PROFONDEURCHAMPS

“Volpone” au Théâtre de la Madeleine

Il est des hommes incroyables qui n’accèdent jamais vraiment à la postérité. Souvent, ce qu’ils ont dit ou fait ne correspond plus aux temps postérieurs à leur mort ; parfois ils ont simplement vécu dans l’ombre d’êtres plus lumineux qu’eux encore. Ben Jonson est cet éternel second, dissimulé depuis cinq cents ans dans l’ombre portée de Shakespeare, son ami et pourtant rival en amour. Et sa pièce, « Volpone ou le renard », écrite en 1606, semble aujourd’hui plus que jamais vouloir réparer cette injustice, tant elle brille de sa pleine lumière, de sa saisissante actualité, de sa profonde modernité ; tant elle révèle en fait que si l’histoire ne lui en a pas rendu grâce, c’est bien une certaine loi universelle du comportement humain, traversant les époques et les territoires, que Jonson expose dans Volpone – l’homme est un vautour pour l’homme.

Depuis septembre, au Théâtre de la Madeleine, chaque soir de semaine, la pièce se joue – et le spectacle est grandiose.

Tout en verticalité (les balcons du décor sont à la fois l’assise du juge, les garde-fous de lady Haspir et les coffres pleins de richesse de Volpone), extrêmement futée et fluide, la mise en scène de Nicolas Briançon porte le texte de Ben Jonson de la plus belle des manières : fidèle et innovante.

Le plus grand mérite du metteur en scène est en fait de donner les pleins pouvoirs à son comédien, Roland Bertin, génial en Volpone, arborant son jabot, une patate chaude dans la bouche, toujours au bord de l’embolie pulmonaire, mais sublime du début à la fin. Par son jeu complexe, Bertin réussit l’amalgame de l’odiosité et de la fêlure, dotant d’un tout plein d’humanité le balourd cupide qu’il campe.

En gravitation autour de ce potentat adipeux, les oiseaux de proie se succèdent, Voltore, Corbaccio, Corvino, chacun plus ridicule que l’autre ; car c’est là la force de « Volpone », Ben Jonson ne se perd jamais en circonvolutions sur la bêtise de la cupidité, il la ridiculise via les situations elles-mêmes, au moyen d’un humour noir dont on ne sait pas très bien s’il faut y voir profondeur philosophique ou burlesque décapant– les deux ne s’excluant d’ailleurs pas.

La fin, très différente de celle qu’on trouvait dans la pièce originale, nous glace ; non pas parce qu’elle est surprenante, mais justement parce que nous l’attendions avec angoisse, mystérieusement pris de tendresse pour le vieux Volpone. L’homme sénile, ce salaud qu’on adorait, sort de scène humilié par Mosca, traînant la jambe sous sa grande cape de soie, le cÅ“ur résigné au sort qui lui est promis : la rue et l’indigence. Et devant sa victoire écrasante sur son maître de toujours, Mosca s’allonge au sol avant que le rideau ne tombe, admirant le mur de sa richesse nouvelle qui s’élève vers le ciel et qui lance une lumière si puissante et si blanche qu’elle l’aveugle déjà, comme tous les autres avant lui.

Un grand moment.

Quentin Jagorel

Actuellement au Théâtre de la Madeleine
20h30 du mardi au samedi
17h le samedi et le dimanche
Durée : 1h45 sans entracte
Tarifs : De 17 € à 54 €