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Petite histoire de la photo d’identité et de ses détournements dans le monde de l’art (1/2)

Par Diane de Puysegur

Avec son Autoportrait à la pelisse (1500) Dürer livre une Å“uvre unique dans la tradition flamande. Cette toile apparaît comme novatrice dans la composition même du portrait occidental. En effet, le peintre ose se représenter semblable au Christ. Ce parti pris est visible par la ressemblance physique, la main levée, mais surtout par la stricte frontalité du visage. En effet, le Christ est à la fin du Moyen-Âge, le plus souvent représenté de face pour le distinguer des mortels qui sont de profil.  C’est donc ce regard qui vient sans détournement provoquer le spectateur, et cette symétrie que permet la minutie mathématique des Flamands, qui bouleversent l’art du portrait. Par cette frontalité, Dürer ne voulait ici ressembler à aucun autre individu que lui-même et saisir son identité propre, d’autant plus qu’il a signé son tableau : «  Ainsi, moi, Albrecht Dürer de Nuremberg, me suis peint avec des couleurs indélébiles à l’âge de vingt-huit ans ».  Ainsi, il a peut-être créé le premier « portrait d’identité ».

Une photo d’identité se caractérise par un cadrage particulier : un plan rapproché, un fond uni et neutre et une parfaite frontalité du sujet. Cette stricte composition vise à saisir l’identité d’un individu afin que ce dernier ne ressemble à aucun autre. Cette ambition est donc apparue à la Renaissance dans l’art du portrait peint et a atteint son paroxysme au XXème siècle avec la photographie d’identité industrielle. Et si au cours des siècles elle est demeurée la même, la perception et la conception de son vecteur, qu’est aujourd’hui  la photo d’identité, n’a cessé d’évoluer. Voici un fragment de son histoire moderne.

Au XIXème siècle, la photographie opère une révolution majeure dans cette captation de l’identité.  La grande bourgeoisie s’empare alors de ce médium et le portrait photographique nait dans la filiation du portrait peint et de ses codes. Ainsi, l’individu bourgeois apparait en pied ou en plan- taille accompagné de ses attributs les plus significatifs : complet, haut de forme et canne. Le bourgeois montre d’abord son statut.

Gaspard-Félix Tournachon dit Nadar (1820-1910) est peut-être le photographe-portraitiste le plus renommé auprès des élites bourgeoises de l’époque  et c’est d’abord en tant que portraitiste-caricaturiste qu’il croque celles-ci. La technique de la photographie lui procure un nouvel angle pour appréhender ses modèles, mais la question du portrait ne le quitte pas pour autant. Aussi il commence à publier, à partir des années 1850,  des séries de portraits de ses amis peintres, écrivains et politiques. On retient de lui la pose théâtrale de Honoré de Balzac qui, la main droite sur le cœur, exacerbe sa passion pour les belles lettres, tandis que Baudelaire, confiné en arrière- plan, s’appuyant sur le mur du fond, crée une véritable distance avec le spectateur éventuel. Si les personnages de ses photographies ont le goût des poses mélancoliques à la mode au XIXème siècle, Nadar a été l’un des photographes les plus modernes dans le traitement du portrait. Photographe mondain et s’adaptant aux goûts de l’époque, il voulait néanmoins, que l’identité, non pas physique mais intellectuelle, de ses modèles s’imprime sur le papier,  que les passions qui animent et rongent ces êtres si singuliers se lisent sur leur visage. Nadar, qui a par ailleurs réalisé la première vue aérienne de Paris, était un esprit non conformiste et qui a fait du portrait photographié, le reflet d’une identité, mais d’une identité intellectuelle dans un premier temps.

Photographie de Charles Baudelaire par Nadar, 1854. Ce sont peut-être les rêveries du poète que Nadar a voulu exprimer par cet effet de flou. Baudelaire écrit dans une lettre de 1865 : « Il n’y a guère qu’à Paris qu’on sache faire ce que je désire, c’est-à-dire un portrait exact mais ayant le flou d’un dessin ».

