PROFONDEURCHAMPS

“Incendies”, ou la pudeur d’un drame incandescent

Le cinéma et le théâtre ont toujours été largement associés et dissociés, comme deux époux libertins qui se rejoignent tant dans l’amour du jeu, que dans le jeu de l’amour. Loin de se pervertir mutuellement, comme certains puristes le suggèrent, ils puisent l’un dans l’autre une inspiration qu’ils s’approprient pour mieux l’offrir, nue et neuve, à un public qui vogue sans s’égarer. Ceux qui se sont interrogés sur cette relation ambiguë et passionnée des deux arts, se sont aussi accordés à dire que le théâtre favorise la conceptualisation tandis que le cinéma incite à l’identification. Les personnages de théâtre sont des objets d’opposition mentale sur lesquels nous sommes capables, en tant que spectateurs actifs interpellés directement et individuellement tout au long de la pièce, de prendre du recul et d’avoir un regard critique. Le cinéma au contraire, abandonne le spectateur à une certaine passivité, il transforme les individualités de la salle en une foule anonyme, installe le spectateur confortablement dans son siège en mousse rouge. On ne trouve pas les mêmes émotions aux théâtre qu’au cinéma. On pleure et on rit devant l’un comme devant l’autre, mais l’identification du cinéma imprègne l’art entier d’une auréole de grâce étayée d’une certaine uniformisation des émotions ; tandis que le théâtre nous maintient alertes mais plus détachés.

Ainsi, on ne ressent pas de la même manière le Macbeth adapté au cinéma par Orson Welles que celui écrit par Shakespeare. Et pourtant. Si entre les deux nos coeurs balancent, pourquoi choisir ? J’ai pris mon parti d’aimer les deux, de passer de l’un à l’autre comme l’on se donne à deux amants différents, selon l’envie, le hasard, l’heure et les contingences.

Certaines pièces renversent tout, sur les planches comme à l’écran. C’est le cas d’Incendies. Mais si on a beaucoup parlé de l’auteur de la pièce, Wadji Mouawad, cet incendiaire dramaturge qui défie les lois de la famille et de l’amour ; on a sans doute trop peu parlé de Denis Villeneuve, le réalisateur de l’adaptation cinématographique. Il faut dire que Wadji Mouawad a quelque chose de fascinant. Inconnu ou presque il y a 10 ans, il est désormais partout. Depuis près de quinze ans, il écrit une oeuvre qui s’articule autour du cycle qu’il nomme aussi quatuor, Le Sang des promesses. Dans Littoral, Incendies, Forêts et Ciels, les éléments se succèdent et la réflexion sur la place de l’homme dans un monde qui lui échappe demeure. Mouawad est né au Liban en 1968. Exilé en France puis au Québec, où il a commencé sa carrière théâtrale, il n’a pas connu directement la guerre. Mais celle-ci l’a hanté: on la retrouve dans Incendies, portée au comble d’une tragédie qui rejoue à sa manière la légende oedipienne. Nous voici donc au coeur de la mythologie grecque. Mais en lieu et place du palais, c’est une prison; et l’inceste n’est pas le lot prédestiné d’un concours, mais le résultat d’un viol de milicien. Le Tiséras moderne, prédicateur d’avenir, prend les traits du notaire québécois qui transmet aux deux jumeaux le testament de leur mère Nawal, point de départ de la quête identitaire du film.

Denis Villeneuve savait à quel grand homme il se mesurait en adaptant la pièce de Mouawad. Il n’avait donc pas pour ambition de lui voler la vedette. Mais là ou le pari d’une transgression du théâtre au cinéma aurait pu passer inaperçue, Villeneuve s’est révélé être un grand maître. Incendiaire lui aussi, brasier vivant même. Pourtant il faut dire qu’à l’ouverture du film, j’ai manqué le départ. Certains ont vibré sur ce regard-caméra d’un enfant soldat, planté au coeur de You and Whose Army? de Radiohead. Je dois avouer que ça ne me fait ni chaud ni froid. Le spectateur n’aime généralement pas être sous-estimé, il n’aime pas non plus qu’on lui dicte ce qu’il doit ressentir. Je déteste l’accumulation des symboles. Mais pourtant il faut reconnaître à ce regard-caméra calculé et inquisiteur, la prophétie qu’il délivre: « Ce sera dur, ça se fera dans la passion et dans le feu. Vous serez brûlés. »

