PROFONDEURCHAMPS

Suivre Harry : la mission du narrateur

Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature 2010, nous l’a dit : « Invisible ou présent, un ou multiple, incarné à la première, seconde ou troisième personne, dieu omniscient ou témoin impliqué dans le roman, le narrateur est la première créature, la plus importante aussi, que doit inventer un romancier pour convaincre » (La Vérité par le mensonge, 1989, p. 56).

La distinction entre l’auteur et le narrateur peut paraître artificielle, alors que la rigueur l’exige.

L’auteur – être réel – conçoit, écrit et signe le texte, en assume la responsabilité, en possède ou concède les droits. Le nom qu’il a reçu de ses pères ou celui qu’il s’est donné figure sur la couverture. Ici, l’auteur, Joanne Rowling, se fait appeler J. K. Rowling.

mourning2

Le narrateur, en revanche, est un être fictif – celui qui raconte l’histoire. Quand il n’a pas de nom et qu’il n’est pas un personnage du livre, comme dans Harry Potter, on a tendance à le confondre avec l’auteur, à oublier qu’il est inventé.

Contrairement à l’être humain qui l’a créé, le narrateur n’est que de l’encre sur du papier ; c’est une suite de mots, une voix fabriquée pour la circonstance et qui ne fait rien d’autre que raconter une histoire unique à laquelle il ne survivra pas. Aucun auteur n’a jamais fait tenir tout le langage qu’il possédait, tout le savoir qu’il avait accumulé, toutes les émotions dont il était capable, dans son narrateur ; et aucun narrateur n’a jamais eu une vie hors du livre qui nous le fait connaître.

De menus indices permettent de se faire une idée de l’écart entre l’auteur et le narrateur. Au début d’À l’école des sorciers, on lit que Harry « n’était même pas inscrit à la bibliothèque, ce qui lui évitait de recevoir des mots désagréables exigeant le retour des livres empruntés » (tome I, chapitre 3) ; la subordonnée n’est pas du narrateur, mais de l’auteur. Plus loin, l’auteur se permet une nouvelle intrusion, et c’est alors son hostilité aux parcmètres qui s’énonce par la voix d’Hagrid (I, 5). S’ils font rire, si même ils rencontrent l’assentiment, ces mots dessinent une personnalité différente de celle du narrateur : celle d’un râleur ou d’une râleuse (alors que le narrateur est plutôt rieur), qui possède une voiture (ce n’est pas le cas du narrateur), qui a déjà trouvé une contravention sous l’essuie-glace, qui se sent tracassée dans la vie de tous les jours, s’en irrite et en souffre.

Cet auteur aurait sans doute bien des choses à nous dire sur lui-même ou sur la marche du monde ou d’ailleurs sur cette histoire dont il connaît déjà la fin, peut-être. Pourtant, passées ces deux piques, il disparaît. Sa discrétion, désormais, est telle qu’on ignore son prénom, et les initiales J. K. (imposées par son agent) dissimulent le fait que l’auteur est une dame. Il a fallu la gloire pour que Joanne Rowling sorte de l’ombre ; dans le texte, elle s’efface derrière le narrateur et, ferme au milieu des sollicitudes, elle persévère dans ce choix jusqu’à la toute fin du dernier tome.

Pareil choix tient de l’ascèse. Si tous les mots dont se sert le narrateur sont connus de l’auteur, cette dernière, pour créer le narrateur, écarte de son vocabulaire un grand nombre de mots. Dans le livre qui nous occupe, destiné à la jeunesse, soumis à une forme de censure, les mots ayant trait à la sexualité, pénis par exemple, n’apparaissent nulle part. On peut raisonnablement conjecturer que l’auteur connaît ce mot, mais son professionnalisme lui interdit d’en user. Presque tous les jours, l’auteur houspille ses enfants, court pour attraper le métro, pense à acheter du pain, et parle de cela. Mais, délicat comme un poète parnassien, le narrateur ignore les réalités qui n’ont pas leur place dans le récit qu’il veut faire, et le ton même de sa voix est plus homogène que celui d’une femme réelle qui s’amuse, se fâche, ordonne ou gémit, se brûle en se servant du thé ou découvre une fois dehors qu’il fait froid.

