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Les jeux vidéo, c’est comme les gens…

Ctrl+Alt+Create. expérience vidéoludique du XXIème siècle (épisode IV)

[Lire épisode III ici]

Les jeux vidéo, c’est comme les gens… les plus beaux ne sont pas forcément les plus intelligents. Sagesse populaire geek.

Bonjour à tous pour ce quatrième article de la rubrique Culture numérique, dans la série des Ctrl + Alt + Create !

La semaine dernière, nous prenions la pilule rouge pour explorer les premiers rouages de l’intérieur d’un jeu vidéo. Aujourd’hui, nous allons garder la pilule bleue et rêver encore. Partons réenchanter le monde.

[caption id="attachment_1271" align="aligncenter" width="640"] Image de Journey, du studio Thatgamecompany. Alors, émus ?[/caption]

Les jeux vidéo ne cessent de repousser les limites en matière de réalisme dans les univers modélisés. Chaque nouvelle génération de processeurs, de cartes graphiques, de mémoire vive, amène une plus grande capacité de calcul, permet de simuler plus d’éléments, et nous rapproche du réel. Mais cela implique plus de travail, de temps, et d’argent à fournir pour les développeurs. Cela se fait donc parfois au détriment du développement du Gameplay et du Scénario ; et ainsi des joueurs qui se sentent lésés en s’ennuyant devant une vitrine technologique, belle et ennuyeuse. Pour beaucoup de joueurs, les graphismes sont des paillettes : jolies sur le coup, mais qui disparaissent rapidement au cours de la soirée lorsque les choses deviennent sérieuses.

Je ne suis pas de ceux qui pensent que les graphismes ne sont pas importants. L’identité visuelle d’un jeu est un catalyseur d’émotion. Avec certaines nuances.

La principale étant qu’avant, les jeux étaient objectivement moches (du moins, simples), et on ne s’amusait pas moins. Prenons les premiers jeux 8-bits, Pong ou Space Invaders : trois rectangles colorés suffisaient à créer un univers. Remercions notre cerveau, l’imagination humaine est le meilleur moteur graphique jamais inventé. Par exemple, Mario : au tout début, les premiers opus vous montraient une image en plein écran du célèbre plombier moustachu, assez détaillée. Ensuite, le personnage que vous dirigiez se résumait en gros à six pixels : un marron pour les bottes, deux rouges pour le pantalon et la casquette, etc. Mais vous n’aviez pourtant aucun problème à jouer avec le « personnage » : votre cerveau reconstituait, imaginait le reste. C’est le même mécanisme qui est à l’œuvre lorsqu’on vous montre un texte où on a effacé volontairement la moitié supérieure des lettres. Vous arrivez tout de même à le lire parce que vous reconstituez naturellement la partie manquante. C’est pourquoi les graphismes des anciens jeux vidéo n’ont jamais été un obstacle à leur popularité : qu’importe la pauvre qualité de ce que vous avez devant les yeux, le pouvoir de l’imagination est infiniment plus créatif que ce que le jeu pourrait vous offrir. Si la mécanique du jeu est efficace, trois petits carrés jaunes suffisent à créer un vaisseau spatial dans votre esprit.

Mais les machines ont évolué. Les jeux vidéo sont une industrie et la rentabilité une donnée à prendre en compte. La Loi de Moore (qui stipule que les machines doublent leur puissance pour un même prix tous les 18 mois) a créé une spirale d’évolution positive : les graphismes sont non seulement devenus un argument de vente, mais surtout un argument de reconnaissance. Le grand public s’émerveille progressivement devant ce que l’être humain est capable de recréer virtuellement, chaque jeu qui présentait une réelle avancée visuelle était sûr d’acquérir une notoriété. Encore aujourd’hui, un jeu se distinguant visuellement de la concurrence a de bonnes chances d’avoir bonne presse avant sa sortie, et les premiers tests.

