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Festival “Côté Court 2013” : Eros et Thanatos

Le festival du court-métrage de Pantin a permis cette année de nombreuses découvertes. Hormis une section expérimentale décevante, la compétition fiction et la programmation parallèle nous ont semblé d’une grande cohérence. Nous avons retenu les films qui nous semblaient le mieux faire état du monde dans lequel ils évoluent. Portrait en clair-obscur d’une jeunesse à la peine dans un monde à la dérive.

Aride sexualité

[caption id="attachment_4588" align="aligncenter" width="560"]"Land of My Dreams", Yann Gonzalez “Land of My Dreams”, Yann Gonzalez[/caption]

Commençons par Eros. Dans Land of My Dreams, Yann Gonzalez filme une jeune blonde, Bianca (Julie Brémond, touchante), réquisitionnée par sa mère pour faire des stripteases sur les parkings des quartiers pauvres de Porto. Au cours d’une représentation, elle croise le regard d’un jeune homme dont elle va s’éprendre. Devant cet amour, sa mère lui conseille de poursuivre sa vie, celle de voyages, sans attaches, qu’elle lui destine ; il faut avancer, préférer garder ce moment dans la perfection de son souvenir. Bianca, petite fille malgré sa féminité, reste avec sa mère. Lors du dernier show, celui de minuit, un décalage fantastique très léger opère sur le film. Donné gratuitement, ce spectacle est pour les hommes des bois, ceux qui ne sortent qu’à la nuit tombée, encapuchonnés, “ceux qui en ont vraiment besoin“; devenus des bêtes, leurs ombres se faufilent dans la forêt, et puisque leurs visages sont cachés, c’est par leurs propres attouchements qu’ils montrent leur désir. Lorsqu’un homme commence à se branler devant elle, Bianca craque. Le plan expose le membre en érection de manière frontale et s’oppose à la langueur, à la douceur, à la sensualité de Bianca (en même temps qu’il lui répond très directement). La pluie se met alors à tomber sur la mère et la fille, pleurant de joie dans les bras l’une de l’autre. Bianca exulte devant la découverte de sa puissance érotique (“je voudrais être plus belle encore” disait-elle au début du film en entrant chez un coiffeur), de sa capacité à provoquer désir et plaisir chez l’homme (“tu es la chair“, lui affirmait peu avant sa mère). Mais une secrète mélancolie s’attache à cette joie comme au reste du film, et vient la tirer vers le bas : c’est justement celle provoquée par l’absence de visage de cet homme, spectateur anonyme. Le plaisir déconnecté du regard de l’aimé devient jouissance pure et perdue, vaine, vide. Au milieu de tous ces hommes, l’amour sans borne des deux femmes.

Cet organe masculin répond à son homologue féminin d’un autre film de Gonzalez de 2007 reprojeté cette année au cours d’une carte blanche à Louis Garrel. Entracte, tout en plans fixes, ne décadre pas d’un mur tagué devant lequel un couple distant communique dans un éloignement prodigieux. Leurs voix sont marquées par des accents et leur jeu est presque récitant, comme si la parole n’était pas destinée à l’autre. Ils s’ennuient, ou plutôt ils sont tristes parce qu’ils semblent s’être perdus. Mécaniquement, Il lui demande de montrer sa chatte, ce qu’Elle fait ; puis Il refuse de montrer sa bite. Un troisième personnage s’immisce ; par la parole pour commencer : Elle évoque le souvenir d’un amant aujourd’hui mort. “Il est là, il nous regarde depuis le début“, dit-Il. De la parole à l’image il n’y a qu’un temps, et la métaphore du souvenir encombrant est assumée pleinement : l’amant s’incarne dans le plan. Elle Le délaisse alors pour se replonger dans les bras de cet ancien amour retrouvé. Il laisse faire. Prise d’un délire, d’un fantasme, prise par le désir, Elle en vient à imaginer et à décrire en un long monologue troublant la façon dont Elle parviendrait à nouveau à faire bander le cadavre de cet homme qui lui procura autrefois tant de plaisirs. Il en est tout excité ; ils dansent tous les trois. Se retrouvant seuls après la disparition de l’amant, le couple s’est rapproché avec tendresse. Le dernier plan vient rompre l’aspect scénique du film en effectuant un léger travelling avant sur une rue vide la nuit, ouverture de la profondeur, sorte de découverte de la perspective.