Inversement, le narrateur se sert de mots qui n’existent pas, « moldu » par exemple, mots que l’auteur n’invente que pour créer ce narrateur ainsi que le monde dans lequel elle l’inscrit.

Décrire ce monde de façon qu’il nous paraisse, le temps de la lecture, plus passionnant et au moins aussi vrai que la réalité, telle est la tâche du narrateur. Il doit en outre raconter une histoire, nous tenir en haleine avec cette histoire ; suivre Harry est sa mission.

Rien ne prouve que J. K. Rowling ait hésité sur la façon dont elle allait s’y prendre. Reste que, spontanément ou à l’issue d’une savante pesée, elle a arbitré entre plusieurs options, et cette décision grave, il lui a fallu la prendre dès le début de son travail.

Aucun professeur de Poudlard ne pouvait prendre en charge le récit : comment eût-il pu nous restituer la vie d’un trio d’adolescents ? En revanche, il n’eût pas été inconcevable de faire raconter l’histoire par Hermione ou par Ron. Mais on comprend que Joanne Rowling, si elle y a pensé, ait reculé devant les conséquences. On a vu le docteur Watson se faire l’historien de Sherlock Holmes ; dans des situations de ce genre, le narrateur est condamné au rôle d’admirateur béat. Pour éviter de paraître trop prétentieuse, une Hermione narratrice eût dû prêter à d’autres la moitié de ses talents. Un Ron narrateur eût perdu toute personnalité et une bonne part de son humour. Pour ne pas encombrer leur récit de confidences sur eux-mêmes, ils auraient sans doute renoncé l’un à l’autre. Pis encore, il eût fallu que le roman commençât lors de leur rencontre avec Harry, dans le Poudlard Express ou un peu avant. Les Dursley auraient alors perdu toute consistance ; l’enfance de Harry aurait été reversée dans des dialogues ou des récits rétrospectifs d’une clarté douteuse et d’une longueur lassante ; Harry lui-même aurait été posé d’emblée en héros infaillible.

Une autre stratégie eût consisté à faire raconter l’histoire par Harry, à la première personne du singulier. Dans L’Île au trésor (1882), Stevenson prête sa plume au petit Jim Hawkins, son héros, et le résultat est superbe. Mais celui qui s’engage dans le récit de ses malheurs est généralement peu porté à en rire, en sorte que la drôlerie de Joanne Rowling n’aurait pu se déployer ; et le suspensentretenu jusqu’à la fin sur la victoire ou la défaite de Harry eût été anéanti.

Si elle n’intervient pas dans le récit, – n’écrivant jamais « je », – J. K. Rowling s’est donné un narrateur anonyme qui lui sert de porte-parole. Sa partialité se manifeste – et se communique – de façon souvent caricaturale, mais parfois très subtile.

Ainsi, dans le prologue de Harry Potter à l’école des sorciers, l’auteur présente d’abord les Dursley ; un portrait-charge qui ne leur laisse aucune chance. Le point de vue interne accentue la satire. Le narrateur connaît leurs pensées et le style indirect libre les exprime : les Dursley « n’avaient pas de temps à perdre avec des sornettes ». Au bout de quelques pages, il les envoie au lit, – et c’est pour le lecteur une sorte de délivrance car on se lasse vite des crétins.

Le narrateur reporte alors son attention sur le chat tigré qu’on a vu lire une carte routière. Surgit Albus Dumbledore, le chat se métamorphose en professeur McGonagall et un dialogue s’engage entre les deux sorciers. Le narrateur adopte ici le point de vue externe : il rapporte comme objectivement gestes et propos.

