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Cannes 2013 : “La Vie d’Adèle”… et le reste

Palme d’Or

Tout aussi ambitieux qu’il soit, La Vie d’Adèle Chapitre 1 & 2 n’est pas un film prétentieux. Le cinquième long-métrage d’Abdellatif Kechiche est une branche de vie faite art. Un amour pris sur le vif. Qui d’autre sait faire ça ? J’ai peine à trouver, dans la liste de mes films préférés comme dans la liste des autres films vus à Cannes lors de mes précédents passages.

J’ai entendu dire parmi les rares détracteurs d’Adèle, que le film était un « mauvais mélange entre Terrence Malik et Plus belle la vie ». Car depuis qu’il a eu la Palme méritée, certains journalistes se mettent à critiquer Kechiche : la presse descend toujours ce qu’elle a encensé précédemment. C’est un processus assez banalisé de la vie d’un film à Cannes. Les critiques qui pointent doucement dans l’analyse du « style Kechiche », et plus précisément dans la prolifération d’articles sur La Vie d’Adèle, c’est une mise en scène peu soignée, une représentation peu crédible de la sexualité homo, une mauvaise appréhension de la vie lycéenne, et un mauvais dosage entre la représentation crue du réel et celle idéalisée d’une fiction.

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Ce n’est pas le moins du monde mon avis. Le film librement adapté de la BD Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh est ancré dans son époque, et réussit en même temps à s’inscrire dans un cadre universel. Magistral.

Le film s’ouvre sans générique et sans musique, sur une fillette. Car La Vie d’Adèle qui met en scène 10 ans de la vie d’une jeune fille lilloise, c’est bien l’histoire d’une fillette qui devient femme. Converses, queue de cheval, moue enfantine. Adèle loupe le bus, lit Marivaux (thème récurrent chez Kechiche), va au lycée, parle avec ses copines. Pour moi, qui n’en suis finalement pas sortie il y a si longtemps, la vision de Kechiche sur la vie lycéenne et sur le début de la vie d’adulte est fine et réaliste, crue et brute, vibrante de vérité. Jamais dérangeante, mais souvent perturbante par l’identification qu’elle rend possible. Dans ces extraits de vie, le génie du réalisateur vient de sa façon de « peindre » les portraits de ses personnages sans grands dialogues, sans souligner de paroles ce qu’on peut montrer en un geste. Les scènes de repas sont, comme dans La Graine et le mulet, incroyables. Voir Adèle en gros plan qui mange ses pâtes bolo la bouche ouverte, c’est comprendre en une seconde sa classe sociale sans que cela n’ait ni incidence, ni connotation. Kechiche aurait, paraît-il, choisi Adèle Exarchopoulos pour sa « façon de manger ». Et effectivement, le personnage aime manger, de la même façon qu’elle aime lire Marivaux et faire l’amour: goulûment, à pleine bouche. Adèle est une fille normale, pas une princesse ni une souillon, pas une caricature du tout. Dans ses contrastes avec Emma, elle est stupéfiante.

Ce contraste, justement, est particulièrement touchant. Les deux jeunes femmes sont socialement diamétralement opposées: tandis que l’une vient d’une famille « bobo » dans laquelle l’art est la seule voie de salut et dans laquelle les huîtres sont accompagnées des meilleurs vins blancs ; l’autre mange des pâtes bolognaises la bouche ouverte en regardant Questions pour un champion. Quand Emma parle d’art, on a parfois envie de sourire, parce qu’elle emploie un langage châtié et choisi,  mais là encore ça n’a rien d’une caricature pas plus que d’une critique des artistes ou amateurs d’art. Emma est une artiste montante, elle appartient à un monde où le changement du bleu au rouge a une signification sur la psychologie, tandis que pour Adèle ce monde-là est bien futile comparé à ses activités auprès de « ses p’tits ». Adèle respecte Emma dans sa peinture, Emma tente de comprendre comment Adèle peut « vraiment » être épanouie par son métier d’institutrice. Mais on touche à un point important de cette passion : elle unit deux êtres socialement éloignés qui s’aiment dans cette différence et s’attirent dans leur opposition. Pourtant, c’est le contraste de leurs vies qui les éloigne vraiment, et non pas l’infidélité passagère et hétéro. Non, ce n’est pas un homme qui les sépare.

