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“La Mort de Sardanapale”, ou le désespoir de Delacroix

Et si l’une des clés de cette œuvre extraordinaire était le déchaînement des passions ? Car c’est ce qu’elle a suscité dès sa présentation au Salon de 1827, et -coïncidence ?- c’est également ce qu’elle met en scène. Même la technique employée bouleversa définitivement les codes de la peinture.

[caption id="attachment_2208" align="aligncenter" width="640"] Delacroix – La Mort de Sardanapale – 1827, Musée du Louvre[/caption]
Guerre de gangs
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Si seulement on pouvait prédire la postérité d’une œuvre au rejet qu’elle suscite à sa sortie, Eugène Delacroix aurait encaissé plus sereinement le flot des critiques qui accueille immédiatement La Mort de Sardanapale. Le scandale est si total que même son ami Hugo ne prend pas sa défense, attendant un an avant de mentionner, dans une lettre privée, que «  Sardanapale est une chose magnifique et si gigantesque qu’elle échappe aux petites vues ».
Scandale, donc. « Quelle œuvre bizarre ! » souligne le Quotidien, « les règles de l’art ont été violées ! » ; c’est une « erreur de peinture », assène l’influent Delécluze dans le Journal des débats ; « c’est l’apothéose de la cruauté » susurre-t-on ailleurs.
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Apothéose… le mot n’est pas lâché par hasard. Cette année-là au Salon, Delacroix voisine avec Ingres, leader du courant rival, qui y présente L’Apothéose d’Homère.
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[caption id="attachment_2209" align="aligncenter" width="600"] Ingres, l’Apothéose d’Homère, 1827, Musée du Louvre[/caption]
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Thème vénérable, dessins ciselés, symétrie parfaite, l’œuvre est saluée. Tout oppose les deux artistes. La conception de la peinture, les sujets, la technique. Car fait rage entre eux une guerre qui ne date pas d’hier : la querelle des coloris. En 1670, Rubens et Poussin sont déjà au cœur d’un débat qui agitera la vie artistique jusqu’au XIXème siècle. D’un côté les néo-classiques, de l’autre, les romantiques. La ligne, la symétrie, le dessin, l’antique, contre la couleur, les contrastes, la lumière, l’énergie. Proclamé chef de file des seconds, Delacroix concentre l’opprobre, comme s’il incarnait un effrayant « relâchement des règles » ouvrant la porte à l’expression d’inavouables passions.
Il faut reconnaître que Delacroix a bien choisi son sujet. D’ailleurs il n’est pas le seul à s’y intéresser : Sardanapale est le héros du grand poète anglais des années 20 Lord Byron, dans un drame intitulé Sardanapalus, traduit en français et probablement lu par Delacroix. Et quelques années plus tard, Berlioz dédiera au roi légendaire une cantate qui lui vaudra le grand prix de Rome. Mais qu’y a-t-il de si fascinant chez ce monarque indomptable et cruel ?
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Femmes, chevaux et chiens
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Son histoire d’abord. Il aurait vécu à Ninive, en Assyrie, au VIème siècle avant Jésus-Christ. Pour des raisons obscures, il fut assiégé, sans espoir de délivrance. Après avoir brûlé sa ville pour priver l’ennemi de ses richesses, Sardanapale décida de se suicider en compagnie de tous ses gens dont sa favorite, Myrrha. « Couché sur un lit superbe, au sommet d’un immense bûcher, Sardanapale donne l’ordre à ses esclaves d’égorger ses femmes, ses pages, jusqu’à ses chevaux et ses chiens favoris : aucun des objets qui avaient servi à ses plaisirs ne devait lui survivre », précise Delacroix, sans doute soucieux de rappeler les fondements historiques d’un sujet aussi controversé. Autre objet de fascination : l’Orient, auquel l’époque prête tout ce qu’elle n’assume pas chez elle -barbarie, passion, sensualité débridée. L’histoire de Sardanapale fonctionne comme un réservoir de possibles pour Delacroix. Elle allie massacre en groupe (propre à une composition dynamique et virtuose) et débordements orientaux – étoffes chatoyantes, matières précieuses, qui offriront à la palette du peintre le jeu de couleurs chaudes et contrastées qu’il recherche.
