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Adel Abdessemed ou l’esthétique de la transgression (2/2)

Vous pouvez aussi lire l’avis d’un autre rédacteur sur la même exposition : Chronique sur l’exposition “Abdemessed” au Centre Pompidou (1/2)

adel-abdessemed-je-suis-innocent1Cet homme qui pose devant l’objectif ne semble pas perturbé par les flammes qui lèchent son corps. Et pour cause elles sont virtuelles.

Adel Abdessemed est cet homme qui s’immole virtuellement en place publique. Son corps n’est pas en train de se consumer. La situation n’est qu’illusion mais la violence qui se dégage de l’image est, quant à elle, bien réelle. Abdessemed est un fabricant d’image et non de situation.

Et c’est peut-être dans cette dualité qu’il faut déceler le sens de son art si perturbant. Un art qui n’existe que dans l’impact de l’image sur le spectateur. Autrement dit un art qui repose sur une mise en scène de la provocation.

Cet hiver, quelques- unes de ses œuvres les plus impressionnantes  investissent l’aile sud du Centre Georges Pompidou. Une nouvelle exposition, « Adel Abdessemed. Je suis innocent » ; une polémique de plus.

Il est vrai que l’œuvre d’Adel Abdessemed est frontale. Elle nous prend à partie, nous confronte à une vision très crue du monde, puis nous abandonne à nous-même.  Ces instantanés sont de véritables agressions visuelles. Mais s’il transgresse constamment les lois, l’art d’Abdessemed ne se perçoit pas pour autant dans sa seule surface. Il n’est pas tout entier livré à la polémique, au scandale médiatique et donc au succès commercial. Son intérêt est à chercher au-delà de cette vision réductrice d’une provocation gratuite.

Adel Abdessemed est né en 1971 à Constantine en Algérie. Au début des années 1990, le pays  est frappé par des guerres civiles. Le directeur de l’Ecole des Beaux-Arts d’Alger, où il étudie, est assassiné. Abdessemed quitte alors l’Algérie pour la France. Ces épisodes appartiennent à la fois à l’histoire et à sa propre vie. Et cela, il ne l’a pas oublié. Son destin et l’essor de sa carrière artistique sont indissociables des crises qui ont marqué l’histoire moderne.  Ses œuvres ne peuvent donc que leur faire écho.

Les carcasses de voitures moulées en béton de Practice ZERO TOLERANCE (2006) sont une transposition plastique des voitures incendiées lors des émeutes de 2005 dans les banlieues françaises. La violence de ces évènements est figée dans la pierre. Dans  cette pierre industrielle, qui, omniprésente dans l’architecture urbaine,  évoque à elle seule le décor des cités HLM. Ces carcasses, empreintes de l’histoire contemporaine, s’inscrivent aussi dans l’histoire de l’art par l’utilisation de la technique du moulage, pratique des plus grands sculpteurs.

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 Une autre œuvre s’inscrit, à sa manière, dans l’histoire contemporaine : Coup de tête. Elle immortalise le fameux coup de tête de Zinédine Zidane à Marco Materazzi lors de la finale du Mondial de football en 2006. Abdessemed a fait de ce geste figé dans les mémoires, une statue en bronze de cinq mètres de haut. Elle apparait comme la cristallisation concrète et pérenne d’un évènement que le monde du sport aurait pourtant bien aimé oublier. Mettant en scène deux véritables colosses, elle est peut-être une réinterprétation actuelle des scènes de lutte entre héros et créatures mythologiques, thème permanent de la statuaire depuis l’Antiquité. Enfin, cette statue monumentale est aussi un reflet de notre société actuelle ; une société vouée à un culte de l’image sitôt capturée, sitôt partagée, démultipliée  et connue de tous pour l’éternité.

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Adel Abdessemed est aussi l’héritier de certaines traditions artistiques. Il est un vrai artisan, dans le sens le plus noble du terme. Il exploite tout un savoir-faire : les techniques de moulage, de coulage du bronze, et presque l’orfèvrerie  dans le traitement du fer. Ses œuvres déploient une profusion de matières, souvent très brutes et associées à la construction. Fer et béton sont autant de matières industrielles qui marquent la contemporanéité de l’œuvre d’Abdessemed.

Ces matériaux moulés, coulés, tordus, ou brulés sont autant de moyens de modeler les corps et les objets.

Pour Décor (2012), Abdessemed a conçu quatre Christ alignés sur un mur. Le tracé du dessin est remplacé par un fil de fer barbelé à double-lame, matériel de guerre très sophistiqué digne de la frontière Etats-Unis- Mexique. Bien qu’il manque l’instrument de leur martyr, la Croix, la couronne d’épines, symbole de la Passion, semble avoir envahi la totalité de ces corps. Les fils barbelés cisellent leur silhouette noueuse. Ils jouent le rôle de la lumière qui, dans le retable de Grünewald, révèle le modelé du corps à l’agonie. C’est le fil tranchant qui crée les volumes et les saillies de la musculature. Ce fil à double lame, symbole le plus significatif de la barbarie humaine, perce et mutile les chairs. Or, dans Décor, il devient l’instrument de la création du plus humain des corps, celui du Christ.

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Enfin, dans cette optique de filiation à l’histoire de l’art, se trouve Who’s afraid of the big bad wolf ?. Cette oeuvre gigantesque pour laquelle Abdessemed a repris les dimensions mais aussi le martyr de Guernica de Picasso, est un immense relief composé d’animaux naturalisés et brûlés.  Elle est une vision de l’enfer peuplé de créatures dénaturées, enchevêtrées et grouillantes, tel que Jérôme Bosch le représentait dans Le Jardin des Délices (vers 1500-1505).

Cette œuvre singulière est aussi relative aux fantasmagories et autres visions cauchemardesques véhiculées par les contes. Le titre lui-même est une référence à une chanson créée pour le cartoon de Walt Disney Les Trois petits cochons dans les années 1930. Le « grand méchant loup » qui habite les contes et hante les cauchemars des enfants se retrouve à trois reprises dans cette œuvre. Ses yeux perçant épient le spectateur tout comme ceux des  divers autres animaux de la forêt- lieu emblématique des contes- également présents sur le relief. Ces innombrables yeux et ces gueules ouvertes fixent le spectateur. Et quand ce dernier se dérobe d’un regard, il en croise un autre et encore un autre. Il est inévitablement pris au piège d’un cauchemar que sa propre imagination met en scène. Ce relief est donc une véritable transposition visuelle d’une conscience profonde et inexplorée.

L’œuvre d’Abdessemed ne s’appréhende donc pas uniquement dans l’instant présent. Elle a justement l’ambition de transposer visuellement et d’inscrire dans la pérennité des images issues de souvenirs collectifs ou de visions produites par notre  imagination.

Adel Abdessemed plaide son innocence. Il nous livre une vision apocalyptique du monde mais il n’en est pas responsable. Il s’immole peut-être parce qu’il se voit comme le martyr de sa propre œuvre et comme la première victime du choc des images qu’il fabrique. Derrière chaque œuvre, il y a la violence qu’elle projette sur le spectateur, mais il y a aussi la souffrance de l’artiste. Les quatre crucifiés de Décor ne sont pas les seuls écorchés de son univers. C’est aussi sa propre souffrance qui transparait derrière ces silhouettes de fils barbelés qu’il a fallu tordre.  La création chez Abdessemed est un processus blessant et violent, mais c’est peut-être le prix à payer pour renouveler l’art et livrer une œuvre qui s’inscrira durablement dans l’histoire.

 Diane de Puysegur