PROFONDEURCHAMPS

“L’Insoutenable Légèreté de l’Être” : Milan Kundera à l’épreuve du kitsch

Dans « L’Insoutenable Légèreté de l’Être » (1984), Kundera affirme que tout art politique ou idéologique est condamné à rejoindre le marasme putride du « kitsch totalitaire ». Prétendant à la vérité unique, le kitsch de Kundera est la dictature du cœur, le gluant adversaire de la liberté et de la pluralité de l’expérience humaine. Il a recourt à des tropismes creux tels que l’amour, le courage, l’égalité. Sa fausseté nourrit une vision systématiquement euphorique et exaltée du monde, et exclut par nécessité toute potentielle contradiction avec ce système autotélique. Le kitsch est donc, comme l’a montré Clément Greenberg [1], le mode discursif préféré de l’art commercial, industriel. En faisant la cour au sentimentalisme et à des vérités universelles préétablies, il suscite l’adhésion massive des foules. Pour cette raison, le kitsch est donc aussi l’arme de propagande préférée des régimes totalitaires. Pour soutenir cette adhésion inconditionnelle des masses, il doit nier son contraire, refuser ce qui est hors de son système. Ce contraire, c’est ce que Kundera nomme la « merde », dans « L’Insoutenable… ». La fosse septique du régime soviétique, pour évacuer cette « merde », se trouvait en Sibérie : c’est le goulag. Pour résister à cet assaut contre la dignité et l’authenticité humaine, l’art se doit donc de résister à la tentation du kitsch. Milan Kundera, après la publication de « L’Insoutenable… », s’est attaché à renier tous ses écrits politiques pré-1958, et à refuser la qualification de « roman politique » pour son bestseller. Le Tchèque a cherché ainsi à suivre son propre précepte, et à échapper au kitsch omniprésent, lourd, pesant. Pour cela, interdiction de laisser transparaître la moindre nuance d’idéologie dans « L’Insoutenable… » : le monde des idées fixes est le terrain préféré du kitsch ! Le romancier doit se réfugier dans la légèreté pour ne pas se corrompre. A-t-il réussi ? Rien n’est moins sûr.

milan-kundera

Certes, l’auteur parvient à installer « des idées originales et une voix inimitable » [2], prérequis absolu pour éviter l’écueil kitsch, qui se complaît dans les lieux communs, les facilités stylistiques. Echappant à l’esthétique standardisée du Réalisme Socialiste soviétique, dont il est issu, Kundera développe au contraire une esthétique très personnelle et extrêmement individualiste. La structure du roman, d’une part, est pour le moins étonnante. Au lieu d’une ligne narrative homogène, Kundera nous livre un entremêlement de fils semi-indépendants mais savamment agencés, parmi lesquels plusieurs styles et plusieurs tons se côtoient pour former un ensemble uni, bien qu’hétérogène. Des méditations philosophiques succèdent à des anecdotes historiques, elles-mêmes encadrées de narrations oniriques, de scènes de ménage, de musicologie ou d’étymologie. Ces fragments sont organisés en sept parties, unifiées par un fil conducteur distinct que l’auteur résume ainsi: « le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde » [3].

[caption id="attachment_3565" align="aligncenter" width="500"]xbxcfgd Printemps de Prague (1968)[/caption]

La structure narrative est également originale dans son traitement du temps. Par exemple, la dernière partie dépeint la mort dramatique du chien dans les bras de Teresa et Tomas, alors que leur propre mort a été mentionnée nonchalamment un peu plus tôt dans le roman. D’autre part, Kundera se plaît à insérer de nombreux commentaires métafictionnels qui brisent à la fois toute forme de suspense chronologique, et exposent les rouages de la construction romanesque. A plusieurs reprises, il répète à ses lecteurs de ne pas croire tout ce qu’il dit, et que les personnages du roman n’ont jamais existé. Cette transparence, le désir de montrer toute la « merde » du processus artistique, partent d’une bonne volonté évidente : Kundera refuse le kitsch lisse et propre du Réalisme Socialiste. Il le refuse à ses personnages aussi : aucun n’a le droit de prétendre à la vérité absolue. On nous donne à voir quelques scènes plusieurs fois, celle du chapeau melon et du miroir, par exemple. Chaque fois, Kundera nous offre la perspective d’un personnage différent (pensez les meurtres du « Boulevard de la Mort » de Tarantino), et nous laisse le soin de décider (ou pas) laquelle est plus crédible. D’ailleurs, si Kundera est présent par son discours métafictionnel, il se refuse obstinément à entrer dans la tête des personnages. Les monologues intérieurs sont rares, et l’auteur avoue lui-même son impuissance quant à comprendre ce qui traverse l’esprit de Tomas, Sabina, Franz ou Teresa. Honorable !

