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Qui dit « je », qui dit « moi » en poésie ? Le cas Baudelaire

C’est bien connu : « je » par ci, « moi » par là…  nombreux sont les poètes qui ne parlent que d’eux, et s’y croient autorisés en vertu d’une sensibilité exacerbée. En somme, pour compenser une vie jugée misérable, ils ont heureusement l’écriture. C’est bien connu… mais cette lecture fait-elle sens, au fond ? Et si on oubliait le moi biographique, la mère fusionnelle ou les mœurs sexuelles de l’homme, si on s’attachait au seul texte ? Exemple avec Baudelaire.

[caption id="attachment_6861" align="aligncenter" width="341"]Baudelaire par Nadar, 1855 Baudelaire par Nadar, 1855[/caption]

« La poésie est ce qu’il y a de plus réel »

Ah, la voie trompeuse de la vie de l’artiste ! Il faut dire qu’il ne nous aide pas : réputation sulfureuse, collection de maîtresses, abus de vin, de haschich et de séances de spiritisme…  La tentation est forte de décoder l’œuvre à la lumière de la vie. Depuis leur parution, on a ainsi cru voir dans Les Fleurs du mal la mise en mots d’un moi biographique douloureux parce qu’incapable de supporter la réalité et ses inévitables déceptions. Ce moi serait chez Baudelaire seulement plus torturé que chez ses semblables, donc plus intéressant. Or la mise en scène du je baudelairien, c’est bien autre chose que la transfiguration par l’écriture d’une vie déchirée ou l’expression de la sensibilité d’un homme meurtri. Baudelaire s’inscrit dans une époque où dire « je » a une signification particulière. Il a intégré les récits d’enfance de Rousseau inventant un mythe personnel pour justifier la déchéance ultérieure, ou la posture du moi hugolien pris d’effroi, voyant dépassé par sa vision, tous deux déjà bien loin du je biographique dont l’écriture serait l’exutoire. Quand Baudelaire dit « je », il le fait consciemment, il problématise : comment dire « je » en poésie ? Comment mettre le moi en scène ?

[caption id="attachment_6862" align="aligncenter" width="319"]Page de titre de l'édition de 1857 des Fleurs du Mal, épreuve corrigée par Baudelaire. Page de titre de l’édition de 1857 des Fleurs du Mal, épreuve corrigée par Baudelaire.[/caption]

Mon « cœur est un théâtre »

Une des clés de cette interrogation, c’est la notion de modernité. Le poète moderne ne prétend plus exprimer une sensibilité supérieure. A peine le moi donne-t-il l’impulsion de la création poétique. Tout se joue dans le travail effectué dans et par le texte, qui invente une nouvelle façon de dire « je ». Le poème devient l’espace ou « moi » est en question. Il se trouve que le moi baudelairien se donne comme sans assise dans le monde. Il est un champ de forces, pris entre deux extrêmes : le Spleen et l’Idéal. Sur un mode enchanté, « je » sort de soi-même par ses propres visions. Et c’est l’évasion, le rêve d’ailleurs qu’il nous invite à partager. Seul compte le voyage. Dans le temps, par la mémoire vers les « vert paradis » de l’enfance, vers une origine d’avant la chute, un pays « natal ». Dans l’espace, vers des paysages exotiques, des océans, une nature idyllique, des villes à la « splendeur orientale ». Le poème est le socle où « je » se déploie sous sa forme exaltée, dans « un transport de l’esprit et des sens ». « Par delà le soleil, par delà les éthers, Par delà les confins des sphères étoilées », je se dilate, s’évade. Mais aussi « je » fusionne. Avec « toi », avec le monde. Et c’est une des autres figures de ce « moi », celui qui rencontre une femme faite « tu ». Non un être réel, dans sa finitude, mais une crinière, un sein, des pieds, des yeux, un blason de femme multiple qui ne prend sens qu’à proportion des images qu’elle fournit, véritable réservoir de métaphores. Une femme « houle », « ciel d’automne » ou « beaux horizons ». Plus de limites pour ce Moi et ce tu qui, ensemble, connaissent le bonheur de l’expansion.

[caption id="attachment_6863" align="aligncenter" width="388"]Les Fleurs du mal interprétées par Odilon Redon, 1890 « Sur le fond de mes nuits, Dieu, de son doigt savant, dessine un cauchemar multiforme et sans trêve ». Les Fleurs du mal interprétées par Odilon Redon, 1890
« Sur le fond de mes nuits, Dieu, de son doigt savant, dessine un cauchemar multiforme et sans trêve ».[/caption]

« Plonger au fond du gouffre »

Dans ce théâtre, le moi exalté a son double déchu. Car l’évasion a pour envers la fuite –volontaire – ou l’exil – subi. Plus de destination, plus de but, juste « des pays chimériques ». La réalité tourne au « mirage » et le poème met en scène la mélancolie de cette découverte. Le je se fait soudain à son tour moins réel, moins conquérant, perdant son statut de sujet jusque dans l’emploi des pronoms, devenant objet direct de forces hostiles, voire complément de lieu – « Mon coeur est un palais flétri, on s’y saoule… ». Il assiste à son propre morcellement, « saccagé », divisé en crâne et en cœur, en œil et en âme. Non plus en expansion, mais en dilution. Ni fixe, ni unique, mais interrogation de sa propre existence. Et ce n’est pas un hasard si l’un des poèmes des Tableaux parisiens s’intitule Le Jeu : le moi s’y trouve pris de vertige, dédoublé « Je me vis accoudé, froid, muet, enviant ». Et de la femme, le voici finalement victime : le tu est devenu « poison », « sortilège » ou « vampire ». Le poème est le lieu de cet état critique ou même les amours se décomposent.

« Manier savamment une langue »

Où réside dès lors le salut du moi ? La poésie de Baudelaire s’inscrit dans une époque en perte de sens où elle doit se substituer à la religion comme à la philosophie. C’est peut-être là que le je baudelairien trouve sa mission : par lui, la poésie devient recherche de connaissance. Et ce que « je » perd au plan existentiel, « je » le regagne au plan de la signification, déchiffrant l’opacité du monde, repérant les correspondances, perçant les « secrets », transformant les images en mythes et les Chats en Sphynx. Tout passe par le travail savant de la poésie et la « sorcellerie évocatoire » qu’elle opère. « Je » est le magicien qui, du sortilège des mots, fait surgir des personnages sur la scène du poème, comme des apparitions. Dans l’histoire mouvementée du moi devenu mythe, Baudelaire pose un jalon décisif et parfaitement réfléchi. Comme Du Bellay bien avant lui – et son moi en rupture de ban avec toutes les conventions de l’époque ; Rimbaud juste après – de façon encore plus radicale ; Proust – La Recherche n’est-elle pas une façon totalement inédite de dire Je ? –ou Ponge, dans sa façon totalement inédite de ne plus en parler. Et c’est par là, peut-être, que la poésie retrouve notre réalité : en  modifiant profondément la conscience que l’on a de soi.

Catherine Rosane