La situation n’est pas vraiment différente de celle que l’on peut observer au cinéma. Certains studios, lorsqu’ils créent des jeux en 3D et réalistes, sont forcés – à l’instar des blockbusters- de miser en partie leur rentabilité sur le rendu visuel. C’est leur meilleur moyen de se distinguer de la concurrence, lorsque l’on crée un jeu reposant sur des mécanismes de jeu courants (les jeux de tir notamment). A tort ou à raison, les éditeurs pensent qu’un jeu « moyennement beau » selon les standards actuels se vendra moins bien. Ce n’est pas complètement faux : une génération de joueur découvre actuellement les jeux vidéo (80% des 11-13 ans en France ont une console, et de plus en plus d’adultes jouent), et est friande de beauté visuelle. Les joueurs les plus expérimentés ont, eux, tendance à y accorder moins d’importance, au profit de l’expérience en elle-même. Il faut dire qu’ils ont grandi à bonne école : nombreuses furent les déceptions de ces dix dernières années, avec des jeux vidéo certes beaux, mais dont le gameplay et le scénario étaient si mal pensés, ou juste ennuyeux, que personne ne s’en rappelle aujourd’hui.

Comment dès lors résumer l’épineuse question de l’importance des graphismes et de l’identité visuelle d’un jeu ?

Ils sont tout de même la première impression que le joueur reçoit, le premier stimulus. Ils ont donc leur importance : avant même que le joueur ait commencé l’action de jouer, ils peuvent le projeter dans un univers, qui va rester ensuite pour tout le temps de jeu. Ils créent une ambiance. Ou au contraire, peuvent complètement manquer leur effet. La série des Heroes of Might and Magic fut à ce titre une série qui m’a marqué, notamment l’épisode III, par son design. Les développeurs avaient su créer une réelle identité visuelle :

[caption id="attachment_1272" align="aligncenter" width="640"] Heroes III, du studio New World Computing[/caption]

Le jeu reposait sur un mécanisme de « tour par tour » (chaque joueur joue l’un après l’autre, comme sur les jeux de plateaux), et était d’une richesse de gameplay rare, tant le nombre de situations possibles était grand, tant l’univers créé était varié. Mais à côté de cette mécanique de jeu efficace, le coup de génie provenait des graphismes « peints à la main ». Il est possible que celui-ci n’ait même pas été volontaire : les conditions matérielles de l’époque rendaient sûrement la réalisation d’un jeu 3D de cette envergure impossible. Mais ces graphismes correspondaient en fait parfaitement à l’univers du jeu ! Vous deviez dans celui-ci faire prospérer votre Château,  engager des héros pour diriger des armées de créatures fantastiques, partir à la conquête de la carte, de ses richesses et de ses trésors magiques, tout en prenant garde aux autres joueurs. Un univers imaginaire épique, où chaque nouvelle partie implique de découvrir la carte (assombrie en début du jeu) dans une quête fantastique, comme celles des contes légendaires. L’identité visuelle du jeu vous donnait alors l’impression d’être projetés dans un tableau, à la fois réaliste et enfantin, mature et onirique, vous immergeant immédiatement dans une œuvre d’Art gigantesque et dynamique. Plutôt que de cherche à recréer la réalité, avec de la 3D, les développeurs ont choisi de voguer sur l’imaginaire de la peinture et tout ce qu’il évoque chez chacun, cette mythologie ancienne et mystérieuse. Sorti en 1999, l’ambiance du jeu n’a pas pris une ride aujourd’hui.

Avec la sortie de l’opus IV, ce fut le drame. Les développeurs s’étaient décidés à passer à la 3D.

Tout à coup, le charme du jeu disparut. Le joueur ne jouait plus sur une peinture, mais dans un univers 3D, se prétendant donc réaliste plutôt que symbolique. Tout à coup, les créatures n’étaient plus vraiment fantastiques, les châteaux plus vraiment impressionnants, les trésors plus vraiment attrayants. Faire basculer le joueur dans le réel revint à se tirer une balle dans le pied, et la série n’a plus jamais laissé une trace aussi importante dans l’esprit des joueurs, comparé au temps des premiers opus. Alors que mon envie de jouer au III est resté intacte l’été dernier, je n’ai jamais pu m’intéresser aux nouveaux. Le jeu avait perdu son âme.