Une autre personnalité du XIXème à avoir traité la question du portrait photographié pourrait être André Alphonse Eugène Disdéri (1819-1889). Moins moderne que Nadar dans l’appréhension de l’identité intrinsèque de ses sujets, Disdéri a néanmoins rendu la photographie d’identité accessible au grand public et fait du métier de photographe, un métier aussi commerçant que scientifique.  Et c’est grâce à son invention du portrait carte-de-visite, mis au point en 1854, qu’il a sorti le portrait photographique de son cadre exclusivement privé pour en faire aussi un instrument de promotion professionnelle.

Le portrait carte-de-visite constitue dans un premier temps une innovation par les services qu’il offre aux clients. En effet, ces tirages photographiques avaient la particularité de se présenter sous forme de planches regroupant plusieurs portraits avant découpe. Cette présentation, inédite à l’époque, nous fait bien sûr penser aux planches séquentielles de photos d’identité qui sortent des cabines Photomaton. Ainsi, comme dans une de ces cabines, le client qui venait demander un portrait carte-de-visite dans l’atelier de Disdéri avait le choix entre plusieurs formats : un grand portrait, deux portraits moyens ou huit petits portraits, et ce parmi l’ensemble des  clichés visibles sur la planche. En transposant plusieurs clichés sur une même planche, Disdéri réduisit considérablement le coût de la photographie et s’imposa aussi en tant que commercial talentueux. Ainsi, il inventa la photographie accessible à tous au sein de la société du Second Empire et ses services attirèrent une large clientèle, issue de tous les milieux : aristocrates, grands bourgeois mais aussi demi-mondaines et vedettes de l’Opéra pouvaient se « faire tirer le portrait », à des fins privées ou  professionnelles.

Or, si dans la forme et le procédé d’accès, le portrait-carte-de-visite peut être considéré comme l’ancêtre de nos photomatons actuels, la conception même du portrait et de sa capacité à révéler l’identité d’un individu est totalement différente. En effet, Disdéri ne faisait pas poser ses modèles dans leurs simples vêtements, il ne cherchait pas à dénuder les visages de tous les accessoires et poses artificiels qui pourraient altérer leur identité. Au contraire, il les accompagnait systématiquement d’un décor et d’accessoires, c’est-à-dire d’une mise en scène.  Ces sujets incarnaient leur profession ou leur statut au sein de la société : un écrivain pose avec sa plume, une jeune fille est en train de danser tandis qu’un militaire pose avec ses armes, le torse bombé. L’identité correspond alors à la place que l’on a dans la société et non aux traits et expressions qui caractérisent notre visage. Disdéri a donc été un personnage essentiel dans l’évolution du portrait photographié mais il a eu une approche de la notion d’identité totalement opposée à celle que nous connaissons aujourd’hui : il a vu dans le rideau des cabines photomaton, un rideau de scène et non un moyen de préserver l’intimité pour mieux saisir l’identité profonde d’un individu.

[caption id="attachment_2701" align="aligncenter" width="500"] Disdéri, Portrait d’un gentilhomme, 1860[/caption]

Enfin, la troisième personnalité dont la mention est essentielle pour notre étude, est Alphonse Bertillon (1853- 1914). Fils d’un anthropologue et membre fondateur de la Société de Statistique de Paris, Alphonse Bertillon entre à la Préfecture de Police de Paris à l’âge de vingt-six ans. Il y fonde dans les années 1880, un service de l’identité judiciaire dont le but est d’identifier les suspects et criminels récidivistes par un système de fiches signalétiques. Ces fiches mentionnaient quelques mesures anthropométriques, les empreintes digitales, la couleur des yeux et des cheveux, les signes particuliers et enfin une photo de face et de profil de l’individu arrêté. La photographie d’identité devient alors un véritable instrument de classement propice à un travail de statisticien et d’anthropologue. En effet, grâce à une méthode de classement anthropométrique, et non plus alphabétique, Bertillon crée un véritable catalogue codifié des photographies d’identité. Ainsi, il invente dans le même temps la photographie d’identité telle que nous la connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire permettant d’identifier au mieux l’individu photographié. La photo d’identité perd  alors sa dimension caricaturale pourtant chère à Nadar : elle n’est plus le support d’un travestissement ou celui de l’affirmation d’un pouvoir au sein des élites dirigeantes. A l’aube du XXème siècle,  elle n’est plus faite pour être montrée mais pour être vue et reconnue.

(A suivre…)