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“Les Chats persans”, ou le goût excitant du “possible”

Je n’ai pas tout lu sur la géopolitique et le monde perse. Je n’ai jamais été considéré comme particulièrement philosophe, intellectuel ou illustre reporter. A vrai dire, je ne connais pas grand chose du vrai Téhéran, ni même de l’Iran, encore moins de la difficulté d’y tourner un film. Je ne suis d’ailleurs pas non plus cinéphile, ni même artiste. Mon mode de pensée est clairement occidentalisé, mes frontières culturelles sans éclats ou particularités remarquables. J’attaque en somme mon sujet de manière profane. Sans légitimité pour lui consacrer une expertise pointue ou au moins sans bagages pour le commenter avec réelle clairvoyance. Ce n’est pas une analyse ni une opinion que je souhaite dévoiler mais plutôt un témoignage sincère sur une claque que j’ai prise. Une vraie bonne claque.

Évoquer l’ultra-autorité iranienne n’est pas simple. Le risque de se perdre dans un manifeste farouche de résistance est inévitable. Le risque d’y perdre les spectateurs au passage aussi. A ardemment désirer la transmission de leur message, ils sont plusieurs à s’être égarés dans une critique dispersée, aussi légitime que brouillonne, pourrie par le « vouloir trop bien faire ». Bahman Ghobadi a voulu être sincère, sans montrer plus que ce qu’il vivait et sentait (c’est d’ailleurs un docu-fiction): son projet est vrai parce qu’il n’est pas enfermé dans une bulle d’observation ; il est juste parce qu’il constitue au contraire un plongeon dans l’océan de la réalité.

Il faut plonger avec lui. Mon cerveau francisé/internetisé/réseau socialisé y est allé prendre sa claque, oui. Les Chats Persans n’est vraiment pas un film d’information sur la situation à Téhéran. Certes, il y a effectivement dans l’œuvre de Ghobadi les tristes affronts aux droits de l’homme, la justice expéditive et l’oppression mentale ; rien de neuf sur le régime d’Ahmadinejad et beaucoup pour se morfondre. Mais ce film n’est effectivement pas un manifeste anti-gouvernemental. Les Chats Persans n’explique pas comment la conscience iranienne est agressée voire détruite ; il magnifie plutôt sa façon de survivre. L’exploit de Ghobadi, c’est de réaliser un film qui au lieu de suffoquer, respire. Il respire sous l’oppression, sous l’intenable.

Pourtant, rien ne fut simple. Traqué, dissimulé, le film peupla littéralement les caves, les sous-sols. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que les créations dites « subversives » de Ghobadi sont prises en chasse et sabordées par l’autorité. Mais il s’obstine à capter cette vie, ces moments loin du tragique. C’est d’ailleurs sans autorisation et suivant un compte-à-rebours que les Chats Persans ont été tournés: et Ghobadi s’est grillé dans son pays pour pouvoir terminer ce film.

Le réalisateur iranien a tourné sous terre un hymne à la liberté ; une liberté qui survit dignement, dissimulée des yeux du pouvoir. C’est un film littéralement « underground », un mot ici employé loin de son sens occidental appliqué généralement (par moi-même d’ailleurs et c’est effectivement ridicule) à la création musicale sortant des cadres traditionnels de création ; le terme ici porte bien plutôt des valeurs fantasmatiques dont on a perdu la saveur depuis une ou deux générations. C’est un film qui a vécu interdit, déviant, en rupture. En danger aussi : les Chats Persans est un brillant appel au secours. Un message qui, sans être pesant, est fort ; marquant mais pas déprimant. C’est de l’espoir presque léger, qui se faufile à travers l’atmosphère de peur et d’urgence du tournage, et qui n’appelle pas une compassion hypocrite mais force l’admiration.

Bahman Ghobadi a réalisé un film intense. On croise tout du long une véritable contre-société, développée autour -notamment- d’une passion commune, la seule musique transformée en échappatoire. C’est un défilé d’âges, de sexes, d’espoirs, de styles. Les métaleux cachés entre les vaches succèdent à cette fougue importée d’Angleterre de jeunes talents du pop-rock, ou à l’expression brute d’un rappeur sur le toit d’un immeuble. C’est un éloge à une musique ici transformée en vrai vecteur de liberté face à l’extrémisme. La bande-son du film a été essentiellement composée et jouée par les deux acteurs principaux, membres du groupe Take it Easy Hospital, une sorte de cocktail pop-rock à la fois insouciant et complexe, directement connecté à la scène anglaise menée entre autres par Foals à l’époque. Et puis il y a le rap, la dub, une culture orientale forte, beaucoup d’énergie surtout. Un tel remue-ménage sonore est bandant : peu de réalisateurs se l’autorisent ; surtout peu parviennent à ne pas en faire une lourdeur. La musique est le centre d’attention de Bahman Ghobadi.

Les jeunes iraniens des Chats Persans vivent les mêmes passions que nous, aspirent aux mêmes succès, sont en proie aux mêmes doutes. « Mais leurs rêves sont muselés » : un mauvais film jouerait sur l’opposition avec une jeunesse privilégiée, chercherait la culpabilité ou la pitié. Au contraire, ces jeunes iraniens semblent vivre avec cette contrainte presque naturellement, ils la conçoivent et la contournent. On ne se sent pas particulièrement privilégié à observer Ashkan et Negar dans leurs galères pour monter un groupe de rock et s’en aller (évidemment, nous le sommes, mais la claque en est tellement plus forte dans cette perspective). On s’identifie. Sincèrement, je me suis simplement senti con devant une telle émancipation, une telle foi. Sous l’étouffement, Ghobadi perçoit le Téhéran qui crée, bouillonne, se démerde en secret. Le Téhéran qui s’était soulevé d’un haut le cœur au printemps 2009. Et il nous le montre, sous son plus beau visage. Ghobadi ne cherche pas la compassion ou la pitié hypocrites. Il nous montre tout le mérite qu’a cette jeunesse iranienne effervescente. Pas de bons sentiments, pas de détresse ; juste une bonne claque pour s’apercevoir de leur courage. On aborde le régime iranien loin de la bonne conscience normative, on le regarde dans les yeux au travers d’une réalité instantanée, entière et rare à la caméra.

C’est un film sur l’oppression iranienne. C’est un film sur la résistance qui lui est opposée. C’est un film politique. Mais plus que ce qu’il montre ou narre, c’est l’énergie dégagée qui en fait sa force critique, son ironie. La saveur laissée n’est pas celle du dégoût, de la morosité : c’est celle d’une vitalité appartenant à cette génération bien vivante, confiante, euphorique. Les Chats Persans laisse le goût excitant du « possible ».

Maxime Briantais