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La solitude du spectateur

Ron Mueck. Fondation Cartier. Eté 2013

Avec ses cinq mètres de haut et ses 500 kg de silicone et de résine, le petit « Boy », devenu l’emblème du passionnant musée d’Arhus au Danemark, avait déjà éveillé en moi quelques remous intimes, rarement ressentis jusque-là face à une œuvre. C’est donc sans hésitation ni le moindre regret que je me suis décidée à prendre place dans l’interminable marée humaine qui s’annonçait boulevard Raspail dès les premières heures de cette belle matinée de mai.

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Une prisonnière du « court-termisme » habituée à l’ivresse de l’urgence face à l’impossibilité d’optimiser son temps – pas de livre, pas de musique …- ; une crainte poignante du vide, un vertige.

Je feins à moi même de congédier la queue des impatients avant de, finalement, remercier cette attente non désirée qui imposa à mon excitation une décélération bienvenue. Un processus, probablement inhérent à la nature de l’homme contemporain -du moins pour les plus anxieux d’entre nous, m’invita effectivement à regarder alentour. Des petits, des grands, des maigres, des gros et des noirs et des blonds, et des… Oh, cette petite dame à lunettes ! …  Tiens donc, et ce grain de beauté qui trône sur l’arête gauche du nez de celui-ci ?  Et là, ne serait-ce pas un poil disgracieux ? Infime bout de vie, silencieuse peut-être, mais déjà observatrice,  au cÅ“ur d’une foule dirigée vers le même eldorado vitré dessiné par Jean Nouvel, je me délecte déjà de la contemplation de l’exquise banalité de l’homme. La même que Mueck a pris soin de fixer pour cette exposition troublante. Et déjà je m’interroge : ne serais-je pas en train de rechercher ici ma propre banale médiocrité?  Déjà, les trente minutes se sont écoulées. Évanouie, la peur du vide. Effacée, l’angoisse de l’arrêt. Comblées, les abyssales irrésolutions. Fin prête, je franchis le parvis de verre de la fondation Cartier.

Neuf sculptures récentes de l’artiste, dont trois créées pour l’occasion et présentées en exclusivité à Paris, ont été réparties sur les deux niveaux d’exposition.  En préambule, un couple âgé sous un parasol, puis, tous azimuts et dans des proportions variables, un autre couple, d’adolescents cette fois, un visage d’homme aux yeux clos, une mère et son enfant, une femme nue, plus toute jeune,  soulevant un lourd fardeau de branches ; tous comme enfermés, ensemble, pour cette escapade parisienne.

Les différentes œuvres ne semblent liées par aucun fil conducteur. L’espace permis par la grandeur du lieu limite encore la communication entre ces protagonistes de silicone, qui ne sont plus qu’une cohorte disparate de solitudes pathétiques, conquérant l’espace muséal, sans le moindre effort, de leur absente présence. Les quelques pas sur le sol de béton qui séparent chaque œuvre sont cependant bienvenues, comme autant de bouffées d’air frais ; condenser un trop plein d’émotions, interrompre une histoire inventée au pied de chaque personnage, souffler, tourner la page blanche, comme celle qui séparerait deux nouvelles d’un même recueil.

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Chaque personnage est seul. Seul et perdu dans les mystères ineffables de sa vie intérieure. Les regards ne se croisent pas. Le souffle de ces êtres de cires que, sans peine,  l’on imagine vivants, semble circuler en un jeu incessant de circonvolutions autour des corps. Mais sans jamais atteindre l’Autre.

Certes, les uns et les autres se saisissent, s’empoignent, se cherchent, peut-être, mais le toucher des corps, pourtant indubitable dans Young Couple et l’impressionnant Couple under an Umbrella, semble factice. Comme si ces « couples » devaient être envisagés comme des binômes de cires, rassemblés arbitrairement par l’imaginaire de l’artiste. Ensemble, mais seuls.

Toujours, seuls.

Aussi seuls que ces spectateurs qui se croisent, se frôlent en une valse silencieuse tellement spécifique des espaces muséaux, les yeux rivés sur ces « choses », ces objets, ces pourtant semblables. Des hommes…

Mais peut-on parler « d’hommes » pour désigner ces sculptures, tantôt géantes,  tantôt ridiculement petites, beaucoup trop petites pour être définies comme «humaines» ? Ron Mueck lui-même déclare qu’il n’y aurait aucun intérêt à représenter des hommes à l’échelle humaine. En affirmant que « nous croisons déjà assez de gens dans la rue chaque jour», l’artiste invite à une lecture poétique de son corpus. Surtout, il lance un appel à l’interprétation. Face à ces créatures, Ron Mueck laisse une liberté entière au spectateur, que le caractère laconique des cartels limite à peine. Sans jamais chercher à le manipuler, Ron Mueck accorde une pleine confiance à l’observateur, primordiale pour l’appréciation de l’œuvre.

