PROFONDEURCHAMPS

Le feuilleton du samedi : “Les carnets noirs du type qui disparut” – Partie III

Gabriel1

Hannah croquait Gabriel quand il dormait

N’hésitant pas à repousser mèches ou drap pour dégager oreille ou hanche.

Au crayon gras (Color Giant Lyra, stabilo Woody 3 en 1), fusain, pastel, ce qu’elle avait avec elle ce jour-là, et sur des journaux, du papier kraft, les pages surnuméraires au début des romans, ce qui lui tombait sous la main. Il s’en aperçut un matin en se réveillant seul : un dessin petit format avait glissé sous le lit. Il le rangea soigneusement dans un carnet mais d’instinct n’y fit aucune allusion.

Elle était revenue de son voyage différente, comme une image qui se serait légèrement décalée. Plus sombre. Plus joyeuse. Ca n’allait pas ensemble… Plus dense, ça oui. Plus nette dans ses contours. Qu’avait-t-elle donc trouvé là-bas ?

Bizarrement il frôlait la question, hésitait, la repoussait au loin, à plus tard.

– J’aimerais beaucoup voir ton travail, hasarda-t-il un soir, après tout elle avait dit être partie pour peindre.

– D’accord.

– Quand ?

– Tout de suite ?

Il n’en revenait pas mais afficha une neutralité de façade dont elle ne fut pas dupe. Il ne demanda même pas où on allait.

– Je ne te demande pas où on va…

– Non.

Ils avaient pris le métro jusqu’à Montreuil. Sur le seuil d’une sorte de hangar, elle l’avait regardé intensément, c’est ici que je peins. Elle partageait l’atelier avec un plasticien et une styliste, absents à cette heure tardive.

– Ils sont amants, expliqua Hannah en désignant à un Gabriel perplexe les sculptures de l’un habillées des vêtements de l’autre.

Il contempla lentement ses dessins, des nus presque exclusivement, à la fois colorés et translucides, mobiles, violents parfois, il mourait d’envie de lui dire ce qu’il en pensait, plus tard, plus tard. Je commence juste à savoir m’y prendre avec cette fille.

– J’ai oublié de vous dire, Gabriel.

– Oui ?

– Personne ne pénètre ici sans poser.

– Ah bon ?

– Nu, évidemment.

– Je n’ai jamais fait cela.

– Je vous laisse le choix de la position.

Bras noueux, ombre de barbe, cheveux frisés, torse glabre, yeux foncés, jambes de coureur, il improvisa avec une touchante maladresse bientôt suivie d’une arrogance qui la fit hurler de rire, elle le dessina à coups noirs urgents, concentrés, maîtrisés, multipliant les variantes.

Puis il lui fit l‘amour un peu de la même façon, sans lui laisser le choix de la position.

Enfin, elle eut cette phrase qui l’eût laissé sur le cul, ne s’y fût-il déjà trouvé :

– Accepteriez-vous de m’accompagner quelque part ?

Gabriel était monté dans le Partner Peugeot d’Hannah avec autant d’émotion que s’ils avaient franchi ensemble le seuil de leur première maison. Il apprit qu’elle ne dormait jamais à l’hôtel, ils avaient emporté thermos, tomates et mortadelle italienne, Chianti, yaourts, sacs de couchage. Le voyage prenait décidément des allures d’escapade.

Après quelques kilomètres en silence il suggéra de mettre de la musique, elle acquiesça, -entrée de l’autoroute A10 : Bjork, Radiohead, Police, -Tours : Moby, The Verve, Gainsbourg, ils finirent par chanter à tue-tête et à l’unisson, la nuit tomba sur Poitiers et Bruce Springsteen, Hannah se gara dans une de ces aires de repos sans service qui préservent des foules.

C’est là, allongée à ses côtés, la tête tournée vers la pluie battant le toit vitré, qu’elle raconta à Gabriel sa visite à la Martinière. Le viol d’Irène, dont il n’était pas toujours simple de savoir si cela en était un et puis finalement si, la robe fourbement prêtée, le thème astral en forme de malédiction, le tableau de la Femme au collier déposé puis de colère crevé, brisé, le dessin accroché à la place, le saut de Berthe dans la paille, la gifle de Serge, la haine, Frédéric (“ce Frédéric… tu es tombée amoureuse de lui ? – Mais enfin on s’en fout !”), le coup de klaxon…

– J’ai voulu vous envoyer un message en me réveillant, à 4h du matin. Il n’y avait pas de réseau.

