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La variation dans les “Contes moraux” de Rohmer

De Goldberg à Marilou, on connaît en musique le genre de la variation. L’exercice pourrait sembler impossible à mettre en place au cinéma, il existe pourtant. Nous en avons le plus bel exemple dans le cinéma français avec les Contes Moraux d’Eric Rohmer.

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Je n’apprendrai rien aux mélomanes, en musique, toute variation s’articule autour d’un thème et la beauté du genre réside dans les jeux de continuité et d’alternance. Il en est de même pour les films dont il est question ici. Tous les Contes moraux s’articulent autour d’un thème persistant, d’un motif : leur scénario. Autrement dit, ces six films sont bâtis sur une même structure et leurs scénarios suivent la même trame. Cette constante scénaristique est ainsi résumée par Rohmer lui-même :

« un homme est à la recherche d’une femme, il en rencontre une autre, qui le distrait, et puis il revient à la première. »

Les six films dont il est question ici sont des variations autour de ce thème : ils racontent tous l’histoire d’un homme amoureux qui connaîtra la tentation mais n’y succombera pas. Connaître à l’avance la structure et le dénouement de ces films n’enlève rien au plaisir de les voir tous. C’est d’ailleurs la richesse de la variation en toute discipline : la présence récurrente d’un motif ne rend les disparités que plus éloquentes. Rohmer excelle dans cet exercice et ses films tournoient autour du même problème sans redondance, la reprise de la même trame scénaristique illustrant la profondeur de la question. Les Contes moraux sont aussi différents que réussis. Les deux premiers, La boulangère de Monceau et La carrière de Suzanne sont de modestes moyens métrages en noir et blanc. La collectionneuse (1967), Le genou de Claire (1970) sont en couleur et font partie des “films de vacances” de Rohmer. Ma nuit chez Maud (1969), le plus fameux sans doute de ces contes est un long métrage d’un noir et blanc irréprochable. Le plus tardif, L’amour l’après-midi (1972) montre en couleur un Paris grisonnant.

Connaissant la nature de ces six variations et le thème autour desquelles elles s’articulent, on pourrait penser que puisque ces Contes sont « moraux », ils le sont au sens d’une éthique amoureuse. En effet, le motif omniprésent semble « moral » : les protagonistes, s’ils connaissent la tentation, n’y cèdent pas donc semblent s’astreindre à des règles morales élevant la fidélité, la constance. Ce n’est pourtant pas pour cette raison apparemment évidente que Rohmer a baptisé de « moraux » ses contes.

Ce n’est souvent pas l’exigence ni le respect d’une éthique amoureuse qui motivent les personnages à ne pas succomber. Il peut s’agir d’une part de hasard comme dans La Collectionneuse où la séparation finale des deux héros est due à une rencontre imprévue. Il peut aussi s’agir de la résurgence d’un symbole affectif comme dans L’amour l’après-midi, où le personnage se refuse à la tentation après s’être vu dans une posture qui lui rappelle sa situation conjugale. Non, si les films de Rohmer sont moraux, et ce de son propre aveu, c’est parce qu’ils racontent l’histoire d’êtres humains qui réfléchissent à propos d’eux-mêmes, de fervents pratiquants du discours sur soi. Leurs déchirements font systématiquement l’objet de réflexions profondes. Non seulement les personnages sont conscients de leurs dilemmes mais ils expriment tout haut leurs états d’âme. Dans ce cinéma de Rohmer rien n’est caché et la parole est au centre, nous sommes face à des films profondément discursifs.

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Non que l’image soit négligée puisque le Clermont monochrome de Ma Nuit chez Maud est parfait, les paysages préalpins du Genou de Claire sont superbes et Rohmer est un cinéaste trop attentif pour négliger ses cadres. Mais à l’opposé d’un cinéma de l’image et du non-dit, le sens est ici exclusivement transmis par le vecteur de la parole.

Les dialogues sont mis au premier plan par une telle approche, de quoi donner un espace d’expression privilégié à la langue française d’Eric Rohmer, limpide, élégante, riche. Ceux-ci sont travaillés dans le moindre détail (on peut voir Jean-Louis Trintignant en témoigner ici : www.ina.fr/video/I00011434). Le résultat est convaincant, c’est un grand plaisir d’écouter les personnages deviser dans un langage délibérément châtié et regarder l’un des Contes Moraux, c’est entendre un livre.

