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Potiche, un « sublime manifeste féministe » ?

Ayant récemment pris plaisir à revoir le très bon film de François Ozon, Potiche, sorti en 2010, je m’amusais à regarder les différentes critiques qui étaient alors parues dans la presse lorsque l’une d’entre elles attira mon attention : celle des Inrockuptibles. On y trouve en effet ceci : « Potiche est non seulement une comédie alerte résonant avec l’air du temps, mais aussi un sublime manifeste féministe ». Je ne saurais contredire la première affirmation. Potiche est un petit bijou de comédie, comme l’avait été Huit Femmes en 2001, porté par l’intelligence de ses dialogues, un sens aigu du comique de situation, des acteurs formidables, et une manière de brosser à gros traits et pourtant avec énormément de subtilité des personnages comiques. Qu’en est-il du « sublime manifeste féministe » ? Loin de moi bien sûr l’intention de remettre en question de manière stricte et absolue la portée féministe du film. Comme le note d’ailleurs, avec justesse, l’article des Inrocks, « Ozon transforme son portrait de famille en petit laboratoire des mutations sociales de la fin des années 1970, où s’affrontent l’émergence d’une pensée ultralibérale d’un côté et le développement d’une politique sociale et progressiste de l’autre ».

Le film met en effet en lumière et avec un regard plein d’humour le décalage entre une famille de bourgeoisie industrielle de province et une France changeante où se développent ce qu’on l’on appelle communément les « nouveaux mouvements sociaux ». M. Pujol magnifiquement incarné par Fabrice Luchini, est l’archétype du patron réac’, paternaliste, et misogyne, qui se « tape » sa secrétaire et dérive vers un néolibéralisme avant-coureur – Ozon glisse d’ailleurs deux allusions au contexte sarkozyste, en faisant de Pujol un défenseur précurseur du « travailler plus pour gagner plus ». À l’inverse, Mme Pujol « comblée d’électro-ménager » symbolise bien la place de la femme dans la structure classique de la famille bourgeoise française : elle est contrainte à l’enfermement dans la sphère privée et en même temps se fait reprendre lorsqu’elle met trop la main à la pâte : « Si je paye des domestiques c’est pas pour que ma femme se paye tout le boulot. La cuisine n’est ni ton rôle ni ta place, tu es Madame Pujol, ne l’oublie pas ! ». Ozon montre ainsi avec intelligence les effets encore plus forts qu’aujourd’hui de la socialisation de genre sur les comportements. La fille ainée des Pujol (Judith Godrèche) en est l’incarnation : elle est au moins aussi réactionnaire et sexiste que son père et s’inscrit volontairement dans le rôle de la mère au foyer.

 Bref, par de nombreux aspects, que je n’aborderai pas ici, Ozon décrit tous les petits détails qui font la société française de l’émergence des années 1980, celle qui voit le renforcement des mouvements féministes associé à des revendications sociales, mais aussi de lutte contre le racisme, etc : ce que l’on a appelé les « nouveaux mouvements sociaux ». Mon idée ici n’est pas de m’arrêter sur la manière dont le film aborde ces problèmes mais plutôt sur la manière dont on peut, à partir de ce tableau comique, élargir vers les différents problèmes théoriques qui ont pu se poser aux féministes, et ainsi discuter l’affirmation initiale du « sublime manifeste féministe ». Par certains aspects, on peut voir que les différents évènements du film s’inscrivent, par leur thématique, dans la dichotomie essentielle des théories féministes des années 1960 à la fin des années 1980 : l’opposition entre une mouvance égalitariste et une autre différentialiste. Comme l’écrit la philosophe Nancy Fraser : « La principale question qui les divisait était d’abord la nature et les causes des inégalités de genre et, deuxièmement, la solution adéquate permettant de résoudre ces inégalités et, de là, la signification de l’équité entre les sexes. (…) Les féministes égalitaires considéraient la différence de genre comme un instrument et un artefact de la domination masculine. […] La tâche politique était par conséquent claire : l’objectif du féminisme était de briser les chaînes de la « différence » et d’instaurer l’égalité en en établissant une norme commune pour les hommes et les femmes. » ; et à l’inverse, « Les femmes étaient [selon les différentialistes], réellement différentes des hommes, sans que cette différence soit le signe d’une quelconque infériorité, (…) et pour rendre justice aux femmes, il fallait non pas minimiser mais reconnaître la différence de genre. » (1). Et ces deux courants se sont affrontés, d’abord principalement aux Etats-Unis, sans que l’un ou l’autre n’arrive à démontrer théoriquement ou pratiquement sa supériorité : chaque courant avait à la fois raison et tort. Ainsi, si les féministes différentialistes ont raison en affirmant que l’égalitarisme pousse, en voulant remettre en question le sexisme et assurer l’égalité entre les hommes et les femmes, à s’inscrire dans des modèles, des institutions, des cadres de réflexion dont l’androcentrisme est indépassable, elles s’égarent dans un essentialisme considérant les femmes comme un groupe social uni et solidaire, et sont par conséquent incapables de comprendre les différences qui séparent par exemple une femme noire ouvrière et une femme blanche bourgeoise.

