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“Sous le sable” d’Ozon : La course aux chimères éternelles

Les premières minutes de Sous le sable sont saisissantes. La mise en scène extrêmement soignée, classique et épurée, donne à chaque image et chaque geste un poids, une signification. Durant tout le film, cette magie reste là, la magie des petits détails qui semblent tous compter immensément. C’est un film qui m’a bouleversée.

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Marie et Jean, mariés depuis 25 ans, partent, comme régulièrement, en vacances dans les Landes, dans la maison de famille de Jean. Avec une simplicité absolue, par les gestes les plus insignifiants du quotidien, Ozon nous peint un couple complice, uni depuis longtemps, et qui s’aime. Ils s’embrassent. Sur l’aire d’autoroute, elle prend sensuellement la cigarette de son mari et la porte à ses lèvres avant de la lui rendre, emprunte le café qu’il est en train de boire. Ils ne parlent pas, des regards suffisent, les habitudes. Ils sourient ensemble sans trop de raison, rient du mauvais vin qu’ils boivent.

Pourtant dès le début, une tension est palpable. Leur entrée dans le salon est filmée sans qu’il ne soit jamais donné au spectateur de voir l’intérieur : la pièce reste inconnue à nos yeux, quelque chose de latent est là. Ils plient ensemble un drap blanc, comme un linceul, silencieusement, presque religieusement. Lorsque Jean, parti chercher du bois, soulève subitement une bûche  la caméra s’attarde sur la terre et les feuilles en décomposition, avec les fourmis, noires, grouillant. Symboles de mort dans les œuvres de Dali.

Effectivement. Le lendemain, Jean disparaît. Il part se baigner pendant que Marie se repose sur la plage, et lorsqu’elle se réveille, il n’est plus là. Disparu. Après une recherche, une déclaration à la station de police, Marie doit partir des Landes, seule.

Le film continue alors à Paris. On hésite lors de la première scène, où Marie parle de son mari au présent : est-il alors revenu de la plage ? L’a-t-on retrouvé ?

Pour Marie, son mari est vivant. Rassurant, aimant, il vit toujours dans l’appartement, discute avec elle. Pourtant, son amie lui conseille d’aller voir un psychiatre, la pousse vers Vincent, un ami. Jean a disparu depuis l’été, mais Marie ne peut que nier la disparition de son mari.

Le corps n’a pas été retrouvé, et la question est soulevée plusieurs fois dans le film: s’est-il noyé ? S’est-il suicidé, souffrant d’une dépression ? Puis, a-t-il décidé de quitter sa femme qui l’ennuyait ? Voir Marie, magnifique Charlotte Rampling, femme si belle, si forte, se poser ces questions, est réellement déchirant. Les scènes du début nous reviennent alors en mémoire : a-t-on eu l’image d’un couple unis, heureux, ou bien celle d’un mari qui ne veut plus lui parler, qui lui tourne le dos ? On ne se souvient plus très bien, on essaie de se rappeler, on se demande comme Marie : qu’a-t-on vu au début ? Etait-il heureux ?

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Pourtant la question n’est pas là, autour de Jean, mais autour de cette femme, Marie. De son déni absolu, face à une nécessité implacable, face à la mort de son mari, face à la mort elle-même et au vieillissement, qu’on ne peut arrêter, tout comme on ne peut arrêter le courant qui a emporté Jean.

Sous le sable est un film d’amour, sensuel, incarné. Un film sur un couple, sur l’amour de Marie pour Jean, si fort qu’elle ne peut pas accepter sa mort. Son amour est à l’image de la taille, du poids de Jean, imposant Bruno Cremer. A côté de lui, Vincent ne peut être que ridicule, si léger qu’elle est prise d’un fou rire pendant qu’ils font l’amour. Les scènes au matin de leur nuit chez elle sont très comiques, par le contraste entre l’image de Marie dormant paisiblement sur le sofa comme elle le serait dans une peinture d’Ingres, et l’apparition des jambes fines et blanches de Vincent en caleçon. Marie lui criera « Tu ne fais pas le poids ».

Le film est teinté d’érotisme. Sur la plage, ils sont unis par la couleur rouge de sa robe à elle, de sa serviette à lui. Une scène admirable est celle où, étendue sur le lit dans sa nouvelle robe, rouge encore, les mains démultipliées de Jean lui enlèvent ses chaussures, avant de remonter ses jambes et de lui caresser le visage, lorsqu’elle glisse sa main entre les jambes. L’amour entre Marie et Jean est aussi un amour entre deux corps.

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La perte de son mari se fait encore plus ressentir du fait de son origine anglaise. C’est lui, son goût de la bonne chair, du vin, qui la liait à la France. Jean disparu, elle se retrouve quelque peu étrangère à la France. Ils n’ont pas eu d’enfants. Pour lui, elle a renoncé à ses projets d’études qu’elle avait jeune, avoue que sa vie avec Jean a toujours été pour elle la chose la plus importante. La question de son identité sans lui, seule, se pose.