Certes, les créations sont surchargées « d’informations » physiques. Le moindre détail corporel a été souhaité par l’artiste qui peaufine inlassablement les moindres vétilles. Le film présenté au sous-sol de l’exposition explique parfaitement la technique obsessionnelle de l’artiste. Le prodige australien réalise une première version en argile qu’il transpose sur un moule en silicone avant de travailler les plus infimes carnations en multipliant les couches pigmentaires. Les sourcils, les cheveux, les yeux, les vêtements sont collés postérieurement. La sensibilité très « nordique » du détail s’observe notamment dans le travail de l’épiderme, organe majeur de la sensorialité, siège de tous les développements narratifs. Ainsi, Mueck multiplie les variations cutanées, travaille le moindre plis de l’épiderme avec une rigueur quasi scientifique. Aucune veine, aucun pli ne sont laissés au hasard.

Cette précision extrême dans le détail ne surcharge pour autant pas ces œuvres d’aspects narratifs, et la liberté du spectateur n’en est pas limitée. Les œuvres n’évoquent jamais, suggèrent à peine. Ron Mueck ne force pas. Il laisse sciemment planer l’indécision. Il choisit des thèmes traditionnels dans l’histoire de l’Art : l’enfant et sa mère, l’adolescence, l’amour, l’usure du temps, la vieillesse, la solitude, la mort et  semble ainsi vouloir éviter une certaine imperméabilité, souvent reprochée à l’Art contemporain.

La peau devient alors une pellicule accessible à tous, déjà entrouverte, un tégument, comme un réceptacle vers l’âme- un refuge. Refuge ?  De qui, de quoi ? L’hyperréalisme, sans doute le premier mot qui vient à l’esprit face à l’œuvre de Ron Mueck, s’efface peu à peu au long de cette déambulation entre les œuvres, comme éteint par le jeu des spéculations auxquelles s’amuse le spectateur qui créé alors sa propre histoire de l’Art.

Nos références personnelles sont inévitablement invoquées. Comment ne pas penser à une Vierge à l’Enfant revisitée face à Woman with shoppings ? Un martyr blessé face à Youth ? Certains préféreront voir une victime du racisme en cet homme noir. D’autres verront dans ce jeune couple un symbole de la violence qui sévit dans bien des ménages contemporains. Et, dans tous ces personnages,  comment ne pas identifier la solitude de l’homme face à la mondialisation, son malaise face à la surconsommation, la maladie qui ne va pas tarder, la mort qui rôde ?

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Au-delà d’une vision peut-être originale et déformée de l’Homme, démarche somme toute courante dans l’histoire de l’Art,  cette exposition n’est-elle pas aussi fascinante par la liberté que nous offre l’artiste de prendre le contrôle de son œuvre pour créer notre propre conte à partir de chaque sculpture? En effet,  nous avons affaire ici à un authentique processus d’appropriation. Le destin de ces personnages, immobiles, comme dans l’attente, est directement entre nos mains. On s’en approche, on entre dans l’intimité de chaque corps, libres d’interpréter la narration des ridules, la dilatation des pores, les rides le long d’un visage, la cellulite sur une cuisse; puis on s’en éloigne, pour reprendre une vision plus globale, systémique de l’œuvre. Ainsi, Ron Mueck laisse volontairement entrouvertes les différentes portes qui nous invitent à pénétrer dans la vie intérieure de chaque créature.

S’il est toujours possible de pousser le vice de la curiosité en spéculant aussi sur la vie intérieure  de nos voisins-spectateurs, éphémères congénères qui eux aussi attendaient boulevard Raspail, il ne s’agira que de sordides supputations qui ne seront le plus souvent que des interprétations hâtives, conséquence peu bienveillante d’une observation arbitraire. Au contraire, la vacance laissée volontairement par Ron Mueck nous permet de nous approprier de plein droit et sans retenue ces créatures de silicone. Leur destin nous appartient. Dans ce monde parallèle et fantasmé, issu de l’inconscient du spectateur, le seul élément certifié, inévitablement commun, est l’enveloppe corporelle devenue âme. Il est alors le point de départ d’un développement spéculatif, intime et qui nous ressemble. Tel un travail analytique, l’ensemble des sensations qui émergent de l’observation de ces créatures dissonantes, sur lesquelles nous nous jetons en projetant nos propres émotions, nos peurs, notre histoire personnelle, doit donc être personnellement recensé puis orchestré si l’on veut comprendre pleinement l’ampleur de l’œuvre de Ron Mueck.

