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Niels Schneider : “Roméo est un névrosé de l’amour”

Après La Nuit des Rois (2009) et Le Songe d’une Nuit d’été (2011), le metteur en scène Nicolas Briançon s’attaque au couple phare de la littérature britannique : Roméo & Juliette. Niels  Schneider, que l’on a pu voir jouer sous la direction du québécois Xavier Dolan (J’ai tué ma mère ; Les Amours Imaginaires) ou plus récemment, de Yann Gonzalez (Les rencontres d’après-minuit), revêt le costume d’un Roméo au paroxysme de l’amour dans une interprétation pleine de justesse et de complexité. Sur fond de prose shakespearienne, le jeune comédien revient sur sa carrière. Rencontre.

[caption id="attachment_7807" align="alignleft" width="936"]© Adeline Mai / adelinemai.com © Adeline Mai / adelinemai.com[/caption]

« O Roméo ! Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo ? » (Acte II, scène2) – Comment vous êtes-vous approprié un rôle aussi mythique que celui de Roméo ?

Mon premier travail a été de me déconditionner d’absolument tous les a priori que je pouvais avoir sur Roméo. De prendre le texte du début, et de ne pas me dire « Je joue Roméo », mais plutôt, « Je ne connais pas ce rôle, il s’appelle Frédéric Dupont et je ne connais pas cette personne ». Il n’est peut-être pas romantique du tout, je ne me base pas sur ce qu’il dit pour m’en faire une idée, mais sur les situations. Je ne sais pas combien il y a eu de Roméo différents, chacun trouve sa vérité dans ce personnage. Tous les chefs d’oeuvre sont une toile de projection idéale. Moi, j’ai trouvé ma vérité dans ce texte là mais je n’ai pas la prétention de penser que c’est La vérité de Shakespeare. Jouer Roméo demande à la fois une énorme prétention parce que on s’attaque à un monument, et aussi beaucoup d’humilité, pour les mêmes raisons ! Je me suis vraiment découvert comme acteur dans cette pièce. A partir d’un texte comme celui-ci, c’est là que joue vraiment l’interprétation. Tout n’est pas préétabli.

« O céleste, céleste nuit ! J’ai peur, comme il fait nuit, que tout ceci ne soit qu’un rêve, trop délicieusement flatteur pour être réel » (Acte II,scène2) – Qu’est-ce qu’il y a de Roméo en vous ?

Le côté obsessif, c’est quelqu’un qui a besoin de rêver à quelque chose d’impossible. Cocteau disait « A l’impossible je suis tenu ». Je trouve que ça s’applique particulièrement à Roméo, et à moi aussi. J’ai complètement conscience de l’absurdité de la vie, de la fatalité des choses et en même temps, de ne pas vouloir mourir sans se débattre. C’est la Foi plus que le rêve, la Foi en quelque chose de plus digne, de plus beau, de plus noble qui est parfois entachée par la vulgarité des rapports humains terrestres. J’ai ce besoin d’amour que Roméo a. Un amour au début dans le domaine du fantasme avec Rosaline, puis qui se concrétise avec Juliette. Cet amour le sauve, ce n’est pas un luxe mais un vrai besoin. Ce n’est pas pour être mieux ou se sentir bien, c’est une survie. Roméo est un névrosé de l’amour.

« Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais jeune comme moi et que Juliette fût ta bien-aimée (… ) alors tu pourrais parler (…) et te jeter contre terre, comme je fais en ce moment, pour y prendre d’avance la mesure d’une tombe !» (Acte III, scène 3) – Roméo est-il un personnage si candide ?

Le Roméo de Zeffirelli par exemple est joué de manière très douceâtre, mièvre. C’est un peu l’image que l’on a de lui dans l’imaginaire collectif. Je me suis dit que Shakespeare n’avait jamais écrit de personnages masculins comme ça. Quand je pense à Richard III, à Macbeth, il y a quelque chose d’habité. Je trouve ça surprenant qu’on ai fait de Roméo un personnage lisse. Quand tu es jeune, tu n’as aucune retenue, tu es dans la révolte. Tu te sens rebelle quand tu es amoureux, comme un bloc défiant l’univers. Tu te sens punk, il y a une arrogance à l’amour. Je pense aussi que c’est pourquoi la jeunesse fascine autant les artistes. C’est un passage critique où tu sors d’un cocon, où tu découvres le monde : les réactions ne sont pas encore canalisées.

