PROFONDEURCHAMPS

“Les carnets du sous-sol”, la vérité de l’égoïste absolu

Rhinocéros Sciences Po et Profondeur de champs s’associent dans des publications simultanées de critiques théâtrales. Rhinocéros est l’association de théâtre et la troupe des étudiants de Sciences Po, elle crée 4 spectacles cette année.

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Notes from underground, d’après Dostoïevski, compagnie C(h)aracters. Adaptation : Harry Lloyd et Gérald Garutti. Avec Harry Lloyd, mis en scène par Gérald Garutti.

Je quitte mes rêveries du septième étage pour Les Carnets du sous-sol, (Notes from underground). Aux Bains, désaffectés : ancienne boîte de nuit, anciennement des bains municipaux. Pluie, passé, poussière sacrée de la Culture…

Je n’ai point le SWAG (car la veille j’ai perdu cinq euros et deux heures aux cartes et puis : j’essaye d’arrêter de fumer, depuis six mois). Je n’ai point envie de me frotter à mes frères humains, comme c’est l’us, un samedi soir sur la terre. Au théâtre, du moins, on devrait me permettre de la fermer. Manque de pot : je croise une coreligionnaire à l’entrée. Elle m’adresse un sourire ravageur. Je ne vais tout de même pas l’envoyer chier…

C’est pourtant de cela qu’il s’agit. L’envoyer chier. L’humilier. Comme tout à l’heure, l’habitant du sous-sol humiliera la jeune fille de son souvenir (ou de son fantasme), lui brossant en quelques injures la médiocrité qui l’occupe et la misère atroce qui la guette.

« I’m despiteful » : je vous méprise autant que je me méprise. Je suis doué d’une intelligence supérieure, « a higher consciousness ». Enfin je ne mens pas, ma lucidité exacerbée doit me permettre d’accéder à la vérité. Tels sont les leitmotivs du personnage de Dostoïevski planté par Harry Lloyd.

Avec ces contraintes, comment exister ? Ajoutez à cela que vous faites partie des « faibles ». Face à autrui, vous êtes partagé entre deux pulsions : celle de lui sauter à la gorge et celle de vous soumettre entièrement. Une seule solution : se taire. Se terrer. A l’abri de tout commerce humain. Dix ans dans un sous-sol.

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Enfoncé dans un fauteuil défoncé, sur une estrade faite de vieux livres, Harry Lloyd nous accueille avec des signes de la main, qui dépasse de la couverture noire ramenée sur lui, comme une camisole. Sa barbe frise, ses cheveux dégoulinent d’un liquide collant. Il est repoussant. Pourtant, pendant une heure et demie, impossible de le quitter des yeux.

« Les livres ne décrivent pas la réalité. Nous aimons les livres, car nous haïssons la réalité. » Voici ce que nous chuchote Dosto, par la bouche de Lloyd. Puis le rat abject de s’emporter furieusement dans un scénario romanesque par lequel il doit triompher des autres. Puis ricanant, faisant le tour de sa cage, il confesse l’humiliation de l’échec, la jouissance de l’humiliation, il confesse enfin l’humiliation et la jouissance de la confession elle-même. (Il jette par-ci par-là des regards hallucinés au fond des yeux des spectateurs, il leur parle comme aux voix dans sa tête, nous ne sommes plus que les mannequins supports à sa paranoïa).

Trois projecteurs et trois autres sources de lumière, ingénieusement arrangées (dont une dans une marmite, lol !), suffisent à créer de puissantes images. La scénographie épurée laisse toute sa place au jeu d’acteur, réussissant pour une fois le défi de se faire oublier.

« Faut-il une rare énergie et un sens aigu du texte pour porter avec tant d’intensité chaque mot d’un personnage dostoïevskien aussi condensé ! » Voilà ce que je susurre à l’oreille de ma camarade, à la sortie. Finalement, je décide de faire société, de croire, le temps d’un verre, que je fais partie, moi, des « forts ».

Or il se trouve que j’ai affaire à une âme limpide. Le spectacle l’a dérangé. Après un moment, elle n’avait plus envie d’écouter ce cancrelat solitaire décrire son monde. « Est-ce la vérité ? » me demande-t-elle.

Moi qui ressemble trop souvent à ce cancrelat, je lui explique que c’est la vérité de l’égoïste absolu. De mon seul point de vue, je puis mettre en doute toutes les conventions : je puis nier que deux et deux fassent quatre, comme je puis nier qu’on ne doive pas insulter la femme qu’on désire. Je compare le personnage à d’autres égoïstes : le joueur, le drogué, l’individualiste post-moderne avec son casque dans le métro ; et je rends hommage à Dosto de nous présenter une figure aussi pure et ramassée de l’égoïsme.

Pour finir, j’adhère quand même à la convention de payer l’addition. Nous nous dirigeons vers Bastille, à pied, car elle répugne aux souterrains du métro.

CHM