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Claude Lanzmann: explication de soi

« A masterpiece » Le Point, « a masterpiece » der Spiegel, « a masterpiece » Frankfurter Allgemeine Zeitung. La récente publication en anglais du Lièvre de Patagonie ne fait pas dans la demi-mesure. Faut-il y voir un hommage convenu au réalisateur de Shoah, œuvre monumentale, témoignage incroyablement précieux sur la grande tragédie européenne, que personne n’osa approcher de si près (à part peut-être Raul Hilberg) ? Ou bien le Lièvre a-t-il les qualités qui lui confèrent le rang supérieur de chef d’œuvre littéraire et lui assurent une longévité au-delà des générations présentes?

Certes on ne s’ennuie pas un seul instant au cours de ces sept cents pages, et les férus d’histoire se délecteront d’anecdotes stupéfiantes  mettant en scène de grands noms tels Sartre et Beauvoir, Deleuze, Fanon, Mao, Nasser, Ben Gourion, etc. Claude Lanzmann  s’y révèle –ou plutôt s’y confirme – homme de caractère, intrépide, obstiné, dont la vie est en soi un objet digne d’intérêt. C’est toutefois la rencontre du talent narratif et du questionnement philosophique qui expliquent la puissance du Lièvre. Lanzmann n’a eu de cesse, au fil de ses reportages de pratiquer la maïeutique avec ses interlocuteurs : pourquoi tuer ? Pourquoi lutter contre la mort ? Quelle vie peut-on envisager après l’horreur ? Ses questions, il finit par se les poser. Il se raconte, il s’explique. Comment Claude Lanzmann est-il devenu Claude Lanzmann, et comment le reste-t-il, plus que jamais, au crépuscule de sa vie? On évoquera ici trois lignes de force qui parcourent la vie de Lanzmann et qui font courir le Lièvre : l’instinct de survie, la béance du désir et la soif de vérité.

Survie

Faisant abstraction de son enfance –que l’on comprend normalement heureuse –  l’auteur nous plonge très vite dans les abymes de la Seconde guerre mondiale et la proximité de la mort. En 1939, Lanzmann a quatorze ans et a déjà connu l’antisémitisme dans un lycée parisien. Son père l’emmène, lui, son frère et sa sÅ“ur, à Brioude en Haute-Loire. Devant le resserrement progressif de l’étau autour des Juifs français, la famille passe outre la loi de 1941 imposant le port d’une carte d’identité marqué du « sceau scélérat ». Le père établit des faux papiers, organise des patrouilles anti-rafles, puis devient, à l’insu de son fils, chef départemental des MUR. EN 1943, Claude entre comme interne en hypokhâgne au lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. Membre, à l’insu de son père, des Jeunesses Communistes, il y dirige un réseau dont la principale tâche consiste à réceptionner des armes en gare de Clermont. Avec sa partenaire Hélène, juive elle-aussi, ils se travestissent, simulent une romance, échangent des valises, assistent impassibles à l’arrestation foudroyante d’autres résistants à la descente du train. Le Gestapo le manque de peu.

Père et fils finissent par tout se dire tout sur leurs activités respectives, ce qui conduit les MUR à proposer formellement aux jeunes communistes de rejoindre le maquis de la Margeride début 1944. Dans l’attente du Débarquement, la Résistance s’organise pour empêcher la remontée des divisions allemandes vers le Nord. Aval et félicitations du Parti Communiste au jeune Lanzmann, qui emmène une quarantaine de lycéens se préparer à la montrée au maquis sous les ordres d’un châtelain gaulliste. Très vite, le Parti lui intime l’ordre de rompre le contrat, de s’emparer des armes livrées et de rejoindre le maquis FTP de la Chaise-Dieu. Le refus catégorique de Lanzmann de trahir son père et la parole donnée lui vaut une condamnation à mort (elle sera annulée après la guerre). L’auteur fait sien les mots d’Albert Camus : « je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice ».

Troisième volet de cet épisode de résistance, le récit d’une embuscade « véritable, paradigmatique, eidétique même ».  Une convoi allemand remonte d’Aurillac vers Saint-Flour et s’apprête à franchir le tunnel du Lioran. Le groupe de résistants est tapi au-dessus des lacets de la route. Le lecteur se prépare lui-aussi, tenu en haleine, quand soudain : « Quelle émotion ! Nous les entendîmes avant de les voir : le premier camion surgit lentement d’un virage comme une apparition, et nous eûmes tout le loisir de l’observer, débâché, avec une plate-forme à quatre bancs, les soldats casqués se faisant vis-à-vis… ». S’ensuit le carnage que l’on imagine, les Allemands finissant par répondre et tuer de nombreux résistants. Faut-il aller chercher les morts et les blessés ? « La pente tout entière était un nid de guêpes mortel. J’aurais dû y aller moi aussi, j’ai hésité une seconde, une seconde de trop, j’ai eu peur, je ne l’ai pas fait ».

