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Le Nouveau Régime

La rubrique Création originale de Profondeur de champs vous propose aujourd’hui la nouvelle “Le Nouveau Régime”.

1er Octobre : Après une semaine d’intense activité, j’ai enfin fini Mortal Kombat… débloqué tous les personnages et tué le boss final.

Mon appartement a quant à lui atteint le dernier niveau du désordre structurel…les cartons de pizza et les emballages de hamburgers débordent sur les vêtements sales tandis que des paquets de chips entamés répandent leurs contenus sur une moquette imbibée de soda… dans un coin, quelques mouches se disputent une matière non identifiée.

Je suis, à l’image de mon antre, dans un état lamentable… mes yeux sont cernés et rougis par les heures passées devant l’écran et par le manque de sommeil… je pue la transpiration et de nouveaux boutons sont apparus sur mon visage…mon ventre déborde sur mes genoux en un gros sac de bourrelets et mes membres rouillés crient de douleur au moindre mouvement. Je suis crevé mais n’arrive pas à m’endormir… mon cerveau est en mode veille et j’ai passé dix minutes les yeux fixés sur mon journal, la bouche béante, avant de pouvoir écrire le moindre mot.

couloir-tunnel

Pensée du jour : il faut que je me reprenne en main.

4 Octobre : C’est fait. J’ai passé deux jours à traîner sans avoir la force d’entamer quoi que ce soit de sérieux… j’ai maté deux/trois vidéos sur youtube…ai fait une tentative vite abandonnée de trier mes magazines. Après un passage malheureux devant mon miroir et sur ma balance, j’ai décidé de faire un régime, de m’alimenter sainement… mon corps est fatigué du fast-food. En quelques clics, j’ai trouvé un centre privé à Fontainebleau, pas loin de chez moi, qui accueille « des groupes de personnes en situation de surcharge pondérale» pour des régimes de quelques semaines… s’il y a bien une chose que les jeux en ligne m’ont appris, ce sont les bienfaits du jeu collectif. Le prix est un peu au-dessus de mes moyens mais ça en vaut la peine, vu mon délabrement. Je me fais penser à un zombie obèse, les entrailles gonflées par une lèpre maléfique. Je pars demain.

Pensée du jour : penser à prendre Taken Advance et ma GBA. Il s’agit de ne pas perdre la main.

5 Octobre : Arrivée à la clinique : c’est un grand bâtiment blanc, propre mais sinistre. Trop grand pour un groupe de 20 personnes. Les couloirs vides éclairés au néon, le parc immense et ses sapins serrés me font penser aux comics où des savants délirants bidouillent des expériences génétiques pour créer un être nouveau, loin du regard des hommes. En fait, c’est un peu le cas : des médecins blousés de blanc vont faire d’hommes handicapés par leur poids des hommes sains en leur bidouillant un régime. Magie du monde moderne.

Les autres patients ont l’air tout aussi gras que moi et pas très causants. Le personnel est souriant mais impersonnel. Le premier repas était essentiellement constitué de légumes et m’a laissé sur ma faim.

J’ai fait une partie de Taken avant de m’endormir.

Pensée du jour : je n’aime pas vraiment cet endroit, j’espère que le régime sera quand même efficace.

6 Octobre : Horreur et panique à la clinique – on dirait le titre d’un mauvais téléfilm mais ça n’en est pas un. L’un de mes congénères, un client de la clinique, a été retrouvé assassiné. On lui aurait tranché la gorge, arraché les joues et une partie du dos. Il reste du sang séché, d’un rouge sombre presque noir, dans le couloir du deuxième étage.

Une équipe de police est arrivée sur les lieux et nous avons été interrogés un par un.

L’inspecteur qui m’a interrogé est un rouquin maigre au regard mauvais, au visage si constellé de tâches de son qu’il en paraît pixellisé. Il y a eu un éclat de dégoût dans ses yeux quand ils se sont posés sur mon ventre et de mépris quand, répondant à son « nom, prénom, profession ? », je l’ai informé que je gagnais ma vie en participant à des compétitions de jeux vidéo. Aussitôt, ses questions se sont faites plus agressives : aux « où étiez vous hier soir ? » et « quels étaient vos rapport avec la victime » se sont ajouté : « aimez-vous les jeux violents ? », « que pensez-vous du massacre d’étudiants en Virginie, inspiré des jeux vidéos ? » et « ne vous êtes vous jamais senti frustré de voir votre pouvoir de tuer limité au virtuel ? ». Préjugés. Haine des anticonformistes.

