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Les poètes et l’ailleurs (1/2)

De retour d’un long périple, nombreux sont ceux qui gardent dans leurs yeux et leur âme la découverte du pays lointain, le souvenir embrumé de ces moments à arpenter les territoires inconnus d’univers parfois si familiers. Revenus du voyage, la nostalgie l’emporte souvent sur le bonheur du retour, nous rappelant la si courte durée de l’exploration enivrante. On ne rêve alors que de voyages passés ou à venir – et au diable Musset et son « le retour fait aimer l’adieu » !

Pourtant, nul besoin de vacances ou de période estivale pour voir fleurir ce goût de l’ailleurs chez nos poètes. Le rêve d’un départ dans le lointain – réel ou supposé– traverse les époques et les styles – des parnassiens aux romantiques, des médiévaux aux surréalistes. Mais tout n’est pas dans cette quête de l’autre lieu, cet aliore loco (d’où est tiré le mot ailleurs) où poser ses bagages. L’essentiel réside dans la recherche d’une réalité différente, où les mentalités et l’univers des possibles se transforment.

Comment expliquer l’attirance irrémédiable des poètes pour le voyage, ou, diront les railleurs, la fuite ? Tentons d’éclaircir ce mystère par un tour d’horizon forcément non exhaustif des expressions de l’ailleurs en poésie.

[caption id="attachment_4844" align="aligncenter" width="554"]Marc Riboud, "Afghanistan", 1955 Marc Riboud, “Afghanistan”, 1955[/caption]

L’ailleurs comme regret du temps passé

Les poètes médiévaux se réfèrent déjà à un pays et une période désirés. Chant des voluptés passées, ce bonheur qu’on acclame au son des ritournelles et musiques de troubadour glorifie souvent la Dame au pied de laquelle on dépose son honneur et sa gloire. Les poètes magnifient alors, non sans nostalgie, les bonheurs du passé où la femme chantée détient la clef de l’idéal. On remarque notamment cela dans Ballade des dames du temps jadis de François Villon :

Dictes-moy où, n’en quel pays,

Est Flora, la belle Romaine ;

Archipiada, ne Thaïs,

Qui fut sa cousine germaine ;

Echo, parlant quand bruyt on maine

Dessus rivière ou sus estan,

Qui beauté eut trop plus qu’humaine ?

Mais où sont les neiges d’antan ?

(…)

François Villon, Ballade des Dames du temps jadis

Villon chante tout autant la gloire des femmes qu’il a connues et aimées que leur beauté « trop plus qu’humaine », l’attirance vers un bonheur parfait et pourtant révolu. C’est également le cas de Maurice Scève, poète lyonnais du XVIe siècle qui dédia tous les poèmes de son unique recueil, Délie, objet de plus haulte vertu, à Pernette de Guillet, son élève et poète. La vie n’est que l’attente de leurs retrouvailles  « Car dès le point, que partie tu fus, / Comme le Lièvre accroupi en son gîte, / Je tends l’oreille, oyant un bruit confus, /Tout éperdu aux ténèbres d’Egypte. ».  Pernette de Guillet seule permet d’accéder à l’accomplissement tant recherché, le monde terrestre ne prend sens qu’ensemble. Lorsque cette dernière meurt, Maurice Scève est si dévasté qu’il n’imagine qu’un grand et long périple imaginaire pour la retrouver. L’ailleurs défie alors le temps et les contraintes humaines, il est tout autant recherche du passé que quête de l’impossible.

XXXV.

(…)

Pour le long temps, qui tant nous desassemble,

Que vie, &moy ne povons estre ensemble.

Car le mourir en ceste longue absence

(Non toutesfois sans vivre en toy) me semble

Service esgal au souffrir en presence.

XXXIX.

Par maint orage ay secouru fortune

Pour afferrer ce Port tant desiré:

Et tant me fut l’heur, & l’heure importune,

Qu’a peine j’ay jusques cy respiré.

Parquoy voyant, que mon bien aspiré

Me menassoit & ruyne, & naufrage,

Je feycarene attendant a l’umbrage,

Que voile feit mon aveugle Nocher,

Qui despuis vint surgir en telle plage,

Qu’il me perdit, luysaulve, en ton rocher.

Maurice Scève, Délie

De même, Victor Hugo évoque la détermination du départ pour retrouver sa fille perdue dans son célèbre sonnet « Demain, dès l’aube… ». L’existence présente n’est dans ce cas qu’une prison inconfortable dans laquelle on ne peut trouver joie qu’en espérant vainement faire vivre en soi les absents. Le voyage en lui-même est un refuge contre la solitude, une union avec l’être disparu.

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur
.

Victor Hugo, Demain, dès l’aube… 

La fuite dans l’ailleurs

L’ailleurs peut ainsi être plus qu’une recherche du passé mais une fuite en avant, un refus d’une vie devenue pauvre en épanouissement. Joachim Du Bellay exprime parfaitement la profondeur de ce mal-être dans « La Complainte du désespéré » où il ne peut que déplorer encore et encore l’impossibilité de trouver sur terre une solution à sa douleur. Les poètes épris d’ailleurs expriment ainsi leur inadéquation avec le monde.

(…)

Au vaze estroict qui dégoute

Son eau, qui veult sortir toute,

Ores semblable je suis :

Et fault (o plainte nouvelle)

Que mes plainctz je renovelle,

Dont plaindre assez je ne puis.

