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Adrian Paci, l’activateur de mondes

Du 26 février au 12 mai 2013, l’exposition d’Adrian Paci, Vies en transit, est à découvrir au Jeu de Paume. Je me suis rendue au vernissage, où j’ai pu entendre l’artiste s’exprimer sur cette exposition, qui marie avec grâce art contemporain et problématiques géopolitiques, sociales et philosophiques actuelles.

Né dans les années 70 en Albanie, alors que les artistes sont au service de la propagande communiste, Adrian Paci connaît une jeunesse mouvementée, faite de nombreux aller-retour entre son pays d’origine et l’Italie, où il se réfugie dans les années 90 pour échapper à des troubles sociaux sévères en Albanie. Ce passage incessant d’un pays à l’autre, d’une culture à l’autre, d’une conception de l’art à l’autre est au cœur des problématiques que l’artiste soulève dans ses œuvres. Déracinement, recherche d’identité et de foyer, revendication d’identité : Adrian Paci forge son œuvre à travers sa propre expérience, sa propre perception du monde.

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Mémoires mêlées, identités troublées

L’exposition qui lui est consacrée au Jeu de Paume regroupe de nombreuses œuvres : peintures, photos mais surtout vidéos, support privilégié de l’artiste. Cet intérêt pour la vidéo naît et s’impose d’une manière assez naturelle et quasi intuitive, lorsqu’il voit sa fille de 3 ans raconter un conte folklorique albanais, et mélanger à ce conte pour enfants des éléments de la guerre et de la violence qu’elle a pu percevoir à travers les médias (Albanian Stories, 1997). La superposition des mémoires et la force intrinsèque de la narration ne pouvait être, selon lui, que racontée et rendue par la vidéo.

Ce rapport à la mémoire est aussi un des fils conducteurs d’Electric Blue (2010), une vidéo surprenante et inventive qui joue avec la cocasse superposition d’images de films pornos et de documentaires de guerre. Cette juxtaposition d’images en mouvement fait apparaître, d’une manière presque magique, de nouveaux sens à la narration ; elle contribue à refaçonner la mémoire à partir d’éléments non linéaires, qui se mélangent.

Paci développe dans ses œuvres un rapport intéressant à la réalité : il emploie des éléments empruntés au réel, qu’ils soient des personnages, des contextes ; mais se fait aussi créateur de rencontres et de situations. C’est finalement de cette subtile association du réel et de la fiction que naît l’évocation d’une réalité forte.

Le rituel ou la théâtralité au quotidien

Dans The encounter (2011), Paci se filme serrant la main aux habitants d’un petit village sicilien, défilant en procession. Il se positionne comme le récepteur attentif de la réalité : l’œuvre devient une clé qui permet à l’artiste de se faire “activateur” du monde, et non plus simplement créateur de situation. “J’étais intéressé par le geste qui consiste à se serrer la main, de par son côté rituel et quotidien. On se sert en effet la main aux enterrements ou aux mariages, parfois aussi pour se féliciter ou faire la paix. L’idée est de montrer un moment de partage où ce qui est célébré est le geste lui-même”, explique Adrian Paci. Ce rituel est ainsi à la fois un geste social et individuel, singulier.

On retrouve cet intérêt pour le rituel dans beaucoup d’œuvres de Paci : pour lui, le rituel est porteur d’une grande théâtralité au cœur des moments quotidiens car il représente très souvent un moment de transition entre deux états : de la vie à la mort (Vajtojca ou la pleureuse, 2002) de la jeune fille à l’épouse contrainte (The Last Gestures, 2009).

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Faire surgir le réel de l’irréel

The Column (2013), dernière œuvre en date de Paci, s’inspire d’une rumeur parvenue aux oreilles de l’artiste : en Chine, des artisans et ingénieurs payés une misère fabriqueraient des sculptures en marbre sur un bateau, afin de réduire les coûts de production. Paci se renseigne, mais ne trouve aucun procédé correspondant exactement à cette rumeur. Cependant, la potentialité poétique, artistique, politique et sociale de cette histoire le touche. L’enjeu devient donc de reconstruire cette réalité proche de la légende, puis de laisser la caméra tourner, en jouant aussi avec les imprévisibles et la beauté qui peut s’en dégager. La vidéo qui en résulte, c’est le substrat de la complexité du monde contemporain, paradoxalement cynique et esthétique, technique et artistique, où le temps est à la fois minutieusement chronométré, et pourtant quasiment suspendu, au-dessus de ce bateau qui semble errer indéfiniment sur l’océan.

