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“La Parade” : au-delà de la question gay, une fresque complexe de l’ex-Yougoslavie

Les affiches publicitaires du film Parada (La Parade en français) ont commencé à tapisser le métro parisien la veille de la tenue dans la capitale de « La Manif pour Tous », rassemblement national contre le mariage homosexuel, ce qui n’a pas manqué d’agacer certains opposants au projet de loi : à les entendre, le film synthétisait bien le message que voulaient faire passer les groupes LGBT et les médias à l’opinion publique, à savoir qu’il ne peut y avoir d’opposition aux revendications gays que sous la forme de skinheads menaçants.

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Cependant, la bande-annonce, réduite à quelques minutes de retrouvailles entre un Serbe (« Tchetnik »), un Croate (« Ustacha »), un Albanais du Kosovo (« Siptar ») et un Bosniaque, laissait dire que le film du réalisateur serbe Srdjan Dragojevic ne se limiterait pas au seul sujet de la Gay Pride à Belgrade, et en profiterait pour mettre en scène une savoureuse comédie yougoslave, absurde et outrancière comme Emir Kusturica sait les faire.

Le spectateur était donc d’emblée confronté à une interrogation : allait-il voir un film militant gay, ou une farce balkanique, dont La Parade serait un prétexte ? Deux heures plus tard, il peut être satisfait du résultat. C’est une oeuvre politique, engagée en faveur des revendications LGBT et contre l’homophobie, mais surtout une fresque générale, sarcastique et acérée sur la société serbe des années 2010, ce qui explique son immense succès dans l’ex-Yougoslavie, avec plus de 500 000 entrées en Slovénie, Croatie, Bosnie, Serbie et Macédoine.

Le public français – et en particulier bobo – étant peu au fait des multiples clins d’œil balkaniques du film, tâchons de planter le décor de cette péninsule, trop complexe pour se satisfaire des caricatures : après la Première guerre mondiale, le royaume des Slaves du sud, la Yougoslavie, se crée autour de la monarchie serbe. Cohabitent les Serbes, de culture orthodoxe, les Croates, de tradition catholique, les « Bosniaques » (le nom n’apparaît que dans les années 1990), Serbes convertis à l’islam par les Turcs, et une population albanaise musulmane présente au Kosovo, province qui fut le berceau historique de la nation serbe.

En 1941, les forces de l’Axe envahissent la Yougoslavie et mettent à bas la monarchie serbe, dont un fidèle, le général Mihailovic, tel un De Gaulle serbe, va prendre la tête de la résistance royaliste avec ses partisans, les Tchetniks. En face, les Croates se rallient aux nazis et créent un Etat fasciste, dominé par les Ustachis, qui persécutent Serbes, Juifs et Tsiganes. Les Albanais du Kosovo (qui forment la division SS Skanderberg) et une partie des Bosniaques (la division SS Handjar) collaborent également avec les Allemands contre les Serbes. De son côté, le chef communiste Tito, d’origine croate, entre dans la danse avec son propre mouvement de résistance, dont l’idéologie marxiste fédère toutes les ethnies. Tito combat à la fois les occupants et les Tchetniks royalistes, qui sont éliminés en même temps que les Ustachis, en 1945. La Yougoslavie fédérale communiste dure jusqu’en 1989, date à laquelle les plaies de la Seconde guerre mondiale se remettent à saigner. Serbes, Croates et Bosniaques s’affrontent violemment, et la victoire de ces derniers, soutenus par les Etats-Unis et l’Allemagne, donne naissance à des Etats ethniquement homogènes : une Croatie vidée de Serbes d’un côté, et une Bosnie partagée entre Musulmans et Serbes.

L’épilogue des guerres balkaniques a lieu au Kosovo, où les bombardements de l’OTAN sur la Serbie de 1999 lui imposent l’abandon de sa province, désormais majoritairement albanaise, qui déclare son indépendance en 2008, avec la bénédiction de Washington.

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C’est dans ce contexte que le mafieux serbe Lemon (citron, ou limonade), vétéran des combats des années 1990 reconverti dans la sécurité privée, est contraint d’accepter la proposition de Radmilo, vétérinaire gay, sous peine de renoncer à son second mariage (toléré par l’Eglise orthodoxe) : il doit assurer la protection de la Gay Pride de Belgrade, menacée par des bandes de hooligans au crâne rasé, parmi lesquels son propre rejeton, fils d’un premier lit.

