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Découflé, “Panorama” d’un génie de l’image

L’ère du visuel a eu raison de la danse contemporaine. Du moins, c’est ce qui ressort lorsqu’on a vu Panorama, le nouveau spectacle de Philipe Decouflé. Lui qui a su se faire un nom dès le lancement de sa compagnie DCA en 1983, est aujourd’hui reconnu comme un protagoniste fondamental de la danse contemporaine. Appelé à mettre en scène la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’Albertville en 1992 ou du 50ème festival de Cannes, il travaille aussi pour des clips musicaux, des courts métrages ainsi que dans la publicité.  Son Œuvre globale, tout comme sa nouvelle pièce Panorama, retranscrivent sa fascination pour l’image.

Panorama est un medley de pièces chorégraphiées antérieurement par Decouflé, mais qui sont pour la plupart inédites sur scène.  Loin d’être un « best-of » dépourvu de tout sens artistique, Panorama est une histoire dont les chapitres s’articulent grâce à un danseur-comédien qui narre avec beaucoup d’humour et de finesse les péripéties du spectacle.

C’est donc sur un tapis de scène reproduisant une mosaïque turquoise à mi-chemin entre un parterre grec antique et un dance-floor des 80’s, que le Panorama se développe. Amorcé par un défilé de majorettes grotesques, le spectacle fait s’enchaîner les scènes et les personnages à la manière d’un cirque hilarant, touchant, intriguant, séduisant.

Les effets spéciaux font partie intégrante du spectacle. Ainsi, une surprenante chorégraphie connecte les danseurs à des ombres chinoises projetées derrière eux. Une autre séquence dévoile un solo de danse dans l’obscurité superposée par une projection d’ondes visuelles donnant au danseur une texture de cristal. Ces procédés optiques forment un véritable fil conducteur de l’histoire, qui ancrent son aspect résolument graphique.

Decouflé use de sa maîtrise parfaite de l’effet spécial pour faire rire son public, avec par exemple une chorégraphie stigmatisant les jeux vidéo de combat dans laquelle des danseurs déguisés en personnages tout droit sortis de Tekken (Nintendo Namco, 1994) se battent, guidés par une manette géante, en poussant des cris exacerbés. Ou encore, une séquence durant laquelle le narrateur-comédien parvient à créer l’illusion d’un feu d’artifice en reproduisant les sons en beatbox.

Le chorégraphe guide aussi le public vers l’émoi  artistique, avec beaucoup de justesse. Un danseur au corps malingre, quasiment cacochyme, redessinant les contours de sa chair vient questionner le public sur ses considérations du beau, en le mettant face à la contradiction d’un personnage laid mais terriblement attachant. Dans une autre mesure, un duo d’hommes en robes appelle le public –qui n’a pas su retenir ses rires de malaise ce soir là- à redessiner les contours du genre. Panorama amène donc le spectateur à reconsidérer ses normes de l’esthétisme et de ce que l’image apporte à sa construction de sa réalité.

La performance esthétique est aussi utilisée en tant qu’objet artistique dans un émouvant duo aérien qui connecte deux danseurs par une corde passant à travers une poulie. Ce subterfuge permet un envoûtant jeu de contrepoids où les corps flottent et s’enlacent, défiant la gravité. On reconnaît ici l’inspiration que Decouflé puise dans les arts du cirque (il a beaucoup travaillé avec le cirque du Soleil).

Enfin, ce spectacle aborde le thème de l’étrangeté dans un ballet de bactéries et de microbes. Dans cette séquence, les costumes créent véritablement la chorégraphie en redéfinissant les corps des danseurs et reconstituent l’impression d’être noyé dans un fluide au beau milieu de ces micro-organismes scintillants.

Panorama est donc extrêmement imbibé de l’esprit de l’époque à laquelle ont été créées ses composantes chorégraphiques, et notamment les années 80. Cette ère qui glorifiait l’excentrisme et l’extravagance, à l’heure où la numérisation faisait ses grands débuts, justifie une chorégraphie très spectacularisée, où les battements de jambe et les prouesses de souplesse sont récurrents dans la pièce.
Pourtant les années 80 étaient construites sur un paradoxe. Les grands progrès de la génétique contrastaient avec l’apparition du VIH, la conquête fascinante de l’espace était frustrée par les séquelles de la guerre froide et sa course au nucléaire. Bref, comme le dit le narrateur pour conclure le dernier chapitre de Panorama, le monde est bizarre. Et particulièrement dans les 80’s.

Comme une ode aux années 80, Panorama est finalement un appel  à la diversité. Habitué des fresques sociales, Decouflé joue et déjoue les stéréotypes pour créer un spectacle vivant à la manière d’Alwin Nikolais : les danseurs sont comédiens, les musiciens sont danseurs et tous participent à danser ce que le monde est.

Découflé s’amuse des corps et défie les normes anatomiques de la danse en engageant dans panorama aussi bien un sexagénaire rondouillard qu’un danseur au physique de rugbyman tout droit sorti de l’équipe des All Blacks.

On pourrait reprocher à Panorama de vouloir tout « esthétiser » et que certains moments calmes et épurés du spectacle peuvent apparaître plus hermétiques après des moments très mis en scène. Aussi, la connexion des séquences perd parfois de son sens malgré le fantastique effort du narrateur. Pourtant, Panorama est une création acidulée durant laquelle on ne peut pas s’ennuyer (on resterait presque sur sa faim !), extrêmement graphique, qui ravirait même les plus jeunes et les néophytes.  Bref, Decouflé –à son habitude-, ne déçoit pas  dans ce Panorama poétique et hilarant à la fois.

  Panorama, de Philipe Decouflé, un peu partout en France durant cet été 2012.

 Sylvain Margot