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Enracinés

29 mai 2012 : Raymond Depardon réalise le portrait officiel de François Hollande. On aime ou on n’aime pas. Mais le choix de cet éminent photographe et cinéaste/documentariste français pour photographier notre Président « normal » est symbolique. Depardon a tout filmé, a tout montré : la justice (10e chambre, instants d’audience), la presse (Numéro zéro), le monde politique, les hôpitaux (San Clemente), et pour finir les campagnes françaises. Le Président a décidé de passer devant l’objectif qui a vu passer tant de Français(-es), rendant alors hommage à une réalité et un héritage que d’aucun pensait trouver à une table des Champs Elysées.

L’Approche (2001), Le Quotidien (2005) et La Vie Moderne (2008) seront les volets de la trilogie documentaire « Profils Paysans » dans laquelle Raymond Depardon se lance, à l’orée du XXe siècle.

Il est difficile pour cette trilogie, en particulier pour La Vie Moderne, de parler de documentaires. Il s’agit plutôt, il me semble, de « films de chambre », à l’image de cette bien mélancolique musique, l’Elégie de Gabriel Fauré, que l’on retrouve en ouverture et fermeture des trois chapitres. D’origine paysanne, Raymond Depardon parle parfois de ce rendez-vous manqué avec ses racines, son rejet qui s’est transformé en regret. Choisir l’Elégie, morceau du désespoir amoureux, ne peut alors être anodin, comme si ce monde rural qu’il filme avait aussi été l’objet d’un amour sur le tard, manqué en quelque sorte.

Ce n’est pas seulement la musique, mais aussi la démarche artistique que Depardon emprunte ou plutôt hérite de Fauré, que Jean-Michel Nectoux définit en ces termes « Exprimer les sentiments les plus élevés par les moyens les plus simples pour atteindre, en quelque sorte, la chair nue de l’émotion ».

« Profils Paysans » réunit des prises de vue réalisées sur une dizaine d’années auprès de paysans de moyenne montagne. En somme, nos grands-parents qui nous parlent de leurs fermes. Et pourtant, on ne comprend pas trop pourquoi, mais ça marche, et même très bien. Si l’Approche, bien nommée, nous permet de découvrir (et de voir mourir malheureusement) les protagonistes, ces inconnus bientôt amis de Depardon, le Quotidien parle de la transmission, du devenir du Patrimoine. Le triptyque finit tout en grandeur et tristesse par La Vie Moderne, les adieux à ces silencieux devenus loquaces.

En effet Depardon leur laisse la plus grande liberté possible dans leurs discours, se rendant ainsi probablement le plus grand filmeur de « blancs », après avoir été un des plus grands photographes de « temps morts ». Il enregistre les paroles, mais aussi, et surtout, les silences, caractéristiques de ces paysans et de leurs vies. Si la démarche initiale est de les laisser parler, de leur poser un minimum de questions, Depardon au fil de la trilogie se fait de plus en plus inquisiteur et passe même un court instant devant la caméra. La voix off qui est la sienne, devient un personnage à part entière, et non plus un simple commentateur de documentaire. Il interagit, bouscule.  L’intimisme de ces films culmine alors et n’a que rarement été égalé.

Si Depardon n’arrive jamais à se faire vraiment oublier de « Profils Paysans », c’est bien en tant que photographe.  Son talent irradie chacun de ses plans, majoritairement fixes. La beauté de son triptyque repose en partie sur les enchainements de véritables tableaux de maître : l’intérieur d’une étable, un déjeuner devant la télé, un corps de ferme. Depardon photographe se ressent de plus en plus au cours de la trilogie, en matière de qualité d’image mais aussi de regard objectivant. La Vie Moderne est un ensemble de silences, mais aussi de poses, plus belles les unes que les autres. Ce ne sont plus que de simples instants volés, mais des poses, la caméra devient de plus en plus subjective, et dès lors le film prend une touche plus personnelle.

Le plan fixe n’est pas une nouveauté dans le cinéma de Depardon. Il est omniprésent dans « Profils Paysans »,et quasi-intégral dans L’Approche. Il s’en détache petit à petit notamment pour réaliser les incroyables travellings de La Vie Moderne, sur les routes de Lozère et de Haute Loire. Si son activité de photographe explique en partie cette utilisation du plan fixe, c’est aussi par souci d’objectivité, la volonté d’une caméra invisible. Une caméra en mouvement raconte, narre, décide. La laisser fixe, c’est donner toute la place et l’espace au sujet filmé, aux personnes, qui sont les uniques créateurs d’émotion, la caméra ne créant alors pas d’émotion en elle-même.

 « Profils Paysans » reste un documentaire en ce sens qu’il veut rester au plus proche de la réalité, s’infiltrer dans le réel, sans figures de style. Le plan fixe a la grandeur de prendre de front la réalité, à l’image de ces fermiers et de leur façon de voir la vie. Le plan fixe filme la réalité comme ces fermiers la voient et la conçoivent.

L’absence de mise en scène, la simplicité des décors réels (cours de ferme, cuisines), la prise de son et de lumière directe contribuent à l’intimité et la force de cette trilogie paysanne.

Depardon ne parle pas de profils « paysans » au hasard. La paysannerie n’est pas le monde agricole. Depardon filme le crépuscule d’un monde qui a déjà été oublié, le silence des silencieux. Ces paysans de moyenne montagne qu’on nous montre sont les derniers des paysans, et avec eux mourront les racines et les origines de Depardon, mais aussi les nôtres. Si le deuxième volet de la trilogie laisse croire à une transmission possible de ces fermes, des traditions et donc de ce monde aux jeunes issus d’écoles agricoles (des héritiers naturels personne n’ayant voulu reprendre le flambeau, à juste titre), la Vie Moderne fait mourir ces illusions, certes en beauté. C’est la fin d’un monde qu’on observe, le temps passe et est compté, comme le rappellent à chaque instant les horloges des cuisines. Ces hommes et ces femmes, ces paysans enracinés dans la terre ancestrale qui les a vu naitre et qui les verra mourir font juste partie  d’un monde reclus et solitaire qui ne peut s’accorder avec la vie moderne. Leur immobilité, reflétée en partie par le plan fixe ne peut s’accorder avec le mouvement du monde moderne. Comme le dit Maurice, être paysan ce n’est pas un métier, c’est une passion.

Depardon ne nous offre pas un triptyque passéiste, romantique, magnifiant un mode de vie détruit par le monde moderne. Le célibat forcé, la solitude, le poids du labeur, les difficultés financières structurent visiblement la communauté paysanne. La mort puis l’enterrement de Louis, événement clôturant le premier chapitre préfigure celle du monde qui l’entoure. La musique de Fauré accompagne et rend naturellement ce désarroi emprunt de mélancolie qu’on a à quitter ces paysans et les splendides paysages qui les entourent.

Les travellings d’ouverture et de clôture du triptyque se font écho, à la différence près que le premier ouvre la route alors que le second la ferme. La Vie Moderne jette un dernier regard en arrière sur ce monde en sursis.

« Aujourd’hui je n’ai plus peur de dire mon attachement à la terre des paysans. Apaisé, je retournerai sur les hauts plateaux froids  et les vallées profondes du massif. »  Raymond Depardon, La Terre des paysans

 

 SB