« Ah ! L’amour des jeunes gens n’est pas vraiment dans le cÅ“ur, il n’est que dans les yeux » (Acte II, scène 3) – Comment peut-on qualifier l’amour de Roméo pour Juliette ?

Roméo n’a presque pas de scènes avec Juliette, il projette sur elle tous ses fantasmes. Elle tombe aussi amoureuse de l’image que Roméo a créée d’elle. Il aime Juliette, mais sait cet amour impossible.  En tuant Tybalt, c’est une sorte de suicide, il tue son amour. Il a ce rêve de bonheur et à la fois, il le détruit dès qu’il est présent. Bien sûr, ce sont des mouvements de l’âme complètement inconscients. Même quand il va à Mantoue, il s’en éloigne. Juliette pourrait partir le rejoindre, mais elle ne le fait pas ! Je pense aussi qu’il se met à distance pour mieux la créer, pour mieux la fantasmer. Il n’a pas le recul nécessaire pour se dire qu’il y en aura une autre comme elle. Il voit ça d’une manière extrêmement forte, il se tue pour elle. Il ne se tuerait pas pour une projection. Moi je pense avoir ce recul parce que je le joue mais quand tu es amoureux comme Roméo l’est, tu n’en as absolument pas.

« Un dernier regard, mes yeux ! Bras, une dernière étreinte ! Et vous, lèvres, vous, portes de l’haleine, scellez par un baiser légitime un pacte indéfini avec le sépulcre accapareur » (Acte V, scène 3) – Leur amour est-il absolu parce qu’il les unit dans la mort ?

Le seul moyen pour qu’une passion dure éternellement, c’est de mourir. Comme quand on fait une photo, c’est un moyen de congeler une représentation de soi. Un moyen de garder l’image d’une passion éternellement, une trace. Mais ce n’est que dans l’imaginaire des gens, ni l’un ni l’autre n’en profite. La passion n’existe plus puisqu’ils sont morts. Frère Laurent dit « n’est pas bien mariés ceux qui sont longtemps mariés. Sont bien mieux mariés ceux qui meurent jeunes mariés ».

Leur amour aurait-il pu durer ?

Ils ne se connaissent pas finalement. Roméo parle de Rosaline et après de Juliette, qu’il considère comme encore plus parfaite. C’est ça l’inconstance de la jeunesse. Ce sont des guerriers de l’amour mais à la fois ce qu’il y a de plus dur en amour, c’est la durée. Je pense que s’ils vivaient ensemble, leur amour se transformerait. Le couple que je joue dans Les rencontres d’après minuit (avec Kate Moran) pourrait être ce que Roméo et Juliette seraient devenus. Un couple qui s’est éperdument aimé, ils se sont fait des promesses mais le désir s’étiole, l’amour devient une amitié. Le contraire de l’amour, c’est l’indifférence. Un couple qui dure c’est un mouvement, quelque chose qui est tout le temps en mutation. La passion devient une familiarité. Quand la fusion est telle, c’est presque de l’auto-cannibalisme. Ce n’est pas une question de domination ou de prendre l’autre comme objet. Il y a un besoin de consumer, de créer un lien avec l’Autre. Une histoire aussi mythique pour moi, c’est celle de Musset et Georges Sand. Dans les lettres qu’ils s’échangent, la seule fois qu’il l’appelle par un autre nom, il lui dit « Ma Juliette ».

« Mon unique amour émane de mon unique haine ! » (Acte I, scène 5) – La pièce serait-elle finalement le triomphe de la haine et non pas de l’amour ?

L’amour et la haine sont les deux faces d’une même pièce. C’est pourquoi ça inspire autant le cinéma et la littérature. C’est ce que j’aime dans Shakespeare : comment d’un sentiment pur et noble, un personnage peut arriver à faire les pires atrocités. J’ai toujours été fasciné par ce passage de l’un à l’autre. Dans un amour avoué, tu dévoiles la partie la plus intime de toi, la plus pure que tu n’as pas envie de souiller et de salir. C’est cette fragilité d’amour, qui est à la fois la partie la plus belle, qui peut devenir une arme. Un amoureux peut être extrêmement dangereux.

