabituel, répétitif, voire paranoïaque et asocial. Son ouïe exceptionnelle, ses habitudes alimentaires excessivement routinières, et ses nombreuses manies font l’objet d’une fascination, même chez les moins mélomanes. Cette forme d’autisme serait-elle liée à son talent musical exceptionnel ? Sans vouloir lancer des déductions à deux sesterces, il semblerait que certains symptômes de la maladie correspondent à des qualités que possédait Gould, comme ses capacités auditives et une mémoire hors du commun. Son caractère maniaque devenait ainsi évident lors de ses rares concerts ; il se déplaçait en permanence avec sa chaise pliante fétiche, inconfortable et réglée à hauteur optimale après en avoir scié les pieds. Son siège lui permettait de jouer le nez collé aux touches, celles de son joujou, le Steinway CD318, accordé à son oreille experte. Avant d’entrer en scène, Glenn Gould se plongeait les bras dans de l’eau fumante et mangeait toujours le même repas de fête : salade, pain grillé, oeuf et biscuit.

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Son perfectionnisme pour la musique jouée et interprétée semble avoir été poussé à l’extrême ; à l’âge de 32 ans, Gould décide d’arrêter définitivement sa carrière de concertiste et se tourne alors exclusivement vers les enregistrements en studio, qu’il continuera jusqu’à sa mort en 1982. Il considère à l’époque que l’enregistrement d’une pièce ne peut se faire que dans la perspective d’un apport nouveau au morceau en question. Pour lui, cet objectif de perfection ne peut être atteint qu’à travers l’enregistrement radiophonique de ses prestations et le travail de réécoute qu’il effectue des heures durant. Il motive ce choix de carrière atypique en soutenant qu’il entretient une « histoire d’amour avec le micro ». Son approche authentique et analytique de la musique et du son, doublée à une vision anticonformiste de l’histoire musicale, se retrouvent dans ses nombreux écrits théoriques de cette période d’isolement.

Glenn Gould, s’il aimait la musique, n’oubliait tout de même pas de trier. Souvent provocateur, il préférait Bach et Beethoven et ne s’en cachait pas. Mozart était même mort trop tard pour lui, ses dernières oeuvres le desservant ; il refusait aussi catégoriquement de jouer les pièces de Chopin, qui ne le « convainquaient pas » et qu’il qualifiait de morceaux faibles. C’est vrai que Mozart, ça va deux minutes.

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Étrangement, Gould ne semblait pas entretenir de relation particulière avec son instrument. Le piano est devenu son meilleur copain par un concours de circonstances : depuis son enfance, il n’avait eu de contact qu’avec un clavier, et c’était donc le seul et meilleur moyen pour lui d’extérioriser l’immense répertoire qu’il avait en tête. Face à ses camarades qui passaient des heures sur leur clavier à aiguiser leur souplesse et leur virtuosité, Glenn Gould restait perplexe ; son entraînement s’arrêtait à la seule lecture mentale de la musique. Avec ça, c’est facile d’écrire une fugue.

Anne-Gaëlle Martin