Les deux sorciers inspirent une vive sympathie. Le contraste avec les Dursley y est certainement pour quelque chose, mais le changement de point de vue aussi. Le point de vue interne que le narrateur avait adopté pour parler de la tante et de l’oncle de Harry témoignait d’une absence totale de respect, et son récit le confirmait : ces gens ne méritaient aucun égard. Au contraire, le passage au point de vue externe invite au respect. Certes, Minerva McGonagall est décrite comme agacée, sévère, froide, mais les propos qu’elle tient, les larmes qu’elle retient, inspirent confiance. D’une dame appelée professeur, le jeune lecteur n’espère pas nécessairement qu’elle se montre gracieuse ou enjouée, mais il se sent rassuré s’il devine, sous la rudesse, du cœur. Comme elle peut se transformer en chat, il est conquis. Qu’elle soit amie avec Dumbledore achève de l’enchanter, car le vieillard, avec sa longue cape violette, son nez cassé et ses esquimaux au citron, est d’emblée séduisant.

Le narrateur ne se contente donc pas de nous dire que les uns sont sots et les autres tout différents ; par son attitude, désinvolte ou respectueuse, il guide la nôtre. Plus finement encore, il ne se comporte pas de la même façon avec les deux sorciers. Il observe le visage de McGonagall, il interprète ses regards, ses intonations, alors qu’il se montre plus réservé avec Dumbledore. C’est, dans l’immédiat, un excellent moyen de faire sentir la différence de rang, et de suggérer, pour plus tard, qu’il y a quelque chose d’inaccessible et de secret chez Dumbledore.

Lorsque s’achève ce prologue, les présentations sont faites – la famille, McGonagall, Dumbledore, ainsi qu’Hagrid, qui a apporté le bébé – et les problématiques sont posées : on sait que Voldemort a tué les Potter, qu’il a voulu tuer Harry, qu’il n’a pas réussi, que « son pouvoir s’est brisé ». Pour le narrateur aussi, l’aventure commence.

Alors le narrateur adopte une position qu’il ne quittera plus guère : la focalisation interne sur Harry. Cela suppose de se tenir auprès du garçon, un œil sur le monde autour de lui, un œil sur ses émotions et ses pensées. Le roman, après tout, s’intitule Harry Potter ; c’est lui le vrai sujet du livre. Aussi est-il assidûment suivi, observé, écouté… mais par un narrateur bien singulier.

Aux pages les plus sombres de la Coupe de feu, de l’Ordre du Phénix, des Reliques de la Mort, Harry, sans qu’il en ait conscience, a encore cette présence à ses côtés. Il s’en dégage l’impression que sa solitude n’est jamais complète, qu’il reste, non point porté, mais accompagné par beaucoup d’amour, un amour trop moqueur pour être celui d’une mère ou même d’une amie, – peut-être celui d’une sœur à la fois plus grande et jumelle, puisque Joanne Rowling a fait naître Harry le 31 juillet 1980, le jour où elle-même avait fêté son quinzième anniversaire.

C’est dire qu’on ne pourrait sans dommages transposer le texte de la troisième personne du singulier à la première ; tout sonnerait faux. Car ce narrateur aux côtés de Harry ne se confond pas avec lui ; même, il adopte à l’égard du garçon une attitude variable, se rapprochant de lui quand il a peur, s’éloignant lorsqu’il se trompe. Trois passages, extraits des trois premiers tomes, peuvent aider à saisir ces nuances :

Au matin de son onzième anniversaire, alors qu’il vient d’apprendre qu’il est sorcier, Harry est réveillé par un hibou postal (I, 5). Une longue journée commence, qui va le mener, sous la conduite d’Hagrid, d’une île perdue jusqu’à Londres, journée consacrée à l’achat de fournitures scolaires et qui, pour un autre et dans d’autres circonstances, eût été la plus ennuyeuse du monde, mais qui sera, pour Harry, la plus étonnante de sa vie, parce qu’il va découvrir le monde de la magie.