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Plein la vue
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Virtuose, la composition l’est incontestablement. Vertigineuse, même. Le premier regard prend appui en haut de la diagonale, sur le suzerain allongé. Tout autour règnent violence et confusion. Au bas du lit, une femme se voile la face pour échapper à l’horreur du drame. Plus bas encore, une autre, cambrée, est maintenue par la main ferme d’un homme qui s’apprête à l’égorger. A droite, une troisième s’est pendue à une tenture. Au premier plan, à gauche, un esclave noir tenant un cheval par la bride lui enfonce un poignard dans le cœur. Aux pieds du monarque, Myrrha à demi couchée, ventre sur le lit, chevelure déployée, nuque dégagée, morte sans doute. La perspective est fausse, curieusement inclinée, la scène semble se déverser sur nous, prête à basculer et à nous engloutir. Elle déborde le tableau et se poursuit en dehors. Il n’y a rien à débusquer en profondeur, il y a à se prémunir de tout ce qui nous tombe dessus. Nous sommes les personnages ultimes de la scène. Or le chaos nous ôte nos points de repère. Le sol, invisible, se dérobe, recouvert de tissus, de coussins, d’objets. Il n’y a plus de haut ni de bas, d’intérieur ou d’extérieur. Les corps sont emportés dans des postures contournées, dramatiques. Il y a trop de tout : carafes renversées, bijoux étranges, coupes, fruits, nudité des corps, dans un amoncellement désordonné. Le regard sature, cherche des échappatoires, part de Sardanapale, glisse le long du lit en suivant le chemin de la lumière, descend sur la femme cambrée, puis tourne en spirale en quête d’un espace où respirer. Le rouge semble s’écouler du lit du souverain perse comme une vague sanglante ouvrant le tableau en deux. En haut à droite, la ville en feu pénètre la chambre et la contamine de sa violence, on croirait une descente aux enfers. On imagine des cris, des gémissements, des halètements, sans savoir s’ils émanent des hommes ou des animaux. On est à la fois ébloui et mal à l’aise. Le massacre, la violence y sont évidemment pour quelque chose. Mais pas seulement.
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Renversement
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Car de cette scène se dégage autre chose. Et son point de basculement réside dans Sardanapale en personne. Bravant le titre même du tableau, il est bien vivant. Comme la plupart des personnages. Sans doute la mort va-t-elle venir, mais elle est pour plus tard. Elle est hors du tableau. Le temps déborde, comme l’espace. Le suzerain domine la scène. Résigné, l’air rêveur, le bras replié sous la tête, il est confortablement allongé sur sa couche moelleuse, sur le point, qui sait, de boire à la coupe dorée qu’un esclave tient à sa disposition malgré le tumulte. Est-ce vraiment l’expression d’un homme qui contemple l’assassinat de ses proches et va lui même mourir ? Quelque chose en lui jouit du spectacle. Comme d’un beau tableau. C’est cela, il regarde la scène, et induit ainsi notre regard. Voilà que nous adoptons son point de vue sans compassion, son recul. A la faveur de cet ajustement, les postures lascives des femmes se font jour. L’une n’est-elle pas alanguie au pied du lit, les seins découverts. Myrrha n’est-elle pas assoupie, offerte, les hanches nues dans une corolle de soie. La troisième le visage masqué par un drap, pourrait dissimuler sa jouissance. Les couples eux-mêmes semblent pris dans des joutes amoureuses, et les épées brandies feraient les joies d’un psychanalyste. Cet homme, en bas à droite, ne tend-il pas les bras à la femme qui le surplombe pour en implorer les faveurs ? On savoure la sensualité de l’esclave noir au premier plan, encore mise en valeur par le voisinage du cheval. Les rouges, les orangés, les jaunes somptueux, les chairs flamboyantes, la lumière, les contrastes créent une scène de feu. Et puis tout le monde est en partie dévêtu. Est-ce donc une coutume d’un Orient forcément lascif de se déshabiller avant de se massacrer mutuellement ? Ou alors…. la décision de ce sacrifice collectif est-elle venue déranger un vaste jeu érotique ? Et au lieu de mourir dignement bien en rang, les participants ont glissé de la luxure vers la mort, consumés de passion. Choquante, évidemment, cette sensualité latente, troublante, aujourd’hui encore, cette puissante alliance de sexe et de cruauté dont nous jouissons malgré nous.
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Rejeté par l’Académie des beaux-Arts, humilié, Delacroix cache son tableau pendant près de vingt ans avant de le vendre à un collectionneur américain. En 1861, Baudelaire redécouvre, à la faveur d’une exposition, ce Sardanapale « merveilleux comme un rêve ». Grâce à lui, le public aussi. Hélas, deux ans seulement avant la mort de l’artiste.
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Catherine Rosane