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Retours sur le festival d’Avignon ’13 (épisode 2)

« Rausch » : l’ivresse par Falk Richter

Cr̩ation de Falk Richter et Anouk van Dijk РCour du Lyc̩e Saint-Joseph. Avignon

Un homme s’avance sur la scène. Entame un monologue en allemand. Il s’adresse directement au public, il est agité, impatient. Il nous interpelle sur ce mot : « crise ». Pour les connaisseurs, il s’agit d’un thème récurrent chez Falk Richter. Pour ma part, je me dis que j’ai les jambes serrées et qu’il fait trop chaud dans cette cour du Lycée Saint Joseph d’Avignon pour suivre une pièce de deux heures en allemand sur les méandres de l’économie. Mais il y a quelque chose de fascinant dans le débit de parole de Peter Cseri, et dans son regard aussi. Le tempo de la langue absorbe tellement qu’on en oublie de lire les sous-titres. Ce débit se transforme en musique, tandis que Peter Cseri, à force de nous chercher, nous trouve.

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Dans le nuage brumeux de ses propos éclatés sur la crise économique, il en vient à parler d’amour. On ne saisit d’abord pas bien la transition, mais on comprend vite que c’est le thème même de la pièce de Falk Richter, chorégraphiée par Anouk van Dijk : la rationalisation de l’amour et la libéralisation des sentiments.

Peter Cseri seul sur scène nous interpelle toujours, provocateur. Il crie qu’il aimerait nous dire des mots d’amour dans une langue que l’on ne connaît pas. La salle rit en déchiffrant les sous-titres. Ca a quelque chose de frustrant : on est fascinés par sa diction et ses gestes, mais notre œil ne doit pas détailler Cseri sous peine de perdre la signification de ses mots. Mais lui le dit : c’est ce qu’il voudrait,  ce qu’il faudrait, dire des mots d’amour dans une langue inconnue, pour que seule l’expression et le geste nous emporte. On peut comprendre des mots d’amour sans en connaître le sens, et alors on en oublierait de disséquer et seul le sentiment resterait. Peter Cseri commence avec douceur et vigueur la critique de l’influence du capitalisme dans la sphère privée.

Ça pourrait être vu et revu sur les planches, la critique du capitalisme et l’esthétique de l’extrême gauche, la dénonciation des réseaux de communication omniprésents et la paranoïa de Big Brother. Le théâtre, comme les autres arts vivants, met en scène les peurs et les maux de la société, il prend des tournures politiques – et celle là est facile.

Pourtant chez Falk Richter, c’est de la poésie mêlée d’humour, d’amour et de danse, qui fonde sa propre idéologie et qui a le mérite d’avancer une proposition idéaliste et utopique, mais au moins une solution.

Tandis que les mots de Peter Cseri s’affolent, deux puis cinq danseurs entrent en scène. Ils sont habillés comme la jeunesse allemande normale, ils courent vite, très vite. Puis ils s’effondrent par terre, leurs corps semblent désarticulés. Ils se relèvent comme s’ils n’étaient jamais tombés, et courent à nouveau. C’est ridicule, se dit-on l’espace d’un instant, ils courent après rien. Voilà, il n’aura pas fallu plus que ça pour qu’on soit envoûtés par la pièce. Les sept danseurs et les cinq comédiens envahissent  la scène et commence une chorégraphie éperdue. Comédiens et danseurs prennent tour à tour le micro au milieu de leur danse pour parler essoufflés par leurs mouvements sur un ton de détresse de la chorégraphie des sentiments, et sous-tend le vide qui gagne aujourd’hui les relations, et la critique sous-jacente d’une forme de libéralisme qui gangrène l’intimité. Ils se déshabillent seuls ou à deux ou trois, tandis que la musique se fait insistante et le rythme affolé ; et finissent nus ou presque.

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Après cette danse effrénée qui nous laisse à la fois hors d’haleine et conquis, les comédiens apaisés parlent de leurs expériences personnelles du vide amoureux et de la rationalisation des sentiments. Falk Richter s’en prend beaucoup à Facebook qui fausse les pistes en vendant des images. Lea Draeger, la comédienne principale, décrit les tortures nocturnes de son ex petit ami qui s’arrachait la carotide, nu sur le carrelage, tandis que sur Facebook, son profil reluisant le décrivait comme un homme serein et heureux, et qu’elle continuait à se persuader qu’il l’était en consultant son profil tous les jours. Elle décrit, vibrante et toute chaude d’émotion, pas une nuit passée sans sang dans les draps de son ami. Cette émotion disparaît pourtant, dès qu’elle s’adresse à Peter Cseri avec qui elle compose le couple emblématique de la pièce – qui en forme et en déforme au fur et à mesure des danses. Lea et Peter sont en crise et Falk Richter initie un acte très drôle mêlant un conseiller conjugal à leurs calculs rationnels.