Si les sens sont largement activés lors de l’observation des sculptures, si proches et pourtant si lointaines, il manquera toujours le Toucher. Néanmoins, l’obstacle de l’universel « Ne pas toucher » est aussi une nouvelle invitation à spéculer en faisant peut-être travailler davantage encore nos neurones en éveil afin de tenter de pallier à cette frustration sensorielle… somme toute modérée.

Face à une telle partition, plastiquement « parfaite » – le corps – mais finalement vide, Ron Mueck brisant le peu d’illusion restante en montrant tout, y compris l’envers du vide (notamment avec le masque de cette immense tête gisante), nous écrivons notre propre requiem, unique, essentiel et ultime chant du départ. Et s’il nous incombe d’en écrire la mélodie,  Ron Mueck place entre nos doigts un ensemble d’accords et d’intervalles discordants qui produit une tension tellement instable que nous peinons à en trouver la résolution.

Comme piégées par le fardeau que représentent leurs propres corps, ces neuf sculptures que nous tentons tant bien que mal d’apprivoiser au fil de cette déambulation s’avèrent bien peu charitables pour nos émotions de spectateur. Alors que nos sens s’animent à leur approche, quel néant en retour !  Face à nos regards habitués à la planéité des corps parfaits des sculptures antiques, et plus encore aujourd’hui à l’ère du Photoshop et de la multiplication des filtres Instragram, le réalisme imparfait de ces êtres, cruellement humains, s’avère difficile à subir sans fards.

Plongés dans les coulisses de la médiocrité humaine, nous voici face à des créatures « intermédiaires » sans que, à aucun moment, il ne soit pour autant question de morale.

Ces êtres me semblent en effet pouvoir être rapprochés du zoon politikon d’Aristote. Dans le chapitre 13 de la Politique, Aristote rappelle l’instabilité et le balancement entre l’homme accompli et excellent, le teleôten, et l’homme dépravé, le pire de tous. Entre les deux, une gamme étendue de cas intermédiaires est proposée. Ils n’atteignent pas la dépravation du héros tragique, mais pas davantage « la vertu et la justice » de l’excellence.  Avec ces personnages de Ron Mueck, nous avons selon moi affaire à cet homme fragile à qui la nature a donné les armes pour agir et qui peut tout aussi bien les retourner contre lui que s’en servir utilement. Tel est le juste milieu entre le vice et la vertu. L’Homme, héros contemporain, est définitivement faillible.

En poète de l’ombre – médiatiquement effacé, peu favorable aux interviews- Ron Mueck nous souffle donc « non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire » (La Poétique, Aristote) à travers cette cohorte troublante d’hommes intermédiaires. Il nous laisse libre de les affronter, de nous affronter à nous-mêmes, ou non. Seuls.

Mais déjà, il faut quitter le 261, boulevard Raspail. Et le fouillis des sentiments se résorbe, se condense. Dehors, une foule sage continue de s’agréger sur le trottoir. Des hommes, des femmes, des enfants attendent. Des jeunes et des vieux. Malades ou en bonne santé. Eux seuls savent. La pudeur revient, un calme bienfaisant me pénètre. Et je retourne à ma propre banalité  humaine… Tellement humaine.

Lucie Tréguier

Si vous ne faites pas partie des quelques 80000 visiteurs qui ont visité cette exposition qui fut le plus grand succès du printemps, la date est prolongée jusqu’au 27 Octobre. Il n’est donc pas trop tard.

Un Commentaire

  • Posté le 6 September 2013 à 12:35 | Permalien

    Vous m’avez donné envie d’assister à cette exposition. Finalement, le terme “obscène” au sens littéral prend tout son sens, il choisit de mettre en avant – sur scène – des choses qui ne devraient pas l’être. Vous avez très bien souligné combien sa démarche sur l’appropriation des corps est relativement classique en Histoire de l’Art, mais aussi combien sa démarche finale est révélatrice des réalités d’aujourd’hui.
    Finalement, les réseaux sociaux, qu’est-ce que c’est, à part l’exhibition?