[caption id="attachment_4589" align="aligncenter" width="560"]"Entracte", Yann Gonzalez “Entracte”, Yann Gonzalez[/caption]

Un autre plan de bite vient perturber insidieusement Abismo, d’Antoine Barraud (qui remporte cette année la compétition fiction du festival), au moment où un domestique vient servir une actrice dans son jardin : on découvre sans détour son sexe derrière les haillons de son short. Inattendu autant que drôle dans ce film décrivant le monde bourgeois d’un couple, ce plan infléchit, impacte la suite des événements de manière assez libre. Sombrant dans une certaine folie, l’actrice est peu à peu possédée par ses désirs, et ses fantasmes prennent corps lorsqu’elle découvre sous son lit un puits menant à des grottes souterraines où des hommes dévêtus semblaient l’attendre. Les effets “fantasmes” sont un peu grossiers (tremblements, flous), et la fin un peu confuse, malheureusement, de cette femme qui ne reconnaît plus son mari (dont on change donc l’acteur) et qui n’arrive plus à jouer son rôle sur scène.

Six degrés de séparation, d’Harold Miller, présente trois jeunes marginaux enfermés dans une maison, qui lavent tout de fond en comble à la brosse à récurer, y compris la viande qu’ils mangent et leurs propres corps. Ils finissent par se raser le crâne et par se branler côte à côte, seuls. Dans le dernier plan, une fenêtre est laissée ouverte ; c’est la même que la fille avait refermée brutalement au début. La volonté de pureté des personnages, leur peur de l’intromission étrangère termine pour le coup par une ouverture, mais qui se fait alors menaçante. Entre une solitude choisie impossible à tenir (tristesse du plan où ils se branlent) et une peur de l’autre, d’un extérieur toujours menaçant, toute posture semble inconfortable. On est finalement assez éloigné du concept commun de la communauté.

[caption id="attachment_4590" align="aligncenter" width="560"]"White Epilepsy", Philippe Grandrieux “White Epilepsy”, Philippe Grandrieux[/caption]

Le film de Philippe Grandrieux White Epilepsy, projeté hors compétition, poursuit un rapport direct à la chair à la manière d’Antoine d’Agata et de Francis Bacon dans les décompositions, les métamorphoses des corps et la lumière parcellaire. Dans un cadrage vertical, deux corps sans visages se rencontrent. Point. L’angoisse ou l’inquiétude recherchée semble manquée. En plus d’être ralenties, les images n’évoluent pas (le film dure une heure) et l’on se voit sortir du film à l’encontre de l’effet hypnotique proposé (la bande son étouffée en plus).

Eros sans amour donc. Sexualité toujours brute, brutale, qui vient souligner le vide entre les êtres plutôt que les unir. La sexualité ne vient plus que rappeler l’errance de solitudes. La pulsion de vie semble absorbée pour laisser place celle de mort. C’est Thanatos qui peu à peu remporte une victoire certaine.

 Au royaume des morts

Pour pénétrer ce nouvel espace, Le Point aveugle de Sophie Roger est un outil privilégié. Le point aveugle, c’est le seul point de l’oeil qui ne voit pas parce qu’il est l’endroit ou s’attachent le nerf optique et les afflux sanguins. Le film s’ouvre sur l’expérience de cet invisible. La tête sur un support d’opticien, une femme est placée devant une demi-sphère au centre de laquelle, un trou, où convergent des points lumineux. Puis nous passons dans le jardin d’une dame âgée qui habite seule ; comme si cet espace se trouvait derrière le trou. Ce trou, cette ouverture vers l’envers d’un décor qui permet à l’observateur de voir sans être vu, le film en fait son cÅ“ur et joue habilement et avec profondeur des effets de regards. Un oeil tourné vers la caméra se place dans le trou d’une large feuille (rappelant alors celui de l’observatrice de l’expérience, mais plaçant aussi le spectateur en sujet d’une nouvelle observatrice) ; la lune devient un trou derrière laquelle se trouverait la salle de l’expérience à la lumière jaune (la lumière semble venir de derrière, et les nuages qui passent devant deviennent une fumée dans cet autre monde, derrière la paroi de la nuit) ; la femme âgée regarde à travers un trou dans un crâne. Les différents espaces créés forment tour à tour microcosmes et macrocosmes à mesure qu’ils sont observés ou qu’ils génèrent un nouvel observateur. Si l’observation dans le crâne semble une limite et semble revenir au monde de la dame âgée, pas d’angoisse ici. Si la mort est point aveugle, si elle renvoie inlassablement la vieille dame à elle-même, celle-ci ne s’en détourne pas pour autant. Le film est doux. Seul, le personnage finit par danser avec son chat. Surgit une mélancolie légère et agréable.