– Quel jour était-ce précisément ?

– Jeudi.

– Ah.

– Que faisiez-vous donc ce jeudi-là à 4h du matin ?

– Je souriais bêtement dans la rue en pensant à toi.

Hannah respira son vague embarras sans en être troublée, il comprit que quoi qu’il ait pu faire cela ne comptait pas, qu’elle n’attendait rien, cela provoqua en lui un éboulement léger mais décisif qui lui donna envie de répertorier avec elle toutes les aires de repos de France dans une camionnette déglinguée, pour peu qu’il y eût des nuits obscures à l’orée des villes et qu’elle recommençât de le tutoyer sous le martellement mélodique de la pluie.

Hannah ne se décidait pas à sortir de la voiture.

Elle n’avait guère eu l’occasion de remplir dans sa vie une mission aussi délicate. Aussi vitale.

– Tu le crois vraiment ? avait rétorqué Gabriel. Et quand tu as annoncé la mort de ton frère à toute ta famille ?

Elle n’avait pas eu le temps de prévenir l’hôpital psychiatrique de son arrivée, elle dut attendre que Berthe revînt du jardin, ou d’un atelier, Hannah n’avait pas écouté. Elle avait eut l’idée de revêtir une robe que Berthe aimait beaucoup autrefois, sans trop s’expliquer pourquoi.

Berthe était dans l’un de ses bons jours. Elle entraîna tout de suite sa cousine vers le potager, lui montra les plantations dont elle avait la charge.

– Tu te souviens qu’il y avait des fleurs comme celles-ci à la Martinière ? demanda Hannah.

– Des dahlias, souffla Berthe, légèrement inquiète. Hannah lui prit une main et la caressa. Puis elle tira de sa sacoche un grand carnet de dessins qu’elle ouvrit et posa sur les genoux de Berthe qui tressaillit.

– La grange.

– Tu te souviens quand on y dormait l’été ?

– On n’était pas tranquille. On pouvait tomber.

– Une fois tu es tombée, c’est vrai. Tu as sauté, plus exactement.

Berthe regardait autour d’elle, tordant douloureusement l’ourlet de sa robe.

– N’aie pas peur, Berthe. Il ne viendra jamais ici. C’est fini.

– Serge.

– Tu as raison de l’appeler par son prénom.

– C’est interdit.

– Non. On fait comme ça avec les gens qui ne sont pas nos parents.

– C’était ton oncle.

– Pas exactement.

– Mon père.

– Je vais te raconter une histoire.

– Je ne suis pas sûre.

– Un jour, il y a eu un homme qui trouvait ta mère très belle.

– Un autre, homme.

– Oui. Serge et ta mère ne s’entendaient pas bien à cette époque. Ta mère était seule et triste. Elle n’a rien fait de mal, tu comprends ?

– …………..

– Serge…… n’est pas……….ton père.

– Oh.

– …………….

– Les trempes, ce n’était pas……….mon père.

– Non.

– Le saut dans la paille les colères les au-lit-sans-dîner les réveils en arrachant les draps. Pas mon père.

– C’était seulement le mari de ta mère.

– Son sang ses os sa haine. Pas mon père.

– Tu n’as rien de commun avec lui.

– Mais alors.

Hannah tourne encore quelques pages de son carnet et présente un nouveau croquis à sa cousine sans la quitter des yeux. Berthe s’est immobilisée, elle passe un doigt terreux sur les traits du visage dessiné, le nez légèrement busqué, les yeux verts comme les siens, les cheveux roux, elle a un léger sourire.

– Il est vivant ?

– Oui. Ton père, lui, est vivant.

Berthe se met à pleurer, à sangloter, le portrait de son père se ride sous ses larmes, on dirait qu’il regarde sa fille derrière une vitre pluvieuse, Berthe se balance de gauche à droite, hurle, un infirmier accourt réprobateur, que lui avez-vous fait ? Il emmène Berthe, Hannah reste seule dans le jardin jusqu’à ce que Gabriel parte à sa recherche et la découvre agenouillée dans la terre humide des dahlias.

 Catherine Rosane