Cela a déjà été dit et redit dans toute cette littérature de presse parue sur le sujet, mais Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux sont à couper le souffle. Elles sont Adèle et Emma jusqu’à la racine de leurs cheveux (Kechiche a changé le prénom de l’héroïne de la BD, Clémentine, pour lui donner sur grand écran celui de son actrice) et elles incarnent les personnages de tous leurs êtres. Jusqu’ici Adèle Exarchopoulos n’avait pas été vraiment remarquée, tandis que beaucoup associait Léa Seydoux à une image lisse d’actrice sans caractère. Léa nous bluffe, nous prend aux tripes. Ce n’est pas seulement sa préparation en amont – elle a dû beaucoup travailler pour avoir cette démarche masculine, loin de celle de Belle-Epine ou de la Belle Personne – mais bien une part d’improvisation et de passion qui la fait aimer, hurler, baiser, peindre. Sans maquillage, les cheveux courts et bleus, elle est filmée à fleur de peau. Quant à Adèle, son niveau d’interprétation relève du génie. Kechiche réussit à pousser ses actrices à leur paroxysme, et s’il est difficile de vieillir la jeune Exarchopoulos de 10 ans sur la durée du film, il joue de changements d’attitudes plutôt que physiques, et c’est là encore un de ses coups de maître.

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Ce jour-là, le mercredi 23 mai, nous sommes tous sortis du Grand Théâtre Lumière avec l’impression que cette histoire d’amour, nous l’avions déjà vécue. Que nous avons tous été ce personnage qui se tient tremblant dans un bar à attendre son amour perdu, à espérer les scénarios les plus fous tout en sachant que rien ne se produira comme on le voudrait, qui prétend bien s’en sortir, qui aguiche en s’en prenant à tout ce qu’il reste de cette passion: l’attirance sexuelle.

Et on a aussi l’impression d’avoir été cet autre personnage, celui qui est là pour dire non, mais qui craque l’espace d’un instant, parce qu’il a aimé et que sa confrontation avec son propre désamour est violente et douloureuse.

L’histoire d’Adèle et d’Emma, ce n’est pas celle, atypique, d’une jeune femme et de sa révélation homosexuelle aux cheveux bleus. C’est l’histoire de notre premier amour à tous.

On le vit tellement qu’à la fin de  la première longue, longue scène de sexe sans musique et sans aucun doublage, j’étais épuisée comme si j’avais moi-même participé à l’acte. Et la salle entière a applaudi, abasourdie.

Avec La Vie d’Adèle, Chapitre 1 & 2, j’ai l’impression d’avoir atteint un niveau de compréhension des deux protagonistes d’une histoire d’amour encore inédit. Peut-être était-ce parce que c’était deux filles, et peut être pas.

Je ne m’identifie pas plus à l’une qu’à l’autre, elles forment un duo indissociable – que Spielberg a tenu à récompenser au même titre, et autant que le réalisateur. Deux actrices qui reçoivent la Palme avec le réalisateur : une autre première fois à Cannes apportée par Kechiche.

La fin du film est un miracle : après 3h de stupéfaction, je me souviens avoir espéré de toutes mes forces que le film continue encore un peu. Avant de sortir, vidée, tremblante, émue mais surtout certaine d’avoir vécu le plus beau moment de cette 66ème édition.

Le reste… entre espoir et décadence

Malgré le « miracle Kechiche », plusieurs fois en quatre jours de Festival, nous avons pu entendre dire, par-ci par-là comme une triste rengaine, que le Festival avait largement perdu de son aura, que c’en était fini de l’ère où Cannes était l’avant-garde du cinéma mondial, que les films étaient moins bons, voire que le Festival se « démocratisait » (ne serait-ce pas terrible ?). Dans deux ans déjà, trois au maximum, Cannes ne serait plus que l’ombre de lui-même.