Le narrateur doit accomplir une tâche multiple et complexe. Sans lâcher l’enfant, il lui faut rendre sensible sa confiance en un géant tombé du ciel ; les suivre dans le métro, à la banque, dans les magasins ; énumérer l’écart entre le monde des moldus et le monde des sorciers, – celui des lecteurs et celui des personnages ; nous en présenter de nouveaux, notamment Quirrell et Drago Malefoy.

« Sans lâcher l’enfant » est à la fois le problème et la solution, et c’est à cela que l’on voit que la position adoptée par le narrateur est juste. Elle combine le « il y a » du point de vue externe, le « il perçoit » du point de vue interne et le « regardez-le » du narrateur anonyme, – un « regardez-le » qui autorise plus de distance ou de tendresse, plus d’humour, que ne le ferait le « admirez-le » d’un témoin engagé dans l’action, ou le « écoutez-moi » d’un narrateur à la première personne.

Le narrateur accompagne donc l’enfant dans les nombreuses émotions de cette journée. Tantôt, il lui attribue une pulsion banale – « Harry avait hâte de commencer à dépenser son argent », tantôt remonte un souvenir désagréable dont il fait ironiquement une loi universelle – « Harry avait appris au contact de l’oncle Vernon qu’il ne faut jamais déranger quelqu’un qui lit son journal ». Il note sa stupeur, son bonheur ; il note aussi les irruptions de l’angoisse : « Harry retournait les pièces de monnaie entre ses mains. Il avait l’air soudain préoccupé, comme si le bonheur qu’il avait ressenti venait de crever comme un ballon. »

qegvc

Parce que tout est vu par les yeux de Harry, réfracté par son esprit, tout semble vrai, plus vrai que si c’était décrit extérieurement.

Avec une subtilité supérieure, le narrateur renonce à exprimer ce que Harry serait bien en peine d’exprimer. En présence de Mr Ollivander, l’enfant éprouve une sorte de malaise qui paralyse sa pensée. Le marchand lui décrit la baguette de sa mère, puis celle de son père, dont Harry a appris la veille qu’ils avaient été assassinés tous les deux. Que ressent-il ? Quelque chose, on s’en doute car nous le ressentons aussi. Mais l’information se dépose sans que le narrateur la commente. Il ne quitte pas Harry ; il ne le précède pas non plus sur le chemin de la reviviscence. Il y a, dans cette attitude, de la pudeur, du respect, une belle intelligence, car il serait vain de se donner l’air de savoir ce qui est moins à dire qu’à partager.

Dans ce chapitre, à côté d’une évidente tendresse, le narrateur s’est permis un peu d’ironie, parce que le sort de Harry était globalement enviable. Mais que l’enfant coure un danger et aussitôt l’ironie disparaît. On voit cela dans le deuxième exemple.

À la fin de la Chambre des secrets, laissant Lockhart assommé sous la garde de Ron, Harry s’engage dans le repaire du basilic. Il est seul et il a tout lieu de craindre l’arrivée du monstre, mais il faut bien qu’il essaie de retrouver Ginny. Le narrateur voit ce que Harry voit, entend le rythme accéléré de son cœur, dit son inquiétude : « Le Basilic était-il tapi dans l’ombre d’un pilier ? Et où se trouvait Ginny ? » (II, 17).

Le garçon la trouve évanouie, puis il constate la présence de Tom Elvis Jedusor, ou plutôt d’une forme lumineuse qui s’incarne peu à peu. Harry regarde Tom comme un ami ; ce n’est qu’au fil du dialogue que son analyse évolue. Le narrateur semble aussi attentif que le héros, mais il signale ses émotions ou leurs symptômes : « désespéré… d’une voix hésitante… Harry se demanda… en perdant patience… qui (lui) donna la chair de poule… la gorge sèche… les ongles enfoncés dans les paumes… » Sans doute, pour l’essentiel, le narrateur reste-t-il dans le monde extérieur : il laisse parler Jedusor, il suivra bientôt la lutte entre le phénix et le serpent. Mais c’est aux côtés de Harry qu’il se tient et Harry est le seul personnage dont il nous communique les pensées. Il ne leur accorde que peu de lignes dans cette scène où les actes se précipitent, où les révélations s’amoncellent, mais c’est assez pour que le lecteur se sente lié au héros, impliqué dans son combat, et c’est assez pour nous persuader de la valeur des vérités qu’il porte, de la légitimité de sa victoire.