A la lecture de ces premiers épisodes, le chapitre introductif du Lièvre prend tout son sens. Plutôt que d’entamer son récit, Claude Lanzmann choisit de nous parler de la guillotine et de la peine capitale, la « grande affaire de [sa] vie ». Se référant tour à tour au massacre de Nankin, aux Fusilamientos de Goya, à la décapitation d’Hans et Sophie Scholl, et aux mises à mort perpétrées selon la loi islamique, l’auteur nous confie être hanté par l’effroi qui se lit sur le visage des condamnés. On pense aux Réflexions sur la guillotine d’Albert Camus. « On aura compris que j’aime la vie à la folie, et que proche de la quitter, je l’aime plus encore (…) je sais par contre que cette vie si déraisonnablement aimée aura été empoisonnée  par une crainte de même hauteur, celle de me conduire lâchement si je devais la perdre en une des sinistres occurrences que j’ai décrites plus haut. Combien de fois me suis-je interrogé sur l’attitude qui aurait été la mienne devant la torture ? »

Cette lucidité sur soi-même conduit Lanzmann à rendre hommage aux Juifs enrôlés dans le Sonderkommando d’Auschwitz, « nobles figures, fossoyeurs de leur peuple, héros et martyrs tout à la fois ». Ainsi Philip Müller, l’un des héros de Shoah : « ‘Je voulais vivre, vivre à toute force, une minute de plus, un jour de plus, un mois de plus. Comprenez-vous : vivre’. Comme je le comprenais ! ». Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés, pourquoi ont-ils accepté la sale besogne ? Salmen Lewental, un autre rescapé : « La vérité est qu’on veut vivre à n’importe quel prix, on veut vivre parce qu’on vit, parce que le monde entier vit. Il n’y a que la vie… ». Lanzmann conclut : « Non mes frères, vous n’étiez pas, je vous le dis, les cadets de l’Ecole de cavalerie de Saumur en 1940, capables de mourir hégéliennement pour l’honneur et la guerre des consciences, vous haïssez la mort et, en son royaume, vous avez sanctifié la vie ».

Désir

L’amour de la vie chez Lanzmann se manifeste par une sensualité suintante, une promesse de plaisir jamais déçue qui prend racine au cours de cette jeunesse tumultueuse. La nature éclatante et généreuse est une première forme que la narration très visuelle offre à la contemplation du lecteur. Evoquant l’Auvergne septentrionale et des vacances à Saint-Chély d’Apcher, Lanzmann se souvient de la pêche à la mouche « dans les étroites et serpentines rivières à truites des hauts plateaux de l’Aubrac ». Au maquis, loin de la civilisation : « Nous vivions tous ensemble dans des burons d’altitude, cabanes de berger où murissait, sur des claies, le cantal, fromage délicieux dont nous nous gavions et qui, avec des steaks de vaches fraîchement tuées, constituait notre unique nourriture ». Passée la dernière embuscade, « jamais le ciel, la nature, le bruissement de l’eau des ruisseaux d’altitude ne me parurent aussi précieux qu’à cet instant là. »

On retrouve cet amour des paysages vingt ans plus tard, quand Lanzmann commence à pratiquer la montagne en compagnie de Simone de Beauvoir.  Certes, la vision des deux intellectuels mal-équipés et à la merci des éléments est plus hilarante que troublante. Mais ces premières sorties représentent pour Lanzmann une rencontre : « La haute montagne désormais m’habitait et j’en ai, tout le reste de ma vie, rendu grâce au Castor ». Vue de la chambre de l’Hôtel du Mont Rose : « la haute pyramide tourmentée du Cervin, roide et jet de pierre qui semble vouloir éventrer le ciel, mais dévie de sa ligne et se tord en son dernier tiers, comme si, à l’instar du seppuku japonais dans sa phase ultime, il lui fallait aussi le déchirer d’une griffure terminale. »

