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Semaine de la Danse (3) : La fièvre du Jitterbug

Episode 3, en association avec la compagnie de danse Art’Core.

Le Jitterbug est l’asticot qui avait mordu la pomme avant Ève. Il semble que depuis, l’humain soit incurable et cède aux mêmes symptômes qui l’entraînent frénétiquement vers le délicieux péché originel. Pour une raison méconnue, la fièvre frappe le plus souvent les jeudis et samedis soirs. Comme électrifiés, les malades possédés se livrent à une série de gestes désarticulés : ils se trémoussent, gesticulent, s’adonnent follement à de périlleuses cabrioles, mais retombent toujours sur leurs pattes. Face à face des heures durant, sourires béats, ils se balancent, ils « swinguent » selon la désignation humanoïde. De la langue anglaise, le verbe « to swing » désigne pour un objet: « to move or cause to move back, and forth, from side to side, in a smooth curving line ; typically with a rhythmic swaying gait». Sans objet, les humains désignent l’action comme celle de jouer avec leur instrument « with an easy flowing but vigorous rhythm ».

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De source sûre, il semblerait que l’asticot se soit niché à Harlem, au cœur de la Grande Pomme (curieuse appellation pour une grande ville !). Les premiers récits de son apparition dans les temps modernes datent des années 1920 alors que l’épidémie du Charleston traversait déjà l’Atlantique à bateau pour contaminer l’Europe. Le Jitterbug aussi avait des envies de voyage. Il s’offrit un nom grâce à la fougue de Shorty Georges  et de sa très grande partenaire Big Béa. Dans le délire de leur danse, ils associèrent leurs exploits acrobatiques à la traversée de l’Atlantique, sans escale, en avion de Lindbergh au mois de Mai 1927. Lorsque Shorty Georges lançait Big Béa il criait de joie, « Lindy Hops !». La première variation de la maladie fut alors identifiée. Elle sévissait la nuit, nous le disions, dans des salles sombres aux noms étranges le club du coton (« the Cotton Club ») et la salle du chou (« the Savoy Ballroom »). Dans ces salles anonymes, les races se mélangeaient en cachette des autorités de la santé publique. Le mal prit racine et se développa.

Alors que dans les salles de danse, personne n’imaginait que les Jitterbugs pussent passer l’hiver, ces asticots danseurs envahissaient le monde du spectacle, et notamment celui du cinéma. Sur la Côte Ouest, plutôt acquise à d’autres variantes du swingvirus (comme le balboa), Hollywood profita de la frénésie des chorégraphies pour rajouter au délire des années 20 – 43. On retiendra les percutantes apparitions des Jitterbugs dans “A Day at the Races” (1937) [1] et dans “Hellzapoppin (1941) [2]. Deux grands insectes ressortent de cette période, Dean Collins qui chorégraphia plus de 100 films entre 1939 et 1960 et Frankie Manning qui fit même une revue jusqu’en Australie apportant les Jitterbugs et leur danse dans la région Pacifique.

Les chorégraphies attirent du public mais l’exécution reste dégradante. Les années 1940 chercheront à codifier tout cela pour permettre aux danseurs blancs de s’approprier leur frénésie. La mémoire garde par exemple the Boogie Woogie Bugle Boy of the Company B des Andrews Sisters. La chanson filmée en 1941 sera largement exportée en Europe dans les années post guerre et avec elle le Jive et le Boogie Woogie, dans une version jeune et blanche de nos Jitterbugs, qui continuaient à s’étendre autour du monde.

Il faut pourtant se rappeler que Philip Nult, président de la Société Américaine des Professeurs de Danse et Donald Grant de la Dance Teacher Business Association n’y voyaient pourtant que la dégradation du Jazz par les victimes de la crise des années 30. Ainsi, traités de malades, hystériques, frénétiques, les Noirs acrobates désarticulés et quelques autres Jitterbugs Blancs restèrent les pestiférés de la danse en bonne et due forme. Nous devons à Lauré Haile, une Blanche, danseuse et compétitrice professionnelle, le soin de propager une nouvelle version du swingvirus. Ces Jitterbugs danseront le Western Swing qui sera codifié dans le Lauré Haile Arthur Murray Western Swing Syllabus.

Le Swingvirus et toutes ses variations restèrent assez discrets, après la fureur du Rock’n’roll et du Boogie Woogie. Les Jitterbugs se mirent à d’autres danses laissant transparaitre de temps à autres la fièvre qui les animait vraiment. Il faut attendre les années 90 pour le grand retour du Lindy Hop et de son cousin le West Coast Swing. Les années 2000, à partir de 2005 surtout, voient une véritable réapparition de la pandémie. Comme dans les années 1940, les concours de danse se multiplient et les Jitterbugs recommencent à s’adonner pleinement à leurs pulsions. Le Swingvirus n’avait que besoin de retrouver un vecteur…  Youtube fit l’affaire.

Ce qui fait la particularité de cette nouvelle version du Swing c’est qu’il permet de traverser les époques et les classifications. Les virologues s’appuient sur la musicologie et phylogénie pour montrer comment le Swingvirus conserve tous ses traits caractéristiques du Jazz, s’inspirant du Boogie Woogie des années 1940-50 et du Rhythm and Blues. Il vient aussi retrouver des jeunes danseurs sur des repaires rythmiques et des pas du Hip-hop, de R’n’B. Finalement, les Jitterbugs sont à leur aise sur tous les sons où ils peuvent retrouver une phrase musicale à huit temps.

Ce que je préfère chez les Jitterbugs ce n’est ni la joie, ni l’intemporalité et ni l’adaptabilité de leur swing même à l’électro; non ! Ce que je préfère est le partage. Les Jitterbugs sont toujours disponibles pour partager le fruit du Savoir, nous inviter au plus beau péché. Alors si vous aimez le spectacle, si vous aimez rire, si vous aimez partager… ne cherchez plus la clinique la plus proche, au contraire laissez-vous mordre par un ou une Jitterbug.

Luc Aldon

[1] Regardez notamment de la 83ème minute à la 91ème minute.

[2] Regardez les minutes 48 à 52