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Canzoniere Grecanico Salentino, la tarentelle à travers les siècles et les mondes

17 albums après sa création, le Canzoniere Grecanico Salentino, groupe originaire des Pouilles italiennes, poursuit sa route autour du monde, propageant ses mélodies enflammées et permettant à cette musique vieille de plusieurs siècles de perdurer.

Une danse ancrée dans la tradition

Le Canzoniere Grecanico Salentino est la référence en matière de pizzica, ou taranta, musique traditionnelle du sud de l’Italie qui s’accompagne de danse. A l’origine, c’est à la ville de Tarante, dans le Sud de l’Italie, que l’on doit le nom donné à une grosse araignée de la région : la tarentule. Et c’est de cette tarentule qu’est né le terme de tarentelle. La légende veut que les femmes qui travaillaient dans les champs et qui se faisaient mordre par ces araignées, souffraient d’une étrange maladie nerveuse, dont les symptômes alternaient entre mélancolie profonde, crise d’agitation extrême et catatonie.

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Pour soigner la blessure et expulser le venin, on forçait la victime à danser pendant des heures voire des jours au rythme de la musique, jusqu’à épuisement. Sorte d’envoutement musical et chorégraphique, cette danse frénétique a donné naissance à la tarentelle.

Comme l’explique Mauro Durante, fils de Daniele Durante fondateur du Canzoniere, « C’est un rituel de transe comme on en trouve en Afrique ou en Amérique du Sud, avec le vaudou, la santeria, le lila ou même les rites dionysiaques de la Grèce antique. » Comme les gnawas d’Afrique du nord, les chants sont au coeur d’un processus de guérison, qui remonte jusqu’aux rites dionysiaques de la Grèce antique.

En effet, la tarentelle serait une survivance des bacchanales antiques, ces fêtes religieuses organisées en l’honneur du dieu Bacchus (Dyonisos), dieu du vin, de l’ivresse et des débordements, vers 300 avant JC. Ces fêtes orgiaques nocturnes permettaient aux convives de parvenir à l’extase, voire à la transe, en dansant jusqu’à l’épuisement sur une mélodie en boucle et les rythmes lancinant des tambourins.

Face aux débordements – notamment sexuels – que pouvaient provoquer ces rites, l’Eglise combat cette pratique païenne, sans grand succès jusqu’au Moyen-Âge. Puis la tarentelle, considérée comme démoniaque de par le caractère lascif et séducteur de ses chorégraphies, est formellement interdite à la Renaissance. La danser représente petit à petit une façon pour les populations pauvres de résister, au pouvoir en général mais surtout contre le pouvoir papal dans l’Italie catholique rigoriste du 17ème siècle. Elle devient acte de révolte et se propage jusqu’aux confins de l’Italie et de la Sicile.

Loin du rituel originel de purification et de guérison, la tarentelle devient une danse à part entière très prisée des salons du 18ème siècle, et attire l’attention des plus grands compositeurs de l’époque, lui permettant même d’intégrer le répertoire classique (Voir La Tarentule de Jean Coralli Peracini, composée en 1839).

Le tarentisme, qui voulait que pour juguler le poison on devait s’agiter pendant des heures, jusqu’à épuisement, au rythme de la pizzica, a quant à lui perduré jusque dans les années 1960, mais a aujourd’hui disparu. Comme l’explique Mauro Durante « Parce que les conditions de son apparition n’existent plus. On sait maintenant que, médicalement, cette histoire ne tenait pas debout : l’éventuelle piqûre d’araignée ne provoque pas la prostration ». Cette dernière était en effet due à la pauvreté de l’époque, au pessimisme ambiant, et aux difficultés quotidiennes auxquelles était confronté le peuple et particulièrement les femmes – le venin de la tarentule n’étant en effet nocif que pour les insectes qu’elle chasse. Par ailleurs, les symptômes étaient souvent propres à chacun, uniques et extrêmement variables, ce qui alimente leur aspect psychosomatique.

Cependant, la tarentelle connaît quant à elle un regain d’attention de la part des nouvelles générations, soucieuses de faire perdurer la tradition de cette danse mystique et thérapeutique.  En témoigne la centaine de milliers de personnes qui, chaque été lors du Festival La Notte Della Taranta, danse jusqu’au matin au rythme des tamburellos.

Le Canzoniere Grecanico Salentino, garant de la préservation d’un patrimoine culturel et musical unique

Fondé en 1975 par Daniele et Rina Durante, le Canzoniere Grecanico Salentino avait à l’origine pour vocation de préserver les traditions orales et de récolter les témoignages des anciens des 13 villages qui forment la Grèce Salentine. Car le cœur de la taranta (ou pizzica) c’est la région du Salento, le talon de la botte italienne, région isolée où l’on parle encore le griko, un dialecte hérité du grec ancien. C’est d’ailleurs en partie grâce à son isolement que cette enclave hellénique a su conserver ses traditions et son patrimoine musical.

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Dans la musique de ce septuor singulier (6 musiciens et une danseuse), on retrouve des sonorités qui rappellent aussi bien les chants corses aux accords de voix et  polyphonies travaillés, que les musiques celtiques voire irlandaises aux ambiances de champs de bataille. La cornemuse zampogna au timbre si particulier, alliée à l’accordéon diatonique, à la bombarde, à la flûte, aux castagnettes, le tout saupoudré d’une chitarra battente, d’un bouzouki grec et d’un violon, conforte l’aspect festif de cette musique qui rassemble et entraîne les foules.