Sans surprise, les femmes sont l’autre grande affaire de la vie de Claude Lanzmann. Le narrateur raconte avec précision l’émoi suscité, à quinze ans, par l’écho du coït quotidien pratiqué par les locataires de son père à l’étage supérieur de la maison de Brioude. La jeune femme regagnait systématiquement sa chambre « à peine vêtue d’une translucide nuisette » : « J’ai imaginé  (…) tous les viols possibles de la demoiselle, élaboré des plans très méticuleux, avec ou sans la complicité et l’aide fraternelles. Je confesse avoir failli passer à l’acte et même avoir pénétré dans sa chambre pendant son sommeil ». L’apprentissage ne se fera qu’après la montée à Paris, à la Libération. Flanqué de Jean Cau, Lanzmann arpente les Champs-Elysées pour un flirt, un regard. « Nous n’avions pas d’argent ou si peu, il fallait suppléer à ce manque par la parole, une étourdissante parole, afin d’étourdir littéralement l’objet du désir ».

Son truculent beau-père Monny de Boully, poète fréquentant Cocteau, Elauard, Aragon, Ponge, le met dans les pattes d’Elise, une grande bourgeoise du XVIe arrondissement : « Je vous présente Claude, mon beau-fils, un garçon génial, interne au Lycée Louis-le-Grand, qui revient de la guerre ». S’ensuit une relation de plusieurs mois, l’amour se consommant tantôt à Longchamps, tantôt en chambre de bonne. « Vous êtes beau, Claude, vous êtes beau, oh Claude vous êtes beau », soupire énigmatiquement la bourgeoise pendant les ébats. Un matin, constatant l’absence de désir de son amant, Elise grimace : « vous n’êtes plus beau, Claude ». Conclusion implacable : « Ainsi la beauté était turgescence, détumescence la non-beauté, tel est l’idéalisme. »

La sensualité cristallisant en terrain hostile, Pyongyang et la sinistre Corée du Nord sont le théâtre d’un épisode aussi bref qu’intense dix ans plus tard. Vingt pages sont consacrées à la quête d’un amour impossible, celui d’une infirmière en uniforme chargée de faire des piqures intramusculaires au visiteur officiel dans sa chambre d’hôtel sous le regard exaspérant des hommes du régime . Au sixième jour, l’infirmière apparaît « elle seule, elle métamorphosée, méconnaissable, elle une autre, vêtue à l’européenne d’une jupe légère et colorée, les seins débridés saillants sous le corsage, nattes escamotées, ramassées en chignon, cheveux bouclés sur le front, la bouche rouge très maquillée, d’une insolente et insolite beauté. (…) Quelque chose va arriver, ne peut pas ne pas arriver, je ne sais pas quoi, je ne sais pas quand ». S’ensuivent des baisers fougueux, une tentative avortée de fuir en barque vers le sud de la ville, les révélations bouleversantes de la jeune femme offrant son sein calciné de napalm à la vue de son kidnappeur, un épique retour à l’hôtel à travers les champs de ruine de Pyongyang.

Vérité

Au crépuscule de sa vie, Claude Lanzmann garde le sentiment de s’incarner dans ce lièvre croisé sur les routes de Patagonie, bondissant d’une « joie sauvage, comme à vingt ans ». Au-delà du désir d’accueillir la vie dans ses manifestations les plus éclatantes et inattendues, son parcours peut se lire comme un hommage à l’existentialisme sartrien: il faut employer sa liberté, il faut s’engager au service de la vérité.

On peut voir dans la résistance du jeune Lanzmann tant un réflexe de survie qu’un choix dicté par une conscience politique en gestation. Au fil de l’action, le regard s’aiguise, la conscience s’épaissit. L’après-guerre est marqué par l’exaltation de la liberté recouvrée. « La liberté neuve, qui se révélait à moi, avait besoin, comme preuve de sa propre existence, d’actes gratuits. Je lisais Gide et Sartre, et en commettre était à mes yeux une obligation intérieure qui sanctionnerait véritablement le passage à l’âge d’homme. » Le narrateur évoque notamment le vol de livres à la librairie PUF place de la Sorbonne, ainsi qu’un épisode cocasse de déguisement en curé, dans l’espoir d’extorquer quelques billets dans les foyers bourgeois.

Très vite, cependant, l’indignation domine. Elle se dirige dans un premier temps contre la permanence de l’antisémitisme au sortir de la guerre. Dès le premier jour de son entrée en khâgne à Louis-le-Grand, en janvier  1945, Lanzmann se heurte à de nombreux co-internes prenant fait et cause pour Brasillach, dont le procès est imminent. « Je compris alors d’emblée, avec un dégoût qui ne m’a peut-être jamais quitté, que le grand vaisseau France avait poursuivi impassiblement sa route, insensible à ce que d’autres éprouvaient comme un désastre,  la destruction de millions de vies et de tout un monde ». Quelques années plus tard, alors lecteur à l’Université libre de Berlin, Lanzmann y tient, à la demande de ses étudiants, un séminaire sur l’antisémitisme. L’armée française lui ordonne de cesser de « faire de la politique ». Le jeune enseignant finit par dénoncer ces empêchements dans la Berliner Zeitung, qui révèle à la même occasion les relations intimes du recteur avec la femme du maréchal Goering. Scandale, et démissions en cascade.