Les graphismes ont donc une importance certaine : ils ont le pouvoir de faire rentrer le joueur dans l’univers du jeu. Mais ils ne peuvent pas non plus transformer un mauvais jeu en un bon. Si la mécanique du jeu n’avait pas été aussi bien huilée sur Heroes III, il n’aurait pas eu autant de succès. Ce n’est pas tout que de faire rentrer le joueur dans cet univers, il faut également l’y faire rester ! Et cela, seul le Gameplay peut le faire. C’est pourquoi tant de joueurs se plaignent d’une bonne partie des jeux actuels, qui se concentrent trop sur cet aspect visuel, en sacrifiant les temps de réflexion et de développement sur le gameplay, souvent bien peu novateur voire mauvais et frustrant dans le pire des cas.

Ce n’est qu’en supplément d’un gameplay efficace qu’ils ajoutent une émotion, une stimulation de l’imagination, une âme à un univers. Alors, et alors seulement, la beauté visuelle, l’ambiance, fut-elle vidéo ludique, peut disposer d’un grand pouvoir émotionnel. En jouant au fil des années, j’ai visité l’espace, j’ai vu brûler des villes, mourir des gens. J’ai vu Gaïa escalader le mont Olympe, visité les neuf cercles de l’enfer de Dante, et débarqué sur les plages de Normandie. J’ai vu la Terre exploser, j’ai marché 20 000 lieues sous les mers, et j’ai même fait un bref passage sur la Lune. Certes, cette émotion n’a existé que parce que j’ai pris plaisir à évoluer dans une matrice de règle si efficace qu’elle se fait invisible, sans heurts ni frustration. Mais dans ce cadre, être pour un temps un « spectateur amélioré » (car mobile et libre de regarder où il l’entend) a pu recréer ce plaisir autre, cette sentiment de la contemplation. Certains instants furent de vraies œuvres d’art.

Par exemple, la débauche de sauvagerie présente dans God of War III, alimentée par un gameplay très nerveux et efficace, est véritablement devenue artistique grâce au soin des développeurs apporté aux gerbes de sang, à la violence des coups portés par l’antihéros Kratos, à la taille impressionnante et au design des ennemis, de l’univers, etc. A ce niveau de maîtrise, le gore devient Tarantinesque, et la violence esthétiquement fascinante, comme sur n’importe quel autre support artistique.

[caption id="attachment_1274" align="aligncenter" width="640"] God of War III, développé par Sony, studio Santa Monica.
Mais pourquoi est-il si méchant ?[/caption]

Des choix artistiques sûrs et une gameplay efficace, la recette miracle pour créer une ambiance, une âme ?

Et pourtant, parfois, cela ne suffit pas. Certains jeux furent de véritables merveilles graphiques, comme Crysis, et avaient un gameplay bien construit. Pourtant, ils ne laissèrent pas un souvenir impérissable aux joueurs. L’alchimie a raté, l’envie de relancer une partie et de replonger dans l’univers ne s’est pas faite sentir malgré l’impressionnant réalisme du jeu.

[caption id="attachment_1275" align="aligncenter" width="640"] Crysis, du studio Crytek.
C’est beau. Bon, on s’casse ?[/caption] [caption id="attachment_1276" align="aligncenter" width="640"] Ceci n’est pas une pip… la vie réelle, pardon[/caption]

Parfois, et c’est la difficulté de toute création, il a juste manqué à cet univers une touche bien personnelle. Ici, le réalisme pur n’a pas créé d’identité, d’ambiance dans le jeu. Le joueur ne s’est pas approprié ce monde, et n’a pas pu développer de sentiment d’appartenance. Dès lors, il n’a pas eu envie de l’explorer outre mesure. Il y reste un étranger, sans intérêt particulier pour ce qu’il a sous les yeux. Et l’aventure s’arrête, sans que l’alchimie ait fonctionné.