« Car jamais aventure ne fut plus douloureuse que celle de Juliette et de son Roméo » (Acte V, scène 3) – Roméo est finalement, à la manière du Jacques de Diderot, un doux mélange de candeur et de fatalisme ?

Il y a une pression constante sur Roméo, il sent que ça va finir de manière catastrophique. Il dit qu’il ne doit pas aller à ce bal. Je suis sûr qu’il sait que Juliette est la fille de Capulet. Il a ce côté très fataliste et a besoin de vivre son Destin même s’il est tragique. Quitte à mourir, il veut mourir dans la beauté du geste. Mais Roméo a aussi un monstre en lui qu’il sort par éclats. Quand il tue Tybalt par exemple, il lui donne dix coups de couteau dans le dos. Tybalt est la star des duellistes mais Roméo arrive à le tuer parce qu’il le fait dans cette rage là. On lui a enlevé sa raison de vivre et du coup plus rien ne lui importe, c’est devenu un assassin, un criminel. Il prévient aussi Pâris « ne tente pas un désespéré, sauve-toi d’ici et laisse moi…». Il sombre alors complètement dans la folie. Shakespeare ne parle que de ça : de la folie, du pouvoir, de la mort. Je trouve très juste ce que dit Peter Brook des personnages shakespeariens : « Ils ont les pieds dans la boue, la tête dans les étoiles et un poignard à la main ».

« Oh ! Parle encore, ange resplendissant! Car tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tête, comme le messager ailé du ciel, quand, aux yeux bouleversés des mortels qui se rejettent en arrière  pour le contempler, il devance les nuées paresseuses et vogue sur le sein des airs ! » (Acte II, scène 2) – Comment Roméo use de ses mots pour servir ses sentiments ?

Roméo est un artiste. Il cherche dans son esprit les mots les plus forts pour exprimer la hauteur de ces sentiments. Ma seule manière de pouvoir jouer ça c’était de me dire justement que les mots sont trop faibles devant l’infini de ces sentiments là. Dans la scène du balcon, il y a une surenchère constante pour décrire son amour pour Juliette alors qu’elle lui demande de ne pas jurer sur cet amour. C’est une sorte de marivaudage, ses mots sont un moyen de séduire. Il a ce goût des mots, de la construction des phrases tout comme Mercutio. Avant de me plonger vraiment dans la pièce, je me disais que c’était vraiment Le rôle de la pièce. Il est à la fois flamboyant, drôle, tragique et presque trop intelligent. Il a tout en lui. On dit que c’était le personnage dans lequel Shakespeare se reconnaissait vraiment. Dans le monologue de la reine Mab, c’est toute la fantaisie qui rencontre le glauque. Mercutio et Roméo sont les meilleurs amis parce qu’ils se retrouvent aussi là dedans. Mercutio se fait l’écho de Roméo.

C’est ce pouvoir des mots qui vous a aussi donné l’envie d’être acteur ?

Moi, en tant qu’acteur, je me dis tout le temps que les mots sont des bulles. J’injecte ce que je veux dedans. Parfois je vais au contraire de ce que les mots disent, je peux leur donner le sens que je veux. Je suis beaucoup plus dans la vérité quand je joue que quand je suis dans la vie. Je ne peux pas faire semblant d’être amoureux, faire semblant d’avoir de la peine. Quand je joue, ça me permet de ne pas mentir. Dans la vie, on a toujours un masque. On dit que  « Dieu a crée le verbe pour voiler sa pensée ». Jouer des personnages, c’est la possibilité de se dévoiler complètement, sans la crainte d’être jugé, parce que l’on a les vêtements d’un autre. Plus on se dévoile soi-même, plus les gens se disent qu’est-ce qu’il joue bien un personnage, quelqu’un d’autre. Pour moi, le théâtre et le cinéma me donnent un espace de vie où tout est excusé. Ce qui m’intéresse, ce sont les moments de grâce, tout le subjectif. Ce qu’on appelle la magie.

Propos recueillis par Capucine Michelet

Roméo & Juliette – Théâtre de la Porte Saint-Martin (représentations jusqu’au 9 mars).

Découvrez la bande annonce de la pièce ICI.