L’écueil des théories « classiques » était donc leur incapacité à penser non pas seulement les différences entre l’homme et la femme ou les hommes et les femmes – toujours compris comme groupes sociaux identitaires par essence – mais surtout les différences entre les femmes – et par conséquent entre les hommes. C’est pourquoi, toujours au sujet des Etats-Unis, Fraser ajoute que « ce mouvement qui prétendait libérer les femmes finissait par reproduire en son sein même le racisme et l’hétérosexisme, les hiérarchies de classe et les préjugés ethniques qui étaient endémiques » (2). Et d’une certaine manière, on peut retrouver ces différentes idées dans Potiche, et voir qu’il y a autant de différence entre le monde de la secrétaire Nadège (Karin Viard), et celui de Mme Pujol, qu’entre ce dernier et celui de M. Pujol. Et lorsque Catherine Deneuve s’extirpe de son asservissement familial pour prendre les rênes de la fabrique de parapluie, Karin Viard, elle, reste à la place qui est la sienne autant en tant que femme qu’en tant que membre d’une classe laborieuse, et donc socialement inférieure. Mais, et là est l’intérêt du regard subtilement ambivalent de François Ozon, grâce à l’énergie de son nouveau modèle, cette dernière rompt avec Luchini et finit par devenir l’assistante parlementaire de la nouvelle députée Pujol. Ainsi cette prise en compte de l’importance de l’intersectionnalité – c’est-à-dire le croisement des différents aspects autres que le genre, tels que la classe, l’ethnie, l’orientation sexuelle, etc – a permis de résoudre de nombreuses impasses des théories féministes. Fraser argumente par ailleurs qu’il reste de nombreuses impasses mais je ne traiterai pas de la suite de son argumentation ici, et le lecteur pourra se référer à l’article cité.

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Au contraire de cette intersectionnalité en question, l’épilogue du film, marqué par le discours de victoire aux législatives de Mme Pujol montre bien un écueil fréquent de certains mouvements féministes. Et Ozon l’aborde de manière tout à fait alerte, et non sans ironie : « En cet émouvant soir de victoire, je ne peux qu’avoir une pensée émue pour mon père [fondateur de l’entreprise de parapluie, reprise par Pujol] Raoul Michonneau, qui aurait été si fier de sa fille. Et c’est en sa mémoire que je veux m’inscrire devant vous et déclarer solennellement que moi, Suzanne Pujol, née Michonneau, je continuerai l’œuvre de Papa, bienfaiteur de la ville de Sainte-Gudule. Et mon rêve aujourd’hui, en devenant vôtre députée, serait d’ouvrir un immense parapluie, et de vous tenir bien serrés autour de moi, de vous abriter, et de vous dorloter, de vous chouchouter, parce que vous êtes tous des enfants, mes enfants !  (Le public scande : Maman, Maman, Maman !) Oui, oui Maman, voilà ce que je veux être pour vous : une Maman. Pendant trente ans je me suis contentée de tenir la maison de Robert Pujol, et il m’a suffi de quelques mois pour remettre de l’ordre dans son usine. Alors pourquoi ne pas essayer la même chose avec la France ? Après des siècles d’oppression et d’esclavagisme, il est temps messieurs que les femmes reprennent le pouvoir. Il est temps de revenir à l’époque du matriarcat, et au temps béni des Amazones ! ».