Tout le paradoxe de la question des graphismes, de l’ambiance et de l’âme d’un jeu, c’est que ce que ce jeu n’a pas réussi à faire malgré des graphismes magnifiques, d’autres le peuvent avec moyens bien plus simples. C’est le cas de …

Limbo : Dans ce jeu, les graphismes sont un vrai pari esthétique. En 2D, tout le jeu est en noir et blanc. Le décor est flou, et sombre. Des silhouettes d’arbres, plus ou moins éloignées, la silhouette des brins d’herbe, quelques corbeaux. Seuls les deux yeux blancs de votre petit personnage semblent redonner un peu de vie à l’environnement. Les différents univers traversés, tantôt urbains, tantôt ruraux, sont déserts. Excepté de rares apparitions, qui seront toujours vos ennemis. De cette dominante de couleur noire, il résulte un sentiment de solitude un peu oppressant, qui vous attache lui aussi à cet enfant perdu, vous donne envie de comprendre. La violence des pièges auquel il doit échapper, la mort omniprésente renforcent cette impression. Vous êtes seuls, complètement seuls dans un univers dont il vous faut sortir. Mais pas en fermant le jeu et en éteignant votre ordinateur. En finissant l’aventure.

Machinarium : Beaucoup plus coloré, l’aventure de ce petit robot sympathique arbore un design presque enfantin. Son torse qui s’allonge en l’obligeant à marcher à petit pas serrés, ses yeux qui divergent un peu et son petit gabarit le privent de tout sérieux. L’univers est peint à la main, bon enfant, la mort n’y existe pas. Ces graphismes renforcent l’absence de scénario, par leur légèreté, laissant le joueur libre de se concentrer sur les énigmes. Sa simple richesse est basée sur la foule de petits détails qui peuplent la cité robotique : des inscriptions étranges à la rouille sur les murs en passant par le chara-design (conception artistique des différents personnages du jeu) diversifié et toujours amusant des différents robots. Sans qu’il y ait besoin de l’énoncer, on ressent le paradoxe de cette cité quasi-fantôme. La ville semble à la fois pleine de vie et immobile. L’herbe reprend ses droits. Tandis que certains petits robots continuent de nettoyer mécaniquement les sols, d’autres s’affairent à des tâches inutiles en grinçant régulièrement. Le tout fleure bon un automatisme désuet et inutile, comme si les aiguilles de l’horloge du temps allaient ralentir, puis s’arrêter. Seul votre héros conserve de l’énergie, pour sauver sa princesse, l’emmener au loin. En vous faisant résoudre des énigmes.

Qu’est-ce qui fait l’âme d’un jeu vidéo ? Je ne sais pas. On remarque très vite son absence, on ne peut que la percevoir lorsqu’elle est présente, prégnante, et analyser pourquoi, cette fois-ci, l’alchimie étrange a fonctionné. Je sais simplement que lorsque je relance Bioshock*, que je nage jusqu’à ce phare étrange au milieu de la mer, et que les portes de la cité de Rapture se referment derrière mon dos, je me sens chez moi.

 Ivan Zucchelli 

* lire épisode II

3 Commentaires

  • Posté le 10 May 2012 à 11:59 | Permalien

    Encore une fois, superbe article, cependant, c’est dans le 5e opus des Heroes of Might and Magic que la 3D est arrivée. D’ailleurs l’image que vous montrez provient du V. Le IV, pourtant excellent est surtout décrié de par le fait que les héros s’intègrent au combat, et qu’on peut en créer un à tout bout de champ.

  • Posté le 10 May 2012 à 15:36 | Permalien

    Effectivement, en me relisant, il me semblait bien que le graphisme était trop propre pour le IV. Ceci dit, et je ne donne que mon avis, la rupture a bien opéré au niveau du 4 ( http://www.jeuxvideo.com/screenshots/images/00006/00006203_005.htm ). C’est une sorte de semi-3D, à vrai dire, très moche.
    Je me rappelle effectivement avoir joué un peu plus au 4 qu’au 5, et également avoir détesté ce système de héros dynamiques. 🙂

    • Posté le 10 May 2012 à 17:59 | Permalien

      C’est vrai qu’on était déjà loin du 3, mais ça ne m’a pas empêché de faire de bonnes parties (contrairement au 5, ou rien que le graphisme me repoussait). De mon côté, j’ai assez apprécié le concept de héros dynamique, mais c’est surtout la profusion de héros qui nuisait complètement au gameplay, 10 héros sur une map par équipe, ça vire tout de suite au n’importe quoi.