Or le narrateur n’adopte pas systématiquement cette position. On le voit avec le troisième exemple.

À la fin du Prisonnier d’Azkaban, Hermione et Harry arrivent dans la Cabane hurlante. Ils viennent secourir Ron et trouvent avec lui Sirius Black, le prisonnier évadé dont on croit qu’il veut tuer Harry. Survient alors Lupin ; quelques mots échangés avec Black suffisent à lui faire prendre son parti. Devant ce qui a l’air d’une trahison, le narrateur reste aux côtés de Harry :

Lupin « sépara les baguettes magiques de Harry, de Ron et d’Hermione et les lança chacune à son propriétaire. Harry, stupéfait, attrapa la sienne.

– Voilà, poursuivit Lupin en glissant sa propre baguette dans sa ceinture. Vous êtes armés, nous ne le sommes pas. Vous allez m’écoutez, maintenant ?

Harry ne savait plus que penser. Était-ce une ruse ? » (III, 17).

Comme s’il jugeait stupide cette pensée du héros, le narrateur s’écarte aussitôt de lui ; il renonce au style indirect libre et à la focalisation interne. Pour un moment, c’est le point de vue externe qui prévaut. Le narrateur ne revient vers Harry que lorsque celui-ci comprend enfin que Black et Lupin disent la vérité :

« – Il (le rat Croûtard) n’a pas très bonne mine pour le moment (…) Il a dû perdre du poids depuis le jour où il a appris que Sirius s’était évadé…

– C’est ce chat cinglé qui lui a fait peur ! s’exclama Ron (…).

Mais les dates ne concordaient pas, pensa soudain Harry… Croûtard (…) était en mauvaise santé depuis (…) le moment où Black s’était évadé… » (III, 18).

La proximité entre le narrateur et Harry paraît conditionnelle ; encore faudrait-il que le héros ne démérite pas, qu’il ne s’égare pas. Au vrai, elle n’est suspendue qu’à titre provisoire, pour aider le lecteur à comprendre plus vite que Harry. Le lien qui unit le narrateur – l’auteur – à son héros n’est pas de ceux qu’un instant d’égarement peut dissoudre. Il ne s’agit pas de l’amour maternel dont Joanne Rowling parle si volontiers, mais d’une sorte d’amitié où les différences d’âge et de statut autoriseraient l’ironie et la tendresse.

Cette proximité entre le narrateur et Harry fait, plus que la virtuosité du décor ou l’ingéniosité de l’intrigue, la vraie force du livre. Elle lui donne sa cohérence, son humanité, son charme définitif.

Pourtant, la focalisation interne sur Harry est souvent interrompue.

C’est le cas dans les dialogues, et ils sont nombreux. Chaque fois qu’un personnage prononce une phrase, mécaniquement la focalisation se porte sur lui. Le lecteur n’y prend pas garde parce qu’il sait que Harry entend cette phrase, et cela suffit à la cohérence du roman.

ok

Encore faut-il mettre à part les tirades qui livrent un récit, par exemple lorsque Fudge, McGonagall et Hagrid se relaient pour raconter à Rosmerta leur version, dont ils ignorent qu’elle est fausse, du duel qui opposa Peter Pettigrow à Sirius Black (III, 10). Dans ces passages, le narrateur se contente de transcrire, tels que Harry les reçoit, des récits que l’auteur confie à d’autres ; – on en trouve l’équivalent, sous une forme inédite, quand Harry descend dans la pensine. Ce sont invariablement des petits bijoux, pleins de révélations à donner le frisson, au point qu’on en oublie que J. K. Rowling aurait très bien pu, à cause d’eux, rater son livre ! Si elle avait raté le récit par lequel Hagrid apprend à Harry le meurtre de ses parents (I, 4), la plupart des lecteurs n’auraient jamais lu la suite.