Ce discours montre avec beaucoup d’humour une tendance, non pas à remettre en question le paternalisme de la société libérale bourgeoise pour ce qu’il est, mais uniquement pour ce qu’il fait subir aux femmes, et ainsi à s’inscrire dans sa logique. Lorsque Nancy Fraser expliquait que certains mouvements féministes avaient tendance à reproduire les hiérarchies et les subordinations auxquelles ils prétendaient initialement s’opposer, elle ne parlait pas d’autre chose. Et si cette idée est mise en scène de manière humoristique dans Potiche, elle est l’incarnation de différents mouvements maternalistes des années 1980 qui souhaitaient reconnaître la dualité homme/femme dans la citoyenneté, en la dédoublant et en faisant reposer celle des femmes sur la capacité biologique d’enfanter, et donc sur la relation mère/enfant – relation inégalitaire s’il en est. Plus tôt dans le film, Mme Pujol dit : « Je me souviens combien Papa était aimé de ses ouvriers. Tu te rends compte, il a dirigé l’usine pendant plus de trente ans et jamais un seul jour d’arrêt de travail, même en 36À chaque ouvrier qui partait à la retraire il offrait une paire de charentaises, un parapluie numéroté, et une photo dédicacée. ». Ainsi, dans son discours de victoire, elle revendique cet héritage paternaliste, qui fait du patron au grand cœur et bon chef de famille un père pour ses ouvriers autant que pour ses enfants, et entend y substituer une nouvelle domination. Mais cette subordination version 1980 n’a bien entendu rien à voir avec les précédente, car puisque maternelle, elle est douce et chaleureusement aimante ; et participe de cette affirmation d’une altérité essentielle expliquant la manière dont les femmes font de la politique autrement, et autres jolies idées qui rendent les défenseurs de cette altérité incapables de concevoir non seulement une égalité, mais aussi une vraie équivalence.

Dès lors, il est temps de revenir à mon interrogation initiale : Potiche est-il un « sublime manifeste féministe » ? François Ozon décrit indubitablement une période d’émancipation et de prise de conscience des femmes qui a été majeure dans l’évolution de la société française. Mais cela ne fait en aucun cas de son film un manifeste féministe ; et j’ajouterai même que s’il l’était, l’adjectif « sublime » serait très fortement discutable. Il montre avec un regard amusé et plein d’une ironie souvent ambivalente – si bien que l’on ne sait jamais à quel degré d’humour le film doit être lu – un fait-divers au sein d’un mouvement d’émancipation plus large. Par conséquent, le seul manifeste féministe que l’on puisse trouver ici, ne peut l’être qu’en seconde lecture : Ozon juge rétrospectivement – et peut-être parfois inconsciemment – avec un humour aussi bienveillant que décapant, les erreurs originelles de mouvements féministes qui apparaissent aujourd’hui souvent essoufflés et dans l’impasse. On peut dès lors y avoir un manifeste pour un nouveau départ, exempt des erreurs essentialistes fondatrices, et capable de penser l’intersectionnalité.