À travers ses œuvres, Paci se fait monstrateur du monde contemporain dans ce qu’il a de plus complexe et de plus merveilleux, grâce à l’étonnante force évocatrice des images. Il interroge aussi les liens entre les différents supports artistiques, ainsi que leur dimension médiatique : la photo et le documentaire peuvent être pris, au premier degré, comme des documents témoignant d’une réalité. Mais avec le travail de Paci, ils deviennent avant tout le lieu de naissance d’une œuvre, d’une rencontre politique et poétique.

Le Jeu de Paume nous propose ici une exposition intelligente et réellement sensible, qui sublime les concepts théoriques et réinvente le réel. Plongés dans l’obscurité des salles, on s’imprègne des images, des mots, des visages. On en rit, on est gênés, on en a peur ; et c’est comme une force tranquille qui se déroule au fil de la visite, une grâce qui nous heurte dans notre individualité, notre sociabilité, notre humanité.

Le poétique dans l’image

J’ai tout d’abord été frappée par les liens tissés par Paci entre le monde de l’art, le monde réel et celui de la théorie. Je me figure ainsi, pour me représenter ce réseau, une sorte de triptyque ingénieux où le réel est capturé dans un regard, est révélé par un procédé poétique et artistique qui en dit plus sur la réalité que n’importe quel raisonnement scientifique ou sociologique. Le travail de Paci s’apparente pour moi au travail du poète hermétique, qui suggère dans un bouquet de mots une réalité ineffable. Chez Paci, les images sont des théorèmes silencieux qui s’articulent les uns aux autres, qui réveillent dans l’œil du spectateur une sensation, et construisent ensemble une narration inénarrable, un ressenti instinctif et pourtant complexe. Quel que soit le thème qu’il aborde, ce qui domine, c’est cette impression surréaliste de ressentir ce qui d’habitude se prouve.

Ainsi, par bien des aspects, Paci me rappelle Mircea Cantor, de par la poétique des choses qu’il met en scène, de l’expérience dont le spectateur est témoin. Certes, les deux artistes connaissent un rapport assez similaire à la notion d’identité, à travers leur histoire personnelle comme à travers leurs œuvres ; ils traitent de mêmes sujets graves et contemporains : la mondialisation, le désastre écologique, l’immigration et les rapports de domination sont ainsi des thèmes chers à Mircea Cantor. Mais au-delà de toutes ces ressemblances formelles, c’est dans le potentiel absolument poétique que ces deux artistes se font écho.

Avec Tracking Happiness par exemple, Mircea Cantor nous suggère en une seule mise en scène les débats existentiels les plus fondamentaux ; brosse avec un humour caustique le portrait d’une société proprette, genrée et aliénée ; nous renvoie à nos démons les plus contemporains : la place de l’image et du paraître, la conformité, et bien sûr, l’absurdité. Cette œuvre est pour moi l’une des plus abouties de l’artiste. Il y fait en effet preuve d’un génie cinématographique et chorégraphique à couper le souffle, et y suggère, dans une simple suite d’images, un message d’une force de frappe éblouissante. Chez Paci, cette force de l’image, qu’on pourrait presque comparer à une correspondance baudelairienne ou un élément cinesthésique à la Kandinsky, est plus diluée, moins frappante mais non moins envahissante. Cependant, avec The Column, Paci se rapproche réellement de l’œuvre de Cantor, de part ce pouvoir mystérieux et envoûtant de l’image et de l’histoire qu’elle raconte à nos esprits, quelques soient nos références, nos mémoires, nos sensibilités. La parole de l’image se fait alors universellement compréhensible, et individuellement comprise. La beauté est en marche, il ne nous reste plus qu’à la recueillir et s’en imprégner.

Camille Kaelblen, avec le Bureau des Arts de Sciences Po