Sous le sable est donc le portrait d’une femme, Marie, magnifique Charlotte Rampling. Malgré toute la tristesse qui se dégage de ce film, Ozon ne la filme pas avec pitié, au contraire. C’est une femme forte, qui a été championne de natation, dont le rouge est la couleur, qui aime le suicide de Virginia Woolf, morbide, et n’a pas peur de voir des horreurs. Lorsqu’elle retourne sur la plage, elle est illuminée un peu à la façon des peintures du Greco, filmée de bas et haut, comme un phare, un roc. Lorsqu’elle fait l’amour avec Vincent, c’est elle qui prend le dessus.

Toutefois, plus qu’un regard sur elle, Sous le sable est son propre regard. Nous voyons ce qu’elle voit, puisque nous voyons Jean. Nous vivons ainsi le déni, luttons avec elle contre la réalité qui vient cogner contre son modèle. Parfois de manière sourde, sous-jacente : par exemple Marie ne peut pas accéder à l’argent de Jean sans son autorisation. Parfois brutale, comme l’apparition du cimetière à la fenêtre de l’appartement qu’elle visite.

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Son déni est une lutte acharnée, car plutôt que d’éviter la vérité,  Marie l’affronte. Elle va au fond de celle-ci, semble même l’accepter, pour la nier ensuite plus violemment. Ainsi, son déni semble parfois faiblir et même disparaitre : Jean n’est plus dans l’appartement avec Marie après l’appel de la police à propos d’un corps retrouvé. Mais il revient ensuite. Le film est construit comme le mouvement des vagues : une suite de moments d’apparente acceptation de la disparition, puis de retours dans le déni.

S’achetant une robe dans un magasin, elle veut aussi acheter à Jean deux chemises et une cravate. Lorsque sa carte de crédit ne passe pas, elle décide de ne prendre que la robe : peut-être se dit-elle au fond d’elle qu’il n’est plus là ? Au dernier moment pourtant, alors qu’elle commence à écrire son chèque, elle décide tout de même de prendre la cravate. Elle la lui donnera à son retour à l’appartement.

De même, sa liaison avec Vincent est une sorte de va et vient : au départ, elle n’écoute pas son amie, refuse que Vincent l’embrasse et en parle à Jean, pour ensuite accepter de diner avec lui et faire l’amour avec lui, et mettre Jean de côté. Elle accepte que Vincent prenne la place de Jean dans le lit, pour finalement parler de son cabinet au présent.

Elle se rend au commissariat des Landes où un corps correspondant à la description a été retrouvé. Les analyses des experts semblent prouver que c’est bien Jean. Alors qu’ils tentent de la dissuader de la faire, Marie demande à voir le corps, elle voit le cadavre, horrifiée, va jusqu’au bout, reconnait le maillot, on se dit alors qu’elle va devoir admettre la disparition, que c’est fini, puis elle explose de rire à la vue de la montre : ce n’est pas celle de son mari, ce n’est pas lui.

Enfin, la dernière scène est magistrale. Marie pleure pour la première fois à l’écran, sur la plage. Signe d’acceptation, tant que Jean était à ses côtés, il la rassurait. Elle passe sa main sous le sable. Après une lutte acharnée, elle semble donc enfin accepter la situation. Mais sous le sable, rien. Elle tourne la tête, et aperçoit Jean, au loin, debout sur la plage. Elle se relève et court alors vers la chimère éternelle, sans pouvoir jamais l’atteindre.

Si Ozon s’intéresse autant à cette femme, c’est -il me semble- qu’à travers le déni de la mort de Jean son mari, se trouve aussi pour Marie le déni de sa propre mort, de son propre vieillissement. Celui-ci est mis en lumière dès le début du film, par la crème qu’elle passe sous ses yeux après un regard appuyé sur son visage vieillissant. Se manifeste son besoin de rester jeune et de dissimuler son âge : une des premières images est celle où marie se maquille avec du rouge à lèvre rouge ; elle va à la gym tous les matins. En nous montrant ce qu’elle voit, Ozon nous met à sa place : son vieillissement devient le nôtre.

Le thème du corps est central : la question du surpoids de Jean est récurrente entre le couple, la conversation entre amis à laquelle on assiste traite du sport et du corps qui vieillit. Le corps est sensuel, beau, lors de l’acte d’amour, ou ridicule dans un t-shirt trop grand. Nous voyons les corps jeunes, nus, ensoleillé des deux nudistes sur la plage au début du film, face à la mer, puis devinons le corps mort, vert, grossi, déchiqueté et horrifiant, emporté par celle-ci. Ce dernier corps, qui n’en est plus un, est aussi le destin de Marie, le nôtre.

Par cette récurrence du corps, se pose la question du vieillissement, de la mort, que l’on peut chercher à nier, inutilement. A l’image de la mer, cette force, implacable, qui va et vient mais emporte tout sur son passage.

Lucie Allain