Ce sentiment de décadence tragique, on le retrouve dans les films projetés cette année. Dans un surtout : « Only Lovers Left Alive » de l’américain Jim Jarmusch, où deux amants, deux vampires condamnés à vivre pour l’éternité, s’aiment et attendent patiemment, passionnément, que la terre s’éteigne. La décadence de Jarmusch traverse les continents, depuis la ville-fantôme de Detroit jusqu’aux rues malfamées de Tanger. Comme Des Esseintes, le héros d’ « A Rebours », manifeste de l’esprit décadent fin XIXème, les héros de Jarmusch se terrent et, fatigués du monde, collectent les souvenirs de leurs connaissances passées, Shakespeare, Byron, tout en réunissant,  dans toutes les langues, leurs objets les plus précieux (guitares, romans, albums…).  Cependant, là où la décadence de Huysmans est empreinte de rage, celle de Jarmusch est absolument mélancolique, teintée d’humour. Nous allons tranquillement vers notre fin, mais nous y serons bien. D’ailleurs, les espoirs sont encore permis, et même Detroit pourrait bien renaître de ses cendres.

Décadence et espoir, les deux mots paraissent antinomiques. Pourtant c’est bien ce drôle d’oxymore qui pourrait définir un certain nombre de films vus durant ces derniers jours de Festival. De « Nebraska » à la « Fille du 14 Juillet », la crise semble être passée partout mais n’avoir pas entamé ni l’espérance des uns, ni la folie des autres.

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Ainsi, « La Fille du 14 Juillet », premier long-métrage d’Antonin Peretjatko, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, pourra à lui seul faire taire tous les blasés qui prédisent la mort du Festival de Cannes, ou, pire encore, la mort du cinéma français. Bien sûr, on pourrait parler d’autres films merveilleux de cette 66ème édition, le Polanski ou le film des Frères Coen, mais, plusieurs jours après le retour de Cannes, c’est bien « La Fille du 14 Juillet » qui reste en mémoire.

Situé entre le film « de vacances », la comédie burlesque, et le road-movie godardien, le film d’Antonin Peretjatko fait penser, de par son énergie, sa folie et son inventivité, aux meilleurs films de la Nouvelle Vague mais ne ressemble à rien de ce que l’on a pu voir auparavant.  Il raconte l’histoire rocambolesque de cinq amis qui se rencontrent le jour du défilé du 14 Juillet. Personne ne veut les embaucher, c’est la crise, alors ils décident d’aller à la mer.

Evidemment, les choses ne se passeront pas comme prévu : comme dans les films de Rozier, les personnages de « La Fille du 14 Juillet », aux noms loufoques tels Pator ou  Truquette, semblent décider eux-mêmes de la suite des évènements et n’importe quel personnage, même absolument secondaire, peut surgir dans le film et donner à ce dernier une direction totalement différente de celle qu’il semblait prendre jusqu’à maintenant. « La Fille du 14 Juillet » est un road movie qui prend des virages à 180° sans prévenir et qui a pour seule destination l’horizon. Antonin Peretjatko s’amuse de tout avec une seule maxime : « si ce n’était pas aussi drôle, on en pleurerait ».  Intelligent, libre, léger et drôle, « La Fille du 14 Juillet » est, malgré toute la tristesse qu’il porte en fond, malgré la crise qui le traverse de part en part, porteur d’espoir à la fois pour le cinéma français et pour la société en général.

Enfin, Vincent Macaigne, acteur dans « La Fille du 14 Juillet » et dans pas moins de deux autres films cette année à Cannes, est peut-être le nouvel étendard de cette nouvelle génération de cinéastes qui tentent de proposer quelque chose de nouveau, loin de la pesanteur du cinéma français habituel, prônant par-là même le refus de l’autorité et la liberté de faire n’importe quoi.

Coline Aymard et Eliott Khayat