Devant le refus de ses collègues serbes, horrifiés à l’idée de protéger des « pédés », Lemon part avec Radmilo à travers l’ex-Yougoslavie afin de retrouver d’anciens ennemis, devenus amis : un Ustacha, un Bosniaque, un Siptar… Cette équipe hétéroclite va faire cause commune avec la petite communauté homosexuelle militante belgradoise, au milieu de situations rocambolesques et de nombreux rebondissements.

La réalisation du film est soignée, et son rythme, particulièrement énergique, ne laisse pas le temps de s’ennuyer. Le soin des détails étonne : chaque personnage est stéréotypé de la tête aux pieds. Lemon est le baroudeur serbe, devenu nouveau riche, typique, avec ses tatouages, son énorme croix au cou, son peignoir de footballeur. Radmilo, gros timide qui se révèle par son courage, et son ami Marko, militant LGBT belgradois, forment un couple gay branché, amateur de Ben-Hur et des Sept Mercenaires… Une vaste palette de personnages hauts en couleur, du commissaire de police corrompu à la bimbo serbe au grand cœur, en passant par la grand-mère communiste et la lesbienne-garçon manqué, agrémente cette comédie dramatique, excessive et grossière, mais vivante et s’adressant au public visé avec ses propres mots, et un humour potache à souhait.

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Dénonciation de l’homophobie populaire, des liens entre la police et la mafia, et de la violence des groupes skinheads, qui ont prospéré parmi les jeunes désœuvrés, le film fait également vibrer la fibre nostalgique d’une Yougoslavie jadis unie, où les différences entre ethnies s’amoindrissent dans la culture commune et le quotidien partagé de ses habitants. Il dresse enfin le portrait d’une société serbe en transition, livrée trop vite à un capitalisme occidental débridé, humiliée par des Américains qui se fournissent en drogue au Kosovo, et qui voit pousser des villas kitsch à côté des centres commerciaux. Le passage où le prêtre orthodoxe bénit la salle de judo de Lemon et son nouvel appareil de musculation, est un délicieux symbole absurde de la foi ardente et superstitieuse des Serbes, et de la coexistence étrange de la culture traditionnelle et de la modernité.

La Parade a d’ores et déjà été adoubée par la critique française et internationale pour son message de fond pro-LGBT typiquement occidental. C’est sur la pertinence de celui-ci que nous nous permettrons d’être sceptique : non pas que la pédagogie contre l’homophobie des sociétés ultra-viriles yougoslaves n’ait pas été utile, mais la propagande pour une culture de la Gay Pride laisse songeur. Car, pour revenir à la réalité, les faits montrent que plus l’Occident promeut sa vision des revendications LGBT aux nations slaves identitaires, plus elles se raidissent. Si une Gay Pride a finalement pu être organisée à Belgrade en 2010, ce fut au prix de deux jours d’émeutes déclenchées par des skinheads et de 6 000 contre-manifestants, pour beaucoup des petites gens, blessées par ce qu’elles voyaient comme une ingérence occidentale, choquées ou inquiètes par un tel rassemblement. Résultat, la Gay Pride fut interdite en 2011 et 2012.

En Bulgarie voisine, les velléités de Gay Pride sont immédiatement réprimées par les autorités, qui ont un œil sur le précédent belgradois. En Ukraine, la « propagande homosexuelle » est condamnée pénalement. En Russie, le défilé a été interdit par décision judiciaire pour cent ans !

Malgré l’échec de la stratégie du passage en force, les Occidentaux ne semblent toujours pas comprendre les spécificités des cultures locales. Dans le cas de la Serbie, qui attend depuis des années son intégration à l’Europe, Bruxelles pratique un chantage qui peut se résumer ainsi : adhésion et subventions contre revendications LGBT. C’est ce que déplorent l’opinion publique, et l’influente Église orthodoxe serbe, qui affirme que le sujet homosexuel a été imposé à la société au détriment d’enjeux plus urgents. Le clergé fait savoir que les priorités pour la Serbie ne sont pas la Gay Pride, mais la lutte contre la corruption, et la réinsertion des 300 000 réfugiés chassés de Croatie et du Kosovo. Des sujets qui ne semblent pas émouvoir le Conseil de l’Europe, parrain de La Parade.

Pierre Jovanovic