[caption id="attachment_3567" align="aligncenter" width="308"]insoutenable-legerete-lena-olin-miror Scène du chapeau melon, extrait du film adapté du roman par Philip Kaufman (1988)[/caption]

En plus de rejeter tout conformisme de forme, Kundera combat le kitsch sur le fond, en cultivant une ambiguïté systématique du début à la fin. Le romancier, de fait, doit contourner absolument tout affirmation à caractère totalisant, à prétention universelle. Il ne doit surtout jamais tenter de persuader son lecteur – il ne peut qu’essayer de l’inspirer. Pour contrer la tentation de l’universalisme, Kundera développe donc, dans « L’Insoutenable… », un certain nombre de dyades thématiques qui s’opposent en permanence et annulent ainsi leurs prétentions mutuelles à la vérité. Les leitmotivs du texte mettent ainsi face à face légèreté et pesanteur, corps et âme, merde et kitsch. La tension de l’ouvrage se nourrit de leur perpétuelle confrontation. Par exemple, le suicide relaté du fils de Stalin (le grand gourou du kitsch soviétique) survient après que ses codétenus se soient moqués de la merde qu’il laissait à chacun de ses passages aux toilettes. Teresa est humiliée d’entendre son estomac grogner bruyamment lorsqu’elle vit un épisode sentimental, dont elle se fait une idée follement romantique et kitsch. Le personnage de Tomas est, quant à lui, à l’intersection de la légèreté de l’être, et de la pesanteur. Tout au long du roman, il sera déchiré entre la vanité insignifiante, creuse, vide de la première, incarnée par Sabina, et le poids insupportable et oppressant des vérités faussement universelles que la seconde, habitée par Teresa et son romantisme kitsch, cherche à imposer. Faut-il trancher entre légèreté de l’être et lourdeur d’âme ? Sabina, Teresa, Parmenides, Beethoven l’ont fait, dans le roman. Mais Kundera refuse de conférer un surcroît de légitimité à qui que ce soit. Il veut rejetter la responsabilité d’un tel choix. Cette irresponsabilité, qui soulève des questions sans y répondre, est la posture antithétique au kitsch totalitaire qui exclut tout questionnement pour n’apporter que des réponses unilatérales. L’ambiguïté du roman lui permet de rester dans la réflexion, et le protège de la prescription.

Un roman apolitique, non-idéologique, anti-kitsch, donc ? La tentative est noble, mais le résultat est très discutable. L’essence même du roman critique, qui dénonce l’unilatéralisme esthétique du Réalisme Socialiste russe, en fait nécessairement un roman politique. La fuite à l’Ouest de Kundera, son écriture subversive, son refus d’une vérité imposée… le point de référence de toute l’œuvre du romancier est le régime soviétique. Par effet miroir, le simple fait de défier l’autorité (ne serait-ce qu’esthétique) de ce régime fait entrer « L’Insoutenable… » dans le champ du politique. Par ailleurs, en publiant son roman en Occident et se faisant le promoteur d’un cynisme appliqué de manière quasi-programmatique à toute forme de naïveté kitsch, Kundera a de facto fait le choix d’une idéologie, donc d’un avatar du kitsch. Il remarque lui-même, dans son roman, que l’Occident a son propre équivalent au kitsch soviétique, plus sournois peut-être, dans son éloge de la légèreté et de l’individualisme illimité. Le refus de responsabilité de Kundera et la non-résolution volontaire des oppositions dans le roman sont le contraire du kitsch soviétique et de sa pesanteur. L’auteur a choisi la légèreté, le kitsch de l’Ouest. Le critique Igor Webb note d’ailleurs que le personnage de Sabina, artiste et incarnation par excellence de la légèreté individualiste, est celui qui se rapproche le plus de Milan Kundera, dans son esthétique et éthique personnelle [4]. Comme Kundera dans son roman, Sabina s’attache à montrer les rouages, les coulisses de son art dans ses peintures.