En guise d’ouverture possible vers ces nouvelles idées, on pourrait noter par exemple que dès le début des années 1970, le philosophe, critique de la société industrielle moderne, et partisan de l’abolition du genre, Ivan Illich, écrivait : « De nouvelles classes de sous-consommateurs et de sous-employés sont à compter parmi les inévitables sous-produits de la croissance industrielle. Les femmes, les Noirs, les fils de pauvres en viennent à s’organiser. L’organisation leur fait prendre conscience de leur condition commune. Pour le moment, les minorités organisées réclament le droit à l’avoir, ainsi elles soutiennent le statu quo. Exiger « à travail égal, salaire égal », c’est consolider l’idée d’un travail inégal. Le jour où elles réclameront un égal droit au pouvoir, ces minorités pourront devenir le pivot de la reconstruction sociale. […] La croissance s’arrêterait si les femmes et les autres minorités éloignées du pouvoir exigeaient un travail également créatif pour chacun, au lieu de réclamer l’égalité des droits sur le méga-outillage manipulé jusqu’à maintenant par l’homme seul. Seule une structure de production qui protège l’égale répartition du pouvoir permet une égale jouissance de l’avoir. » (3), et dénonçait ainsi déjà l’insuffisance de luttes sociales inarticulées et cherchant chacune à essentialiser un combat qui dès lors était perdu d’avance. Quoique puissamment pertinent, ce propos ne doit pas empêcher d’apprécier à leur juste valeur les progrès qui ont permis la différence énorme entre le monde de Mme Pujol et le nôtre, mais au contraire être une invitation – comme on peut se plaire à le voir dans ce film – à accepter certaines erreurs, afin repartir de plus belle.

Marc-Antoine Sabaté

(1) : Nancy Fraser, Multiculturalisme, anti-essentialisme, et démocratie radicale, « Cahiers du genre », n°39, pp. 31-32

(2) : Ibid, p. 35

(3) : Ivan Illich, La Convivialité, pp. 107-108.

2 Commentaires

  • Posté le 26 November 2012 à 09:26 | Permalien

    J’ai appris l’année dernière dans un article de Télérama qu’il existait deux courants bien distincts du féminisme (au moins aux origines): l’égalitarisme et le différentialisme. Vous l’avez abordé pour l’Amérique: mais pour la France? Pour ma part, je ne percevais que l’option égalitariste englobant toute action féministe. Sauriez-vous expliquer cela?

    • Posté le 26 November 2012 à 09:50 | Permalien

      J’ai en effet fait référence à N. Fraser qui se concentre sur ce qu’elle peut observer aux Etat-Unis, mais d’une certaine manière les mêmes clivages se retrouvent partout. En revanche cette opposition égalitarisme/différentialisme est très attachée à la période 60-90. Depuis on aperçoit deux mouvances plus générales (avec des sous-mouvements qui s’opposent en leur sein), avec d’un côté des théories pluralistes (qui affirment la pluralité des identités qui coexistent au sein de la société mais aussi au sein des individus) et de l’autre les thèses dualistes (plus présentes en France et qui se concentrent beaucoup sur les enjeux politiques de la parité, comme Gisèle Halimi par exemple).

      En ce qui concerne “l’option égalitariste englobant toute action féministe”, Fraser vous répondrait que cette revendication d’égalité peut être plus ou moins bien servie et que la restriction (souvent faite) de la lutte féministe aux questions de la reconnaissance identitaire et donc culturelle est insuffisante car elle oublie tout un pan égalitariste du problème, qui concerne l’économique et la redistribution.
      Les théories paritaires, majoritaires en France, prennent plutôt bien en compte cette idée, mais une des grandes critiques qui leur est faite est de considérer les femmes comme un groupe social uni par essence et ainsi d’ériger l’opposition homme/femme comme centrale et dès lors de délaisser les autres critères de subordination (classe, race, etc) en les considérant comme moins fondamentaux.

      Et donc pour en revenir à l’option égalitariste dans chaque action féministe, il est clair qu’il s’agit là de l’objectif mais si tous le monde s’accorde pour se réjouir des progrès pratiques, de forts désaccords théoriques existent.