Lea demande alors quel son intérêt à rester avec lui, si les efforts qu’elle investit lui apporteront des rendements. Le couple devient un pari sur l’avenir, un investissement aux rendements croissants, un coût d’opportunité.

Le conseiller conjugal caricaturé, n’est là que pour rappeler que coachs et psys ne font que donner l’image d’un système impossible à tenir et contribuent à l’éclatement permanent du « marché de l’amour ».

La scène s’efface sous la nouvelle entrée de danseurs et comédiens, dans une chorégraphie névrosée. Ils convulsent au cœur d’une danse sordide et magnifique à la fois, des couples se forment, qui se reprochent de rester l’un avec l’autre en attendant de trouver mieux, comme on prend un téléphone de rechange en attendant l’i phone. Ils crient au milieu des danses, des cubes forment des aires où les différents couples se battent, se consolent ou s’exaspèrent. Parfois, les mêmes textes sont dits en allemand, puis en anglais et en français par des groupes différents. Le discours est toujours le même, peu importe le pays : j’ai besoin de temps pour moi, il faut faire une pause, toi aussi prends du bon temps pour toi. Et là est le message de la pièce : l’amour ce n’est pas prendre du temps pour soi égoïstement à grand renfort de pauses et de ruptures, mais c’est se soutenir et accepter la part noire de l’autre. Dialogue de sourd. La musique reprend de plus belle, et la pièce devient de plus en plus électrique. Hommes et femmes inversent rôles et places, leurs corps sont fascinants. Les danses deviennent des tableaux parlés, chaque place compte pour le spectacle final.

C’est au cœur de cette danse infernale que la pièce passe s’arrête nette pour entamer un long dernier acte. Un metteur en scène fictif s’interpose dans la violence de la danse collective, descendant des gradins et s’adressant aux comédiens. Se déployant sur scène par sa conviction en ses propos,  il énonce une alternative aux modèles d’amour et de société existants. Selon Richter, l
a raison pour laquelle on ne peut vivre en harmonie sont les difficultés du marché économique et des dérives du capitalisme, qui entrainent les peurs et angoisses qui sclérosent le couple.

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Dans ce dernier acte aux airs de scène de bunker, les jeunes comédiens et danseurs, fascinants de beauté et de magnétisme encadrés par ce metteur en scène dénoncent le gouvernement d’Angela Merkel, unis dans un meeting protestataire contre l’Eglise catholique, le CDU allemand, les banques et la finance internationale. Les corps se tordent sous le mime des bombes lacrymogènes envoyées par le gouvernement de Merkel. Ces jeunes comédiens dont les corps se percutent de plus en plus violemment incarnent maintenant un mouvement type « Occupy » – certes aux propos exagérés et extrapolés – mais montrant au moins qu’il existe un théâtre à la fois engagé, politique, esthétique, dansé et multiculturel, un théâtre novateur et catalyseur, un théâtre vibrant des profondeurs de notre quotidien.

C’était la première fois que je venais « en Avignon », pour ainsi dire. J’aime le théâtre pour y rire et y pleurer, j’aime le théâtre pour me sentir public anonyme dans une foule qui vibre des même mouvements le temps de la pièce durant. Mais je ne connais pas les noms des metteurs en scène ni les tendances actuelles du théâtre. Avignon a cet aspect paradoxal et schizophrénique de mettre en opposition sans arrêt le caractère populaire, joyeux, accessible et universel du théâtre avec sa contradiction majeure : le brin d’élitisme qui l’entoure et qui provient d’un certain public, de certaines salles et du « In » bien plus que du « Off ».

Me voici à écrire sur « Rausch » comme j’aurais pu le faire sur « Cour d’Honneur » de Jérôme Bel : me voici à écrire sur du « In » sans aucune vraie culture théâtrale, parce que je crois qu’on peut émettre un jugement même dépossédé de comparaisons et de références. Mon hymne au théâtre que je connais peu serait donc telle : un art vivant appartenant à tous, percutant comme les corps chez Anouk van Dijk.

Coline Aymard