…

Tout ce que le ciel entourne,

Fuyt, refuyt, tourne et retourne,

Comme les flotz blanchissans,

Que la mer venteuse pousse,

Alors qu’elle se courrousse

Contre ses bords gémissans

Joachim Du Bellay, La Complainte du désespéré

Et le même écrivant « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage …/ Et puis est retourné, plein d’usage et raison, / Vivre entre ses parents le reste de son âge ! » s’exclame quelques strophes plus tard :

 CXXX

Et je pensois aussi ce que pensoit Ulysse,

Qu’il n’estoit rien plus doulx que voir encor’ un jour

Fumer sa cheminee, et après long sejour

Se retrouver au sein de sa terre nourrice.

Je me resjouissois d’estre eschappé au vice,

Aux Circes d’Italie, aux Sirenes d’amour,

Et d’avoir rapporté en France à mon retour

L’honneur que l’on s’acquiert d’un fidele service.

Las, mais après l’ennuy de si longue saison,

Mille souciz mordans je trouve en ma maison,

Qui me rongent le cœur sans espoir d’allegeance.

(…)

Du Bellay, Les Regrets

Ni honneur ni patrie ne peuvent retenir « ce cœur qui dans la mer se trempe » (comme le dira plus tard Mallarmé). L’espoir d’une vie plus palpitante, d’une existence plus vivante est plus fort que toute attache.

Philippe Desportes rêve lui aussi de paradis lointains où l’on puisse n’avoir plus à subir les contraintes du corps et les faiblesses de l’homme. Il vante ceux qui trouvent le courage de se détacher d’une vie trop humaine et poursuivent leur idéal malgré la conscience du danger, tel Icare bravant le Soleil pour accomplir sa destinée. Le chemin vers l’ailleurs est alors celui que le poète rêve d’emprunter, un lieu où l’on pourrait ne vivre qu’en cherchant l’idéal.

Icare est chu ici, le jeune audacieux,
Qui pour voler au Ciel eut assez de courage :
Ici tomba son corps degarni de plumage,
Laissant tous braves cœurs de sa chute envieux.

Ô bienheureux travail d’un esprit glorieux,
Qui tire un si grand gain d’un si petit dommage !
Ô bienheureux malheur, plein de tant d’avantage
Qu’il rende le vaincu des ans victorieux !

Un chemin si nouveau n’étonna sa jeunesse,
Le pouvoir lui faillit, mais non la hardiesse ;
Il eut, pour le brûler, des astres le plus beau.

Il mourut poursuivant une haute aventure,
Le ciel fut son désir, la mer sa sépulture :
Est-il plus beau dessein, ou plus riche tombeau ?

Philippe Desportes, Les Amours d’Hippolyte I

Au XIXe siècle, ce mal-être transparait tout aussi profondément mais devient plus intime. Tout romantique exprime l’ardent désir d’être toujours en partance, fuyant ainsi le conformisme étouffant et les lois de la réalité bourgeoise prévenant toute créativité. Seul le départ est acceptable, qu’importe la destination ou même les raisons de la fuite. L’ailleurs, obsédant, entraîne d’abord Alfred de Musset…

(…)

Sais-je, au moment où je te quitte,
Où m’entraîne mon astre errant ?
Je m’en vais pourtant, ma petite,
Bien loin, bien vite,
Toujours courant.

Alfred de Musset,  Adieux à Suzon

… Puis Stéphane Mallarmé, appelé par le chant de la Brise marine, cherchant dans la fuite à chasser l’ennui et trouver le Beau…

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots …
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !

Stéphane Mallarmé, Brise Marine

… Enfin Rimbaud, errant dans un univers cynique et guerrier dépourvu de sens, ne voit que le départ, où qu’il mène, comme remède à un monde en train de se détruire. Il choisit la « marche » en avant, cherchant « L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes » :

(…)

« Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.

« Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »

Arthur Rimbaud, Démocratie

« Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs.

Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.

Assez connu. Les arrêts de la vie.  — Ô Rumeurs et Visions!

Départ dans l’affection et le bruit neufs! »

Arthur Rimbaud, Départ 

Plus tard, Supervielle exprime tout l’inaccessible de cet ailleurs, même pour le poète. Voyage né de frustrations et d’une impossibilité à être, il est avant tout un moyen de reprendre contrôle – du moins en apparence – de ses errances et espérer sortir du cycle de la mélancolie.

 « Ô toi qu’hélas ! et toujours pique

Une mouche transatlantique,

Ulysse Montévidéen,

Terrestre, lacustre ou marin,

Que viens-tu faire dans la vie

Voyageur ès-mélancolies ?

Saigner l’exsangue subconscient,

Poulet osseux, jusques à quand ?

Choisis enfin ton point de chute

De peur que ton obscure flûte

Qu’épuise un si grand désarroi

Ne tombe morte de tes doigts.

–       Voix amie et si indiscrète

–       N’interroge pas le Poète ;

Il faut plus de quatre-vingts jours

Pour faire le tour de mon âme

Et, sentant déjà mes bras lourds,

J’avance d’une lente rame.

Si vraiment tu me veux du bien,

Chère, ne me demande rien.

–       Se taire ? Etrange privilège,

Si je le voulais, le pourrais-je ?

Moi qui n’affirme que mon nom,

Je suis l’Interrogation. »

 Jules Supervielle, Dialogue avant le voyage

Sacha Dray