Comment Incendies nous irradie-t-il ? Cela commence avec un testament. Lors du décès de leur mère Nawal (Lubna Azabel, exceptionnelle dans ce rôle), Jeanne (Mélissa Désormeaux-Poulin) et Simon Marwan (Maxim Gaudette) apprennent l’existence d’un frère aîné qu’ils n’ont pas connu, et que leur père, qu’ils croyaient mort, est toujours vivant. Refusant de se soumettre aux caprices de la défunte, Simon laisse Jeanne partir seule au Moyen-Orient à la recherche du passé et de leur mère. Elle y apprend son implication dans la guerre civile et ses années passées en prison. Mais ses recherches piétinent. Simon, aidé par le notaire Lebel, vient la rejoindre pour lever le mystère sur les origines de leur famille.

Tout n’est pas expressément expliqué ou montré, pourtant on comprend tout, on saisit tout ce qu’il faut saisir pour vivre pleinement la chute dramatique de ce récit si merveilleusement mené. Le travail minutieux effectué sur les ellipses en est un bon exemple ; un travail particulièrement impressionnant considérant la complexité du récit et les enjeux. Jamais forcée, l’émotion est puissante et tire sa force première des images.

Mais pour qui ne connaît pas l’histoire de Wadji Mouawad ou l’histoire de la région, Incendies est un film anonyme, hors du temps et plein de mystères. Jamais n’est mentionné le pays que déchire cette guerre – que Mouawad baptise simplement la « Guerre de Cent Ans ». Jamais ainsi n’est cité ni le Liban, ni Beyrouth, ni le Chouf, ni la prison de Khiam, ni les Palestiniens, ni les phalanges libanaises, ni les Israéliens, ni les Syriens, ni les Druzes, ni le mouvement chiite Amal ou qui que ce soit d’autres impliqués jusqu’au cou dans cette boucherie.

C’est assez difficile d’interpréter ce silence géographique dans un premier temps. Le spectateur aime avoir ses repères. Mais en ne nommant pas, Mouawad semble avoir touché à l’essentiel de la question de la guerre du Liban. Et, en respectant cette oblitération comme par un accord tacite, Villeneuve a réussi à accéder à quelque chose d’infiniment beau dans une atmosphère de pudeur mêlée à l’odeur de l’essence et du feu. Mais la question de ce silence reste légitime, et Villeneuve, dans le dossier de presse, tente une suite d’explications à ce pays dé-nommé : «Inscrire le film dans un territoire imaginaire», le «dégager de tout parti pris politique», éviter de poser les deux pieds dans un «champ de mines historique» (comme souvent, il a été préférable que le film se tourne en Jordanie). Si, chez Mouawad, le Liban a perdu son nom, c’est qu’il a tout fait pour entretenir la propre amnésie de sa folie. C’est ce silence qu’Incendies ausculte. A la fois pour dire ce qu’il recouvre et à la fois pour le regarder comme silence, et voir ce que ce silence projette comme abîme.

C’est aussi une forme de pudeur. Ce qui est particulièrement extraordinaire dans Incendies, c’est que sous son aspect dramatique et ses airs de tragédie grecque, il reste infiniment pudique dans la distance qu’il conserve. Cette distance, on la ressent tant dans la situation d’un pays jamais nommé que dans la façon d’aborder les drames successifs du viol, de la guerre, de la torture et de l’inceste.

Enfin, il ne faut pas oublier qu’ Incendies, c’est avant tout le récit de personnages fictifs impliqués dans une guerre fictive. L’absence de noms sur les lieux nous rappelle à cette réalité. Cela n’en diminue pas la force et l’humanité des émotions.

Car on brûle. Jamais titre n’a mieux été choisi que celui d’Incendies pour ce drame incandescent. Incendies c’est le récit de trois histoires qui cherchent désespérément leur début, leur origine propre. Trois histoires presque indépendantes, qui se recoupent dans l’horreur. C’est aussi – et oserais-je dire, avant tout ? – une histoire d’amour marquée au fer rouge. Les derniers mots, ceux des lettres de Nawal, qui reste jusqu’au dernier moment et aussi bien morte que vivante, la grande héroïne du drame familial ; donnent envie de crier, de pleurer, d’aimer et de rire à la fois. Ils résonneront longtemps, au théâtre comme au cinéma.

 Coline Aymard