PROFONDEURCHAMPS

Des femmes et des lieux

A propos de La Terre outragée, de Michale Boganim, et de Barbara, de Christian Petzold.

[caption id="attachment_1539" align="aligncenter" width="640"] Olga Kurylenko, Anya sur la rivière Tchernobyl[/caption]

Drôle d’idée de rapprocher ces deux films singuliers ? Quels points communs entre Anya de Tchernobyl et Barbara de la Baltique ?

A première vue, chacune sa route.
Résumons brièvement, vous retrouverez les synopsis détaillés dans la presse.
Ce printemps de 1986, Anya mène une vie tranquille près de Chernobyl et se marie le jour de la catastrophe nucléaire. Son jeune époux, pompier, meurt dans la lutte contre l’incendie. Pour elle, comme pour les 50 000 habitants de Pripiat, c’est l’incompréhension, le deuil, et l’évacuation. On la retrouve après une ellipse de dix ans, guide d’un tourisme morbide et voyeur dans le secteur de la centrale.
Barbara était chirugien-pédiatre à Berlin est. Soupçonnée de vouloir passer à l’Ouest, elle a été mutée par les autorités au fin fond de l’Allemagne de l’est, dans une petite clinique. De là, elle continue de préparer son évasion vers le Danemark. On est en 1980.
 Nina Hoss, Barbara

J’ai deux amours

Elles pourraient être plus mal loties. Anya et Barbara sont belles et aimées. Elles ont deux terres, dans leur vie. Et deux hommes, sincères, bienveillants. L’un leur propose un nouveau départ, dans le monde libre. Et le second n’a rien à offrir, que lui-même, ici, maintenant. Dans la ville où elle vit depuis l’évacuation, Anya fréquente Patrick, un Français qui veut l’épouser et la ramener dans son pays. Mais quand elle retourne à Pripiat pour les visites guidées, elle retrouve en secret un ami d’autrefois devenu amant, qui tente de la garder sur le lieu de leur jeunesse, dans une maison abandonnée qu’il retape, bravant la radioactivité.
Barbara aime Jörg, qui use de tout son pouvoir d’homme visiblement bien introduit pour lui procurer les moyens de fuir RDA, dont elle a semble-t-il connu les geôles. Doté d’un mystérieux passe-droit qui lui permet de circuler d’est en ouest, il incarne la liberté, la terre promise. Sauf qu’ici, dans ce bourg paumé, il y a aussi André, qui dirige la clinique où travaille Barbara. Un bel homme chaleureux dédié à ses patients, qui tombe amoureux d’elle et tente de percer le mur dont elle s’est entourée. Barbara a beau le traiter comme un élément du décor, il prend peu à peu une consistance, une densité qui la désarçonnent et perturbent ses plans.
Chacune à leur façon, les deux femmes vivent ce clivage. Entre deux terres, deux hommes, deux mondes. Et les deux films, profondément originaux, progressent sur cette tension.
 .
Voyage voyage
 .
Il y a donc ces pays qu’il faudrait quitter. Ce n’est pas un hasard s’il s’agit de régimes communistes. Des régimes d’oppression qui, entre autres, déplacent les gens de force. Les deux femmes vivent désormais dans un lieu imposé par l’Etat. Anya loin de Pripiat. Barbara loin de Berlin. Exilées à l’intérieur de leur propre pays. D’ailleurs elles sont en transit. Barbara parce qu’elle est entièrement tournée vers son projet de départ. Nina Hoss joue magistralement cette femme seule, déterminée, enfermée dans son secret. Elle ne s’installe pas, ne personnalise pas son appartement, ne s’implique dans rien. Sauf dans son travail où elle excelle. La ville où elle réside n’a pas de nom. Celle où vit Anya n’aurait guère plus de réalité si elle n’y retrouvait sa mère.
Arrachée à Pripiat, Anya est coupée d’elle-même. Elle vit dans une indicible nostalgie, un mal du pays d’autant plus douloureux qu’elle retourne là-bas tous les quinze jours malgré le danger. Pripiat est devenu un musée. Une zone morte à visiter, entre fascination et répulsion. Le paradis –car c’en était un pour Anya- est perdu.
En revanche pas de regret chez Barbara, pas de sentimentalisme. Pas de déracinement. Simplement il n’y a plus de vie privée possible. Aucun endroit sûr. Pas plus son appartement que son corps, tous deux régulièrement fouillés. Rien n’est à soi, même soi.