[caption id="attachment_4591" align="aligncenter" width="560"]"Mange tes morts", Amélie Derlon Cordina “Mange tes morts”, Amélie Derlon Cordina[/caption]

Mange tes morts, comme son nom l’indique, est déjà moins léger. Le film d’Amélie Derlon Cordina prend place à Marseille. Il s’ouvre sur le bordel d’un appartement, celui d’un jeune type amorphe, que l’on vient embrasser dans son fauteuil avant de le laisser seul, emmitouflé dans une couverture bleue. Dans un autre appartement, on assiste aux préparatifs d’une fête. Tout se fait dans une absence de paroles. A l’heure de la soirée, une fille ouvre la porte : une trentaine de personnes entrent en file indienne, silencieux eux aussi, parmi lesquels le type du début ; la jeune fille répète inlassablement à chacun d’enlever ses chaussures. Une tête d’éléphant, un casque d’escrime, un sac en papier marron… Tout le monde est masqué, la fête peut commencer. Un travelling en caméra portée suit une fille dans l’appartement, jusqu’à une pièce plongée dans le noir où l’on danse en transe, à demi vêtu. Au petit matin, le type rentre chez lui ; un travelling à la grue impeccable suit sa descente depuis une échelle jusqu’à son balcon. Il se rendort dans son bordel. Le film, à la limite de l’expérimental, parvient à rejoindre la fiction à travers ce personnage masculin dépressif et le récit de sa journée. Un vide se dessine. Les cadrages, larges et composés (dans leur bordel), la lumière, toujours précise et pourtant si libre, soulignent le poids d’un monde où les personnages mutiques semblent tous habités par un spleen invisible. Un film beau et surprenant, peut-être la plus grande découverte du festival.

[caption id="attachment_4592" align="aligncenter" width="560"]"Malfaisant", Alexia Walther et Maxime Matray “Malfaisant”, Alexia Walther et Maxime Matray[/caption]

Malfaisant, d’Alexia Walther et Maxime Matray, choisit quant à lui le point de vue de l’absurde. Georgier déménage l’appartement de son père après sa mort. Il est aidé par un homme plus âgé qu’il ne semble pas connaître (un ouvrier) ; deux filles (des voisines) viennent récupérer une cocotte rouge en fonte ; il les invite à manger. Voici les quatre protagonistes réunis. Le film prend le rythme lent et décalé de ces gestes alourdis par la chaleur d’une journée d’été. Il avance librement, distillant constamment l’impression que ce à quoi on assiste ne tient qu’à un fil ; on s’attend à tout moment à voir les jeunes filles s’en aller. C’est d’ailleurs ce que fait l’une des deux, ennuyée par le malaise subtil mais régnant. L’autre reste. Elle semble attachée à l’endroit et finit elle aussi par jouer sa part d’absurde. Après un dialogue entre Georgier et un faisant venu récupérer une conserve de pâté de perdrix, Elle menace l’oiseau à l’aide d’un arc et d’une flèche (ayant appartenues au père) en lui demandant de reposer immédiatement ce qu’il est venu chercher. Tout le monde semble gagné par une certaine folie émanant du lieu. Au moment où Elle tente de se rapprocher de Georgier, celui-ci vomit avant d’aller se recoucher. En se réveillant, il raconte un rêve : à l’étage au-dessus, de la merde était conservée dans un congélateur en panne, et elle se répandait peu à peu dans cet appartement, par gouttes de plus en plus épaisses qu’on essayait d’abord de contenir, puis qui envahissaient la pièce ; pluie de merde. Malaise régnant, angoisse mortuaire, humour grinçant. En goûtant un dernier verre d’un whisky trouvé, Georgier trouve qu’il a un goût de terre: “Il va falloir s’y habituer“, lui répond-elle en trinquant et en le regardant droit dans les yeux.