Ces films résonnent aussi de longues voix off, un procédé utilisé pour marquer le penchant très réflexif des personnages. Les héros de la Collectionneuse et de l’Amour l’après-midi sont moins loquaces en société que ceux du Genou de Claire et de Ma Nuit chez Maud, ils sont aussi plus isolés de par l’espace dans lequel le film les confine. Rohmer compense cette moindre quantité d’interactions par ces longues voix off au cours desquelles les dilemmes des personnages sont exprimés tout  haut. L’approche « morale » du cinéma au sens d’une conscience de soi exacerbée atteint avec ces monologues son aboutissement.

Les Contes moraux sont donc indubitablement des films bavards. Tout y est dit, confessé. Nous ne sommes absolument pas dans un cinéma du caché, du mystère. Les relations amoureuses sont consciencieusement interrogées, disséquées, exposées… On pourrait imaginer qu’une telle logique ne laisse aucune place à l’interprétation du spectateur, que celui-ci devient l’auditeur passif de discours superbes mais trop clairs et complets pour déclencher une réflexion intéressante. Il serait mis devant des faits accomplis, des histoires finies.

Mais –et c’est là que réside le génie de Rohmer- l’effort du spectateur doit en fait dépasser le dialogue. Son interprétation doit savoir oublier les paroles pour tenter de saisir la vérité des personnages. Ce n’est pas parce que tout est formulé qu’il n’y a rien à deviner, ce n’est pas parce que les personnages sont spécialistes de l’auto-analyse qu’ils sont sincères pour autant.

La finesse extrême de ces films vient de la nuance qui est faite entre discours et vérité. Le tour de force de Rohmer est d’illustrer en six variations à quel point il est difficile d’être sincère avec soi-même, surtout en amour. Les personnages noient leurs doutes dans des dialogues excessivement rationnels et expansifs, se rassurent dans des voix off admirablement construites. Mais bien souvent, cette profusion d’arguments n’est là que pour combler un désarroi profond, des incertitudes évidentes. Ce paradoxe est à son comble dans L’amour l’après-midi où le héros assure en voix off à propos des femmes qu’il croise dans la rue « je ressens profondément leur attirance sans être attiré pour autant » alors même qu’il connaît la tentation avec une femme autre que la sienne. L’énergie qu’il met à nier toute tentation suivie du lent rapprochement physique qui s’opère avec une de ses vieilles connaissances ne fait que souligner le caractère purement argumentatif de ses pensées exprimées à l’écran.

C’est le paradoxe d’un cinéma construit autour du dialogue mais qui s’ingénie à démontrer la vacuité du discours sur soi. Tout au long des six contes moraux l’abondance des mots et leur beauté s’attaquent sans succès au doute et cette dualité incessante invite le spectateur à un niveau d’interprétation nouveau : la vérité qui se cache derrière tout discours amoureux trop construit. Ces films peuvent former une longue réflexion sur la possibilité et la nécessité d’être sincère avec les autres et avec soi-même. Ma Nuit chez Maud, considéré comme le plus abouti des Contes Moraux va même plus loin et pose la question à travers le jansénisme auquel s’astreint son personnage (qui n’est jamais transgressé malgré des désirs évidents) de la primauté que peut prendre un discours rassurant et bien structuré sur l’incertitude des passions authentiques dans nos choix de vie.

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Cet article n’est pas celui d’un spécialiste, ni même celui d’un fin connaisseur. Mon seul but ici est de vous encourager à voir ou revoir ces six films, à s’intéresser à ces êtres humains noyés de sentiment et qui se raccrochent à la parole comme à une bouée. Non seulement la langue qui y résonne est exquise, les images irréprochables et les acteurs parfaits mais le cinéma de Rohmer est un cinéma qui respecte le spectateur, tout autant qu’il est exigeant. Ici on ne tente pas par des effets de manche, des non-dits ou des ellipses simplistes de donner un vernis de profondeur au film. L’intelligence est là et tous les éléments sont donnés au spectateur. A lui de s’aventurer dans la complexité des personnages et d’interroger les dynamiques qui se cachent derrière des discours par trop convaincants.

Les Contes moraux de Rohmer en un mot, une confrontation courageuse et sincère avec l’enchevêtrement des sentiments et des paroles, un exploit en cinéma.

Alexis Aulagnier