Outre cette apparente prise de position fictionnelle, « L’Insoutenable… » a souvent été lu comme un roman politique pour la parodie manifeste qu’il offre du Réalisme Socialiste. La fin, pour ne citer qu’elle, pastiche le « happy ending » caractéristique des histoires soviétiques : Tomas et Teresa trouvent finalement le bonheur sur une ferme collective, à la campagne, en communauté. Derrière ce décor lisse, cependant, se cachent plusieurs disfonctionnements : Tomas et Teresa n’arrivent pas à trouver de travail au village, le médecin s’apparente à un malade mental, et tous deux finissent par mourir tragiquement à cause d’un camion qui était mal entretenu par le kolkhoze. Tout ceci, conjugué à une fin ouverte, suggère l’absurdité et l’inauthenticité des « happy endings » social-réalistes.

[caption id="attachment_3570" align="aligncenter" width="560"]Teresa avec son appareil photo, extrait du film adapté du roman par Philip Kaufman (1988) Teresa avec son appareil photo, extrait du film adapté du roman par Philip Kaufman (1988)[/caption]

Quoiqu’il en soit, que Kundera ait voulu, ou non, que son roman exprime un message idéologique importe peu. Du point de vue de la critique Structuraliste, le texte en soi, comme entité distincte et autonome, performe son propre contenu. Comme l’écrit Roland Barthes, « c’est le langage qui parle, ce n’est pas l’auteur » [5]. Dans cette perspective, « L’Insoutenable… » n’a pas de signification secrète, de sens unifié sous-jacent : elle contient une multitude de contenus qui doivent être décryptés au gré de chacun. Là où l’auteur se retire, pour les Structuralistes, le lecteur s’avance. Publié dans un contexte de Guerre Froide, avec un style farouchement antiréaliste, s’appuyant sur des termes à connotations lourdes comme « kitsch totalitaire », relatant des évènements comme le Printemps de Prague, le livre de Kundera allait obligatoirement être reconstitué, décodé, interprété par les lecteurs comme message politique. Dans « L’Insoutenable… », Tomas perd noblement son travail après avoir publié un article dans lequel il compare le régime soviétique à Œdipe, puni d’avoir voulu crier sa bonne foi sur les toits plutôt que de prendre pleine responsabilité pour ses actes. Il y a donc une certaine ironie dans le refus de Kundera d’assumer lui-même la moindre responsabilité pour l’idéologie et l’écho politique de « L’Insoutenable… ». Réfléchissant à l’immense pouvoir de contestation qu’a eu la littérature dans la lutte contre les totalitarismes, à l’œuvre d’auteurs engagés tels que Solzhenitzyn ou Havel qui ont ébranlé des régimes dictatoriaux en leurs fondations, on peut se demander quand, et si, Kundera prendra sa responsabilité pour le message qu’exprime son roman. Ce faisant, non seulement pourrait-il renforcer sa position de résistance contre toute forme de kitsch totalitaire. Il pourrait aussi rassurer ses lecteurs en donnant à croire qu’il n’a pas complètement, lui-même, succombé à l’ « insoutenable légèreté » du monde capitaliste occidental.

Lucas Gaudissart


[1] Greenberg, Clement. ‘Avant-Garde and Kitsch’. (1939)

[2] Kundera, Milan. ‘L’Art du Roman’. (1988)

[3] Ibid

[4] Webb, Igor. ‘Milan Kundera and the Limits of Skepticism’. (1990)

[5] Barthes, Roland. ‘La Mort de l’Auteur’. (1968)

Un Commentaire

  • Posté le 11 May 2013 à 21:58 | Permalien

    Bonjour,

    “L’Insoutenable (…) contient une multitude de contenus qui doivent être décryptés au gré de chacun” !

    Parce que, même si j’admets volontiers la justesse de votre analyse, il n’en reste pas moins que Kundera parvient à faire avancer beaucoup de personnes dans la réflexion. Dans votre élan structuraliste, il me semble que vous occultez une bonne partie très “populaire” (des sensations vécues par l’individu) qui néanmoins nourrit le texte, et notre lecture de la vie n’est plus si nette, si unique.

    De même, un personnage ressort du lot, dont vous n’avez pas parlé, mais qui rehausse Tomas, Sabina, Franz ou Teresa : pour moi il s’agit de l’Individu, de l’être humain, du lecteur, de celui qui pose une réflexion sur les éléments qui l’entourent.

    En qualité d’individu, je propose une revue de passages (à mi-chemin entre l’analyse de surface, l’extrapolation, et la citation), un échantillon de ce que j’y ai trouvé de plus marquant ==> http://info-ma-tic.blogspot.fr/

    Super blog sinon 😉