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Jacques Rozier : entre deux temps

En 1959, quand Georges de Beauregard, producteur  de Jean Luc Godard, demande au réalisateur qui vient de lui apporter le succès avec A Bout de Souffle le nom de jeunes novices qui pourraient réitérer sa performance, le Suisse  propose trois noms : Jacques Demy, Agnès Varda, et Jacques Rozier. C’est que Rozier, issu de l’IDHEC puis de la télévision, a réalisé dès 1955, achetant lui-même la pellicule servant au tournage, un premier court métrage très remarqué, Rentrée des Classes, dont on peut dire qu’il constitue, de par sa forme et son sujet, l’un des premiers films de la Nouvelle Vague. Ce premier film, déjà, contient en lui tous les éléments qui font la singularité du cinéma de Jacques Rozier : une incroyable liberté, mais aussi une attirance pour les chemins de traverse et les digressions.

[caption id="attachment_4873" align="aligncenter" width="560"]film-rentree-des-classes “Rentrée des classes” (1955)[/caption]

Ainsi, Jacques Demy réalise en 1961 Lola, Varda Cléo de 5 à 7 en 1962 et Rozier, finalement, Adieu Philippine en 1963. Ce dernier devient un classique presque instantané, moins par son succès public que par son succès critique et grâce au soutien de Truffaut et de Godard – qui s’exclame, au festival de Cannes en 1962 : “Quiconque n’aura pas vu Yveline Céry danser les yeux dans la caméra ne pourra plus se permettre de parler cinéma”. Mais Rozier s’écarte vite de la Nouvelle Vague, affirmant son refus d’un quelconque jugement ou d’un idéalisme très soixante-huitard (il filme la jeunesse mais jamais naïvement) et sa volonté de coller au plus près du réel. Le réalisateur lui-même explique avoir toujours été « préoccupé par donner l’impression que tout a été pris sur le vif. »

Le peu de notoriété de Jacques Rozier s’explique dès lors par une très courte filmographie (si l’on ne compte pas les travaux pour la télévision) composée d’uniquement cinq films : Adieu, Philippine donc, mais aussi Du Côté d’Orouët, Les naufragés de l’Ile de la Tortue, Maine Ocean et enfin Fifi Martingale qui fut présenté en 2001 à Venise mais qui n’a toujours pas trouvé de distributeur… Rozier est en effet quelqu’un de méticuleux, très attaché à son indépendance, ce qui explique le nombre peu élevé de long-métrages. Il y a dix ans d’écart entre Adieu, Philippine et Du côté d’Orouët par exemple. Cette fréquence s’explique aussi par les méthodes particulières de Rozier sur le plateau. Les tournages de Jacques Rozier sont longs. Pierre Richard et Jacques Villeret, partenaires dans Les Naufragés de l’Ile de la Tortue parlent d’un tournage « qui ressemble à des vacances ». Rozier improvise, écrit la nuit des scènes qu’il tourne le jour, et, selon les mots des acteurs, n’a pas « la même notion du temps que les autres êtres humains ». Une anecdote en particulier permet de comprendre à la fois Rozier et ses films : un matin, à l’aube, sur le tournage des Naufragés de l’Ile de la Tortue, le cinéaste réveille Villeret et Richard et les embarque pour une sorte de randonnée de cinq heures. Une fois arrivés, le réalisateur demande à ses acteurs de s’asseoir sur la plage, et les filme de face, regardant l’horizon, puis les trois retournent sur le lieu de tournage. Rozier n’a même pas filmé de contre-champ. Les acteurs s’en étonnent et lui demandent pourquoi, dans ce cas, ne pas avoir tourné juste en bas de l’hôtel, où il existe une plage tout aussi belle. Et Rozier de leur répondre : « ça n’aurait pas été pareil, pas dans vos yeux ».

[caption id="attachment_4874" align="aligncenter" width="560"]vct73q “Adieu Philippine” (1963)[/caption]

Jacques Rozier, depuis Rentrée des Classes, a toujours raconté la même histoire. Le réalisateur en effet, s’est toujours intéressé à l’évasion, à la possibilité du rêve et d’un ailleurs. Dans Maine Océan, son dernier film sorti en 1986, le goût du réalisateur pour l’absurde, l’aléatoire et le voyage est poussé à son paroxysme.

A première vue, ce film-là est un grand n’importe quoi : on y croise des marins aux paroles incompréhensibles, des brésiliennes qui ne parlent pas un mot de français, un impresario tyrannique mi-américain mi-espagnol, une avocate passionnée de linguistique, et puis surtout, les événements s’enchaînent à grande dose d’improbabilité : on ne sait jamais où le film va nous mener ensuite. Dans A Bord du Darjeeling Limited de Wes Anderson, Jason Schwartzman, à qui l’on vient d’expliquer que le train s’est perdu en pleine campagne indienne, s’exclame : « How can a train be lost ? It’s on rails ! ». Et c’est finalement à peu près la même réflexion que l’on pourrait se faire à propos de Maine Océan. Si le film commence dans un train censé aller de Paris à Nantes, une ligne droite, Rozier, très rapidement, fait sortir les personnages et l’histoire de leurs rails. On a d’ailleurs pu parler, à propos de ses films, de « démocratisation » du cinéma : chez Rozier, chaque personnage qui fait irruption dans le film a la possibilité d’en changer le cours, de le pousser dans une direction nouvelle.

Chaque séquence des films de Rozier sont élastiques, étirées de telle sorte que chacune forme un véritable bloc temporel, des blocs qui peuvent sembler séparés et indépendants les uns des autres, mais qui sont en fait reliés par un fil rouge sous-jacent (parfois un personnage, un lieu, ou une parole qui servent de lien entre les scènes). C’est aussi dans cette élasticité tirant parfois les scènes vers l’abstrait et l’expérimental que l’humour et l’émotion tirent leur origine. Ainsi de la très belle scène de danse et de musique brésilienne à la fin de Maine Océan, durant laquelle Menez, saoul comme un cochon, chante « je suis le roi de la Samba » : la scène devient drôle, et puis finalement, au fil de la séquence, émouvante car c’est comme un morceau de temps suspendu qui, forcément éphémère, se termine par une lumière s’éteignant et tout le monde rentrant chez soi.

Cette gigantesque parenthèse durant laquelle les personnages de Maine Océan ont vécu s’apparente à une fuite en avant. Mais, si chez le Godard de Pierrot le Fou, une telle fuite en avant ne peut se terminer que par un suicide, probablement parce qu’il est impossible de vivre dans une société sans rêves et sans « vie », chez Rozier, la fuite a un aboutissement encore plus cruel. Car après avoir fui le réel, il faut y retourner, et c’est d’autant plus difficile et bouleversant que ce retour au réel marque, par la même, la fin des rêves et de l’imaginaire. Dans Adieu, Philippine, ce retour au réel était d’autant plus tragique que le personnage allait rejoindre l’armée française en Algérie, dans Maine Océan, Bernard Menez court pour rejoindre son travail de contrôleur accompagné d’une musique de samba, doux souvenir d’une « autre vie ».

Le cinéma de Rozier est un cinéma en mouvement constant, parce ce que c’est ce mouvement qui fait l’émerveillement, qui fait avancer, qui fait la vie. Il y a quatre ans sortait un coffret regroupant tous les films du réalisateur et il est une très bonne occasion de découvrir un cinéaste trop discret, mais pourtant incroyablement libre et indépendant, auteur de films burlesques, tendres, charmants, des films de rêveur, mais jamais naïf.

Eliott Khayat