 

En transit, les deux femmes sont aussi constamment en mouvement. Pas moyen de se poser. Bus, train, vélo… les transports participent au sentiment qu’aucun repos n’est possible. Anya fait des allers-retours. Entre sa ville d’adoption et Pripiat. Entre le présent et le passé. Le temps prend des allures de balancier pour finalement tourner à vide, comme sont vides de leur substance les mots « Voyage voyage » de Desireless, chantés dans un bar par une Anya désenchantée.

Limpides pour elle, les trajets de Barbara nous sont illisibles. Il s’agit même de les brouiller, comme on brouille des pistes, à coup de détours. Mais où va-t-elle donc ? Et pour quoi faire ? L’angoisse monte au gré des petites routes, sentiers, lisières de voies ferrées. Seule avec son panier en pleine forêt, voilà Barbara en petit Chaperon Rouge, en héroïne de contes germaniques. Et puis il y a ce vent, violent, incessant, qui chahute les perceptions et crée une inquiétante étrangeté. Loin du traitement habituel des pays de l’est forcément gris et tristes, la photo magnifie une nature sauvage, intense, résistant à la RDA et à sa dictature, miroir de l’héroïne.
Moins lyrique, plus bucolique, mais tout aussi insolite pour le spectateur, la nature de Pripiat avant l’outrage avait aussi son charme rural avec sa rivière, ses bosquets, ses parties de pêche, ses pique-niques. Michale Boganim réussit à en traduire l’atmosphère paisible et insouciante, un brin pittoresque, malgré l’ombre incongrue de la centrale. Une des plus belles images du film vient pourtant de la seconde partie du film, dix ans plus tard : une volée de chevaux au galop dans les rues de Pripiat, sous les yeux médusés des touristes, aux prises avec une pensée difficile à articuler. Comment la radioactivité peut-elle conduire à la fois à ce déploiement de vie sauvage et à la mort de l’homme ? Dès lors, il devient extrêmement tentant de se fier aux apparences. La nature ne ment jamais, si ? Ce danger qu’on ne voit pas est-il réel ?

Dans l’ombre
 .
Invisible, le danger l’est dans les deux films. Une des forces de la Terre outragée, c’est de passer « l’accident » de la centrale sous silence, ou presque. Et d’en montrer très peu d’images. Comme l’ont fait à l’époque les autorités, n’évacuant la population qu’au bout de trente heures, sans un mot. L’horreur est en creux. La réalisatrice procède par envoi de signes. Les feuilles roussies, les poissons morts à la surface de la rivière, les arbres flétris. La pluie noire. Jamais ces signes ne sont questionnés, interprétés. Comme jamais rien ne peut l’être dans un régime comme celui-là. Même dix ans après, aucune critique n’est formulée. Comment se révolter alors que comble de l’ironie, la centrale continue d’être, d’une autre façon, le gagne-pain de la population ?
Le danger qui guette Barbara est à la fois omniprésent et diffus. Là non plus, jamais nommé. Toute la subtilité, merveilleusement construite par Christian Petzold, c’est que de ce danger, on voit surtout ce qu’il suscite : la peur. Jusqu’à la paranoïa. Qui vous observe dans l’ombre, avant de vous dénoncer ? Si la première scène fait de nous des espions de Barbara, à travers le regard d’André, par une fenêtre, on passe peu à peu à une vision plus subjective. C’est nous qui sommes guettés, partout, dans une atmosphère oppressante. Et voilà que chaque arbre, chaque coin de rue, chaque personne même, peut dissimuler une paire d’yeux qui fera basculer notre vie. Nous voici spectateurs d’un film sur le regard qui fait de nous des acteurs fuyant les regards. Vertigineux et virtuose !
 .
La vraie vie est ailleurs. Ou pas.
 .
D’un côté le pays natal, terrifiant mais familier. De l’autre l’avenir, à l’étranger, plein de promesses, mais obligeant à tout quitter. Peut-on encore être heureux quelque part ? Quel choix opérer ?
Celui de Barbara est assumé, sans une once de mièvrerie. Dans un pays où la liberté est limitée, elle parvient à exercer la sienne. Et à trouver vraiment son identité. Le choix d’Anya, en forme de destin, est plus désespéré. « Le passé est un pays étranger qui ne quitte pas », dit-elle. Où se trouve la vraie vie ? Ici… Ailleurs… et parfois nulle part.
 .
 .
Catherine Rosane