Je lui ai répondu que je voyais dans le jeu vidéo violent une sorte de catharsis. Comme la tragédie grecque : le spectateur évacue les passions mauvaises en assistant à leur déchaînement sur scène. En atomisant des aliens sur Duke Nukem, je transpose dans le virtuel la colère que je peux ressentir dans le réel. Ce défouloir me permet d’être tranquille et pacifique dans ma vie de tous les jours.

Mon discours n’a pas eu vraiment l’air d’atteindre le policier, qui m’a congédié dans un grognement qui voulait passer pour un « vous pouvez disposer » mais ressemblait surtout à « allez vous faire f… » ;  puis il m’a bousculé plus que raccompagné vers la sortie.

La police a quitté la clinique dans la soirée, nous demandant de rester « pour les besoins de l’enquête ». La plupart d’entre nous n’ont cependant plus aucune envie de suivre un régime, surtout en compagnie d’un psychopathe anonyme.

Les autres clients avec lesquels j’ai discuté sont ébranlés ; certains ont le visage avili par l’angoisse, ressemblent à des écureuils pris au piège. Leur conversation m’a mis mal à l’aise et j’ai du mal à m’endormir bien que ma porte soit fermée à double tour.

Pensée du jour : je n’aime pas les roux.

7 Octobre : Aujourd’hui, nous n’avons eu que des betteraves au déjeuner. « Excellent pour l’organisme », selon le médecin traitant. A la fin du repas, il ne restait que des flaques de jus rouge sang dans le blanc livide des assiettes.

Le traitement continue avec ses exercices, exécutés mollement par des patients à l’air morne, inquiet, voire terrifié.

Pensée du jour : je n’aime pas non plus les betteraves.

8 octobre : Le tueur a encore frappé. Un autre patient tué et mutilé de la même façon. La police, sur place dès le matin nous a réunis dans la salle commune afin de nous donner ses instructions : veiller à ne pas se trouver seul avec une autre personne mais préférer les groupes de trois ; fermer la porte de sa chambre à clé en permanence, qu’on soit à l’intérieur ou à l’extérieur ; ne pas sortir passé une certaine heure etc… Pour que nous soyons plus à même de nous protéger, les inspecteurs nous ont aussi fait part de certaines de leurs conclusions : le tueur serait une personnalité instable qui pratiquerait le cannibalisme, très impulsif, sadique. Nous avons eu droit aux détails croustillants du médecin légiste pour étayer ces hypothèses…traces d’ongles sur le visage, chairs déchiquetées qui seraient dues à des morsures… et le morceau du dos mutilé correspond à un morceau de choix dans le porc. La sauvagerie du meurtrier en fait un être imprévisible, cruel, et c’est pourquoi il nous faut être particulièrement prudent. Chaque patient va être soumis à des tests de personnalité tandis que nos chambres seront fouillées. Esprits humains et bâtiments sont traités de la même manière.

Bien évidemment, c’est le rouquin qui m’interroge.

Je ressors épuisé par l’entretien. Il m’a encore agressé verbalement et physiquement. Apparemment la fouille n’a rien donné puisqu’aucun de nous n’a été arrêté. La police restera à l’établissement jusqu’à la fin du programme. Des patrouilles seront dans les couloirs et dans le parc.

Pensée du jour : pas de pensée du jour. Je suis vidé.

9 octobre : Loin de rassurer les clients, la présence de la police alourdit l’atmosphère : si jamais l’on arrive à oublier qu’un psychopathe est parmi nous, un uniforme est toujours là pour le rappeler. D’autant plus que le rouquin est avec eux. Un imperméable noir l’enveloppe, qui lui donne des faux airs de Nazgûl.

Il commence à pleuvoir. Des cordes.

Pensée du jour : elle est pour le Nazgûl qui doit moins faire le malin dans son manteau trempé.

10 Octobre : Malgré la peur qui rôde, le régime semble me faire de l’effet. Je me sens plus en forme et plus énergique qu’auparavant, j’enchaîne les exercices de façon fluide et j’ai même fait une grande balade dans le parc. Ce retour à la nature, à des nourritures plus proches de la terre, me fait du bien.

Pensée du jour : je n’aime décidément pas les rouquins. Leur chair a un goût trop prononcé.