Reprojeté lui aussi à la carte blanche Louis Garrel, vainqueur à Clermont-Ferrand l’année dernière, nous retiendrons également Ce qu’il restera de nous, le premier film de Vincent Macaigne que nous n’avions pas encore vu. Autre histoire autour du décès d’un père, elle rassemble deux frères dans l’échec. Anthony, talentueux pianiste ayant finalement passé HEC, remet en question la vie de famille qu’il a fondée. Thibault lui, nitzschéen, se voudrait artiste mais ne dépasse pas sa propre médiocrité (il brûle la voiture que son père lui avait offert, et lorsqu’on la lui confisque, il la dessine à la craie sur le mur d’une cave). Le film a l’intelligence de laisser le spectateur seul devant ces deux chemins aussi vides d’espoir et cauchemardesques l’un que l’autre. Macaigne semble obsédé par cette irrésolution entre une soumission et une volonté de puissance (les personnages qu’il incarne ailleurs, comme ceux de son film, tour à tour passifs ou gueulant à la mort dans des accès de rage), entre la solitude et des relations amoureuses ratées.

Le Dieu-peur

Sous l’égide du déclin, ce qu’il restera de Pantin 2013 est donc ceci : l’image d’un monde désarticulé, peuplé d’âmes seules n’ayant en partage qu’une agonie mutuelle ; le sentiment d’une incapacité à être vraiment là, à jouir de l’espérance qu’on imagine pourtant appartenir habituellement à la jeunesse ; le poids d’une ombre survolant toute chose en les contaminant de l’arrière-goût âpre et puant du désespoir. Les films évoqués font le portrait de cette maladie de la volonté, de ce désenchantement.

[caption id="attachment_4593" align="aligncenter" width="518"]"Le Dispositif", Pacôme Thiellement et Thomas Bertay “Le Dispositif”, Pacôme Thiellement et Thomas Bertay[/caption]

Le Dispositif, de Pacôme Thiellement et Thomas Bertay, s’inscrit dans une vision du monde comparable en interrogeant qui plus est notre rapport aux images. Le travail des deux hommes est considérable. Depuis quinze ans, ils construisent leur Å“uvre pas à pas, des films expérimentaux (52 pour être exact), montages libres empruntant à toute l’histoire des images en mouvement (du cinéma à la télévision en passant par les films de séries Z, internet ou des archives privées). Entre le détournement debordien et le collage surréaliste, les réalisateurs se réapproprient les images et tissent entre elles des ponts insoupçonnables à l’origine d’une poésie géniale, dans l’espoir d’en dégager un sens nouveau. Baroque, dérangeant comme un épisode de Twin Peaks, les films sont souvent durs (images d’un accouchement rembobinées qui font rentrer l’enfant dans le ventre de sa mère, d’une césarienne sous acuponcture, d’une crucifixion, de freaks en tout genre…). C’est qu’il s’agit bien de montrer ce qui échappe au flux consensuel de l’imagerie présente, de mettre en valeur ce qui a été mis à la marge et qui fait pourtant partie du réel au même degré (et qui en devient même d’autant plus réel qu’il n’a pas été soumis à une surexposition répétée et déformante). Le travail devient politique lorsque l’on sauve des images de l’oubli provoqué par leur mise au ban. Grain de sable dans la machine de conditionnement télévisuelle, Le Dispositif est un dérèglement. L’une de ses armes, extrêmement bien venue dans ces pamphlets, c’est l’humour. Les films parviennent toujours à mêler profondeur et décalage. C’est par exemple, sur les images d’accouchement déjà évoquées, le plan sur le visage de la femme semblant jouir de ce retour en elle de l’enfant ; c’est encore une photo de Sarkozy et Doc Gynéco montée après des plans de freaks. La surprise opère toujours et les réalisateurs ne s’empêchent rien. Ainsi, Heidegger, Mickey, Louis Ferdinand Céline et Michael Jackson trouvent-ils tous leur place dans ces tableaux improbables du monde contemporain. On en sort abasourdis, étonné soi-même de pouvoir encore être autant happé par des images.

Quentin Le Goff