Il serait naïf de croire que l’on élucidera jamais les ressorts de ces réussites locales qui sont une des conditions de la réussite globale. Notons tout de même des traits constants, ou presque : il n’est pas rare qu’on y voie un être humain en danger ou en situation de grande souffrance ; et chaque fois l’on devine que la connaissance des faits rapportés est décisive pour la compréhension de l’histoire.

Le souci de clarté suscite d’autres entorses à la focalisation interne sur Harry, entorses périlleuses, voire regrettables. La Coupe de feu s’ouvre par un chapitre, plutôt réussi en lui-même, mais désastreux dans cette œuvre en ce qu’il brise le point de vue qui l’organise ; de même, les deux premiers chapitres du Prince de Sang-Mêlé et le début des Reliques de la Mort. Sans doute l’auteur n’a-t-elle pas trouvé meilleure solution pour nous délivrer les informations dont nous avons besoin. Elle regroupe ces facilités en prologue, ce qui les rend plus acceptables ; et, dans le Prince de Sang-Mêlé, elle glisse du point de vue externe à la focalisation interne en promenant son regard dans la chambre de Harry comme lui-même le fera dès qu’il se sera réveillé (VI, 3). L’élégance du procédé rachète un peu la faute initiale. On peut l’interpréter comme un indice des progrès que J. K. Rowling aurait accomplis dans l’art d’écrire.

Mais elle récidive au douzième chapitre des Reliques, pour s’amuser, semble-t-il. Disons que c’est une fantaisie qu’elle s’accorde.

Plus délicat paraît le problème de la « connexion » entre Harry et Voldemort. Si éloignés que soient leurs corps, il se produit parfois que leurs cerveaux communiquent. La connexion apparaît dans la Coupe de feu ; Harry en informe Sirius et Dumbledore ne tarde pas à l’interpréter (IV, 1, 29 et 30). Dans l’Ordre du Phénix, Voldemort s’insinue dans l’esprit de Harry ; dans les Reliques de la Mort, c’est l’inverse qui se produit : Harry lit dans les pensées de Voldemort.

J. K. Rowling justifie cette situation insolite. Une cicatrice en forme d’éclair orne le front du héros. C’est la trace laissée par Voldemort quand il a essayé de tuer Harry. Elle lui cause des douleurs insoutenables quand le mage noir est à proximité (I, 7 et 17). Ce n’est qu’à la toute dernière ligne du dernier tome qu’on pourra lire : « Il y avait dix-neuf ans que la cicatrice de Harry avait cessé de lui faire mal. »

Dans l’intervalle, Dumbledore aura éclairé Harry sur l’importance de cette trace : « Il y a quinze ans, lorsque j’ai vu ta cicatrice sur ton front, j’ai deviné… que c’était peut-être là le signe d’un lien qui s’était forgé entre toi et Voldemort » ; l’éminent vieillard aura observé le phénomène, pressenti ses conséquences : « Tu as pénétré si loin dans son esprit… qu’il a fini par sentir ta présence… J’étais sûr qu’il ne se passerait pas longtemps avant que Voldemort essaie de s’insinuer dans ton esprit pour manipuler et fourvoyer tes pensées… J’ai cru voir (son) ombre remuer au fond de tes yeux » (V, 37).

Si Voldemort, peu de temps d’ailleurs, recherche cette connexion pour la contrôler, Harry la subit. Mais elle ne fait pas de lui « une antenne de télévision » (VII, 15). Il faut que le mage noir soit la proie d’émotions soudaines pour que la connexion s’établisse. Harry est alors comme arraché à la réalité alentour, arraché à lui-même. Dansl’Ordre du Phénix, il devient le serpent Nagini, en qui Voldemort a placé un morceau de son âme ; dans les Reliques de la Mort, il devient Voldemort lui-même et ressent sa joie, sa colère, son envie de tuer.