Dans les années 1950, Lanzmann s’engage spontanément aux côtés de Sartre et Beauvoir en soutien des luttes anti-coloniales. Bouleversé par sa rencontre avec Franz Fanon, il demande à être conduit dans le maquis algérien, auprès des troupes du FLN. Il y rencontre en toute clandestinité les futurs chefs d’Etat Boumediene et Bouteflika. Ce dernier semble promettre une coopération rayonnante, une fois l’indépendance acquise, avec Israël dont « les kibboutzim, l’irrigation, l’afforestation, l’amélioration des sols » peuvent être des sources d’inspiration pour la jeune Algérie. Hélas, il n’en sera rien, et le nouvel Etat adoptera une attitude très dure à l’instar de ses voisins arabes.

« Pourquoi Israël ? » Le titre du premier film de Lanzmann est la question que l’auteur s’est posée toute sa vie. De très belles pages évoquent les souvenirs d’un premier voyage en 1952 dans un Etat fragile, aux populations fragmentées, traumatisées, dont les plus éduquées portent en elles une indéfectible nostalgie de l’Europe, de Vienne, du  « monde d’hier » évoqué par Zweig. « La rencontre avec Israël me dévoilait d’un même mouvement irréductiblement Français, et Français par hasard, pas du tout de souche ». Ici Lanzmann nous livre une clé : « Je n’aurais jamais réalisé Pourquoi Israël ou Tsahal si j’avais choisi de vivre là-bas (…). De même je n’aurais jamais pu  consacrer douze années de ma vie à accomplir une oeuvre comme Shoah si j’avais été moi-même déporté. Ce sont là des mystères, ce n’en sont peut-être pas. Il n’y a pas de création véritable sans opacité, le créateur n’a pas à être transparent à soi-même ».

Claude Lanzmann aura donc été tout à la fois témoin privilégié et acteur de l’Histoire. Mais la force de son récit tient à l’empathie et au souci de vérité que l’auteur applique à son personnage, lui-même, après les avoir pratiquées sur tant d’autres. C’est parce qu’il dépeint un homme éperdu de désir, s’accrochant à la vie et à sa beauté, dans la pleine conscience de la mort, que le Lièvre est une lecture éblouissante. Non content d’avoir fait de sa vie un chef d’œuvre, Lanzmann la raconte avec élégance et passion. Cette symphonie alternant mouvements lents et rapides, épisodes solaires et lunaires, évoque le brio jubilatoire avec lequel Agnès Varda mit sa vie en scène dans les Plages d’Agnès il y a deux ans. Ne les enterrons pas trop vite: ils vivent encore.

Renaud Thillaye

2 Commentaires

  • Posté le 1 March 2013 à 10:28 | Permalien

    Excellent article, merci beaucoup : puisqu’il date de juillet 2012, un prolongement intéressant serait l’analyse de ce que je consière comme l’indispensable corollaire du Lièvre : La Tombe du divin plongeur, publié en avril 2012. Pour moi, les “Mémoires” de Lanzmann (même si ce n’en sont pas véritablement) sont vraiment consitituées des deux livres.
    D’autre part, une remarque importante. Vous écrivez ceci :
    « Pourquoi Israël ? » Le titre du premier film de Lanzmann est la question que l’auteur s’est posée toute sa vie.
    Je dis non : Lanzmann insiste sur le fait que justement il n’y a pas de point d’interrogation dans le titre de ce film.
    Enfin, je valide mille fois votre conclusion : Lanzmann vit encore. Plus que jamais, même. Son prochain film, « Le dernier des injustes » (3h43) devrait (c’est le souhait de Lanzmann) être présenté à Cannes.
    Mais je répète : merci pour cet intelligent article, rendant compte d’un très grand livre.

  • Posté le 10 April 2013 à 13:50 | Permalien

    Merci beaucoup Yves, je viens de lire votre commentaire. Je vais jeter un coup d’oeil a la “Tombe du divin plongeur”, je prends note de votre observation concernant “Pourquoi Israel”, et j’attends avec impatience “Le dernier des injustes”!