A cet enchevêtrement de sonorités parfois venues de lointains continents, s’ajoutent le talent et la volupté d’une danseuse aussi gracieuse que sensuelle, vêtue d’une robe rouge et d’un foulard de soie noire. Etendard de la pizzica, elle saute et voltige sur la scène comme le faisaient ces femmes « possédées » par le poison arachnéen d’antan.

« La pizzica a un côté magique, qui a fait qu’elle peut être assimilée très naturellement par des gens totalement étrangers à notre région. Sans doute pour sa force rythmique, son côté possédé. En concert, nous avons vraiment l’impression que les gens sont transportés ailleurs. L’énergie que nous déployons sur scène nous revient alors encore plus puissante du public, et ainsi de suite. La pizzica a le pouvoir de transcender les barrières de la langue et les frontières géographiques. »

Les voix solennelles des chanteurs, les chœurs lancinants, et le timbre nasillard de la chanteuse Maria Mazzotta – à la limite du cri – trouvent quant à eux écho dans la profondeur du rythme insufflé par des tamburellos frappés avec puissance (cf. le titre « Nu te fermare »). Ces derniers, au rythme effréné et sourd, touchent instantanément l’auditoire et permettent facilement d’entrevoir les chemins qui menaient nos ancêtres vers cette transe tant désirée.

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Certes à la première écoute on peut vite se sentir oppressé par tant d’énergie et d’instruments rassemblés. De plus, l’aspect festif de cette musique peut « assommer » par l’omniprésence des tambourins au rythme frénétique.  Cependant, la beauté des accords de voix, l’originalité des ponts, les transitions surprenantes participent à la surprise de l’écoute. Et tout comme en cuisine, il vaut mieux goûter deux fois : la première pour découvrir (et se laisser surprendre), la deuxième pour apprécier la surprise. Avec Canzoniere Grecanico Salentino, chaque titre fait voyager dans une ambiance différente et c’est là la force de leur dernier album, Pizzica Indiavolata, où l’on retrouve aussi bien des titres instrumentaux où la kora fait la part belle au violon, que des morceaux où ce sont les voix qui dominent des tambourins sur  fond de cornemuse (les titres « Questa mattina » et « Itela » notamment). Sans perdre son identité musicale, le Canzoniere Grecanico Salentino s’ouvre à des ambiances venues d’ailleurs et permet ainsi à sa musique de renouveler sans cesse son originalité.

Quand la tradition puise son renouveau dans les cultures du monde

Daniele et Rina Durante créèrent le Canzoniere Grecanico Salentino pour aider cette musique et cette danse traditionnelles à s’ouvrir au monde. Leur fils, Mauro Durante, qui apprit l’art délicat du Tamburo (grand tambourin salentin) dès l’âge de 14 ans, ainsi que le violon au conservatoire de Lecce, fut dès son enfance imprégné de cette musique : « Mon père et ma mère ont fait partie des fondateurs du Canzoniere, en 1975. J’ai donc baigné dans cette musique ». Ainsi c’est incontestablement lui qui a repris l’archet, le tambourin et le chant pour faire vivre à son tour les tarentelles d’aujourd’hui. Les membres du groupe changent mais l’esprit fédérateur et festif perdure ; sans rester figé dans un schéma prédéfini pour autant, la nouvelle génération de musiciens apporte à la tradition des influences nouvelles.

« Aujourd’hui, la formation est totalement renouvelée, tous les musiciens sont jeunes. Du groupe de mon père ne reste que le chanteur. On approche les chansons traditionnelles avec de nouveaux arrangements et on compose nos propres morceaux. »

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Mauro et ses compagnons ont la chance d’évoluer dans une société (musicale) particulièrement mondialisée ; et qui dit mondialisation dit partage et échange culturel. De ce fait le Canzoniere Grecanico Salentino puise dans les rencontres faites sur les routes et donne lieu à des créations interculturelles aux mélodies enrichies. Les participations au dernier album du groupe du malien Ballaké Sissoko, mais aussi de Piers Faccini – dont les racines se situent également en partie dans les Pouilles et qui a composé le titre La voce toa sur lequel il pose sa voix – témoignent du désir d’ouvrir ces traditions centenaires aux musiques actuelles, mais aussi aux musiques traditionnelles provenant d’autres continents.

« C’est très important pour nous que ces musiques ne soient pas des cartes postales du passé, qu’elles puissent entrer en résonnance avec les générations actuelles et ainsi se perpétuer de longues années. » Car c’est dans ce renouvellement incessant que se situe le futur du groupe ; dans cette envie de toucher l’autre, d’où qu’il provienne.

Ainsi, conjuguant tradition et modernité, musique de transe et ballades amoureuses, le Canzoniere Grecanico Salentino parvient à propulser la musique traditionnelle des Pouilles au-delà de ses frontières ancestrales. Avec de nombreux concerts effectués à l’étranger, des plages du Brésil à la Californie, en passant pas les Trans Musicales de Rennes ou le festival des Vieilles Charrues, ce groupe prouve que même la tradition peut subsister dans un monde en perpétuelle recherche de nouveauté.

Tout en préservant le passé, ces musiciens donnent un souffle nouveau à cette musique, et  transmettent à leur public des sonorités entremêlées de rythmes échevelés, donnant naissance à une frénésie contagieuse et perpétuant avec passion l’ardeur de cette danse unique.

« Pizzica Indiavolata » // Sorti le 26 Mars 2013 // Chez Ponderosa / harmonia mundi // http://www.canzonieregrecanicosalentino.net/

Quentin Coupin