Toute étayée qu’elle est, – si plausible qu’elle soit pour peu qu’on admette la magie, – cette connexion pose un problème inédit ; aucun roman célèbre n’en donne l’équivalent. Or elle affecte la narration, elle opère des intrusions qui déchirent le tissu narratif comme elles fendent le crâne de Harry.

On en voit l’utilité : comment faire la guerre sans espion dans le camp adverse ? comment combattre un homme si l’on ne dispose d’aucun moyen d’éventer ses projets ? Voldemort est finalement vaincu parce qu’il est resté dans l’ignorance des plans de Dumbledore alors que Harry pouvait deviner ou découvrir l’essentiel des siens (VII, 23). L’auteur avait besoin que Harry sût ce que tramait Voldemort ; elle lui a donc ouvert son cerveau. « Je compte m’en servir », dit Harry quand il comprend qu’il ne pourra éviter cette connexion (VII, 12).

Mais, de ce que cette connexion soit utile, il ne s’ensuit pas qu’elle soit convaincante. Pour en atténuer les inconvénients, J. K. Rowling a pris ses précautions : non seulement ces intrusions sont d’une belle intensité, mais qui plus est, quand le mage noir utilise cette connexion pour égarer Harry, le narrateur ne se montre pas plus lucide que lui – il laisse cet honneur à Hermione (V, 32). C’est un moyen habile pour préserver la crédibilité du récit. Ainsi, quand nous suivons Harry dans l’esprit de Voldemort, comme, au sens strict, nous demeurons immergés dans l’esprit de Harry, l’homogénéité du roman n’est pas vraiment rompue.

Or c’est la condition de la réussite. Car la présence auprès de Harry de ce narrateur extraordinaire, à la fois tendre, moqueur et vigilant, donne à ce long récit sa couleur particulière, son unité tonale, sa beauté, – ce qui fait de ce livre un grand roman.

Comme il se doit, l’épilogue des Reliques de la Mort – « Dix-neuf ans plus tard » – marque l’adieu du narrateur au héros.

On croit d’abord qu’ils se sont déjà quittés, car le début est écrit selon le point de vue externe : « En cette matinée du 1er septembre, l’air était vif et doré comme une pomme. »

Harry prononce la première tirade… L’attention se resserre sur Albus, son fils puîné. On glisse doucement au point de vue interne :

« – Où sont-ils ? demanda Albus.

Anxieux, il scrutait les formes imprécises qu’ils croisaient en s’avançant sur le quai. » (En anglais, la focalisation sur Albus est moins nette.)

Ron (son oncle) et James (son frère aîné) lui ravissent tour à tour la vedette, mais l’attention du narrateur revient sur lui :

« – Et si je suis à Serpentard ?

La question qu’il avait murmurée était destinée uniquement à son père. Harry savait que seul le moment du départ pouvait forcer Albus à révéler à quel point sa peur était profonde et sincère. »

Par la grâce du fils, le point de vue interne est revenu vers son père. Il en est ainsi jusqu’à la fin :

« Harry agitait la main et lui souriait, même s’il ressentait un peu comme un déchirement le fait de voir son fils s’éloigner ainsi de lui… »

« Tout était bien » : la dernière phrase du livre pourrait être de Harry ou de Ginny ou de l’auteur, voire du lecteur. Le narrateur s’évapore dans la paix.

François Comba

3 Commentaires

  • Posté le 22 September 2013 à 13:56 | Permalien

    Cette analyse ressort bien là toute la subtilité de l’auteur, un plaisir de vous lire !§!

    • Posté le 23 September 2013 à 00:06 | Permalien

      Et encore, faute de retrouver les demi-lignes, peu nombreuses et disséminées, je n’ai pas signalé les passages où la focalisation sur Harry englobe Ron. Dans ces moments, ils ne forment qu’un coeur et qu’une âme, et c’est une façon très subtile de nous faire sentir la profondeur de leur amitié.

  • Posté le 23 September 2013 à 10:51 | Permalien

    Dés le début de leur rencontre, on ressent déjà un attachement très fort qui se créer, une évidence !§!