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“La Fin de l’homme rouge” : voyage dans un pays qui n’existe plus

A l’heure où des milliers de femmes et d’hommes se sont rassemblés pendant des semaines place Maïdan à Kiev pour défendre leurs droits et libertés contre un pouvoir inique soumis au voisin russe, où le vocabulaire de la guerre froide fait son grand retour dans les titres de presse, la lecture de La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement[1] nous offre une occasion de prendre du recul et faire un pas de côté – en arrière plutôt – pour se plonger dans l’histoire de l’URSS, un passé soviétique partagé tant par la Russie que par l’Ukraine.

lafindelhomme650Commencer la lecture de La fin de l’homme rouge, c’est prendre le risque de faire un voyage dans un pays qui n’existe plus, un espace temporel révolu, que Svetlana Alexievitch parvient à faire ressurgir, avec patience et talent. Récoltant des témoignages captivants d’individus ayant vécu une partie de leur vie en URSS – quand ils n’y vivent pas toujours mentalement, conditionnés pour un monde soviétique dépassé –, l’auteur compose une œuvre chorale, hommage à ces vies formatées et souvent broyées par la machine soviétique. A force d’écoute et d’empathie, sans jugement ni censure, Svetlana Alexievitch laisse les souvenirs affleurer et reconstitue par petites touches ce qu’a pu être la vie quotidienne sous le communisme de plusieurs générations d’homo sovieticus. Plus qu’un nouvel essai sur l’URSS et sa chute, c’est un livre sur le « socialisme domestique » qu’a écrit Svletana Alexievitch, ayant elle-même vécu le déclin brutal du monde communiste. En privilégiant la petite histoire plutôt que la Grande, l’auteur insère dans la chronologie austère des événements une émotion et une vérité humaines à la valeur inestimable. Elle permet au lecteur d’approcher au plus près la civilisation soviétique, rendant compte des joies et des drames d’un quotidien forgé par la volonté du PC de faire un « homme nouveau », pionnier du socialisme.

Parcourant les époques, depuis les souvenirs lointains de la révolution bolchévique et de la guerre, évoquant le stalinisme au faît de sa gloire, l’auteur s’attarde sur le démantèlement d’un empire préparé pour une autre bataille que celle du néolibéralisme et de la mondialisation. Elle raconte tant la perestroïka que l’avènement d’un capitalisme sauvage et cruel qui a suivi, ainsi que les nouvelles guerres qui ont émergé des ruines de l’empire soviétique.

L’époque douloureuse et en même temps pleine d’espoir de la perestroïka est au centre des récits : moment unique où la liberté de l’Occident paraît pleine de promesses, où subsistent encore des espoirs de réformer le communisme pour lui donner un visage humain. Ce qui va devenir l’épilogue de l’aventure communiste est un tournant mémoriel, où l’on prend conscience des crimes engendrés par l’idéologie totalitaire. Les souvenirs de cette période de transition émergent lentement, à mesure que Svetlana Alexievitch prolonge ses entretiens avec ces témoins anonymes. Progressivement se recompose l’histoire communiste, celle officielle mais surtout celle cachée, qu’on a longtemps  dissimulé, et dont l’horreur a éclaté au grand jour avec l’ouverture des archives dans les années 1990.

L’auteur donne à voir le paradoxe de “l’homme rouge”, à la fois bourreau et victime du communisme. Cette ambivalence est présente en filigrane tout au long du livre, un terrible paradoxe saillant au coeur des récits, qui racontent la Terreur, les morts, la torture, la délation, les séparations, mais aussi les festivités socialistes, l’insouciance heureuse au-delà de la pauvreté matérielle, le respect de la littérature et des arts, le partage et la dignité humaine, le vivre-ensemble au-delà des différences religieuses et ethniques.

On comprend mieux, au fil des entretiens, à quel point les anciens citoyens de l’URSS ont été marqué par leur éducation et l’idéologie soviétique  : de « bons communistes » qui auraient donné leur vie pour la « Patrie », qui pour certains ont connu les années sombres du stalinisme, et dont l’histoire familiale est marquée par un pouvoir totalitaire d’une violence inouïe. Et pourtant, ce sont aussi des idéalistes qui ont cru au grand récit du socialisme, qui ont espéré vivre un monde meilleur et qui ont souffert de voir leur « empire » s’effondrer sans guerre et presque sans bruit, reconnaissant par-là la victoire de la société de consommation sur les idéaux communistes, le triomphe du “saucisson”[2] sur l’abnégation surhumaine de tous ceux qui ont participé à l’utopie communiste, et avaient cru pendant si longtemps dans la justesse et la force de leur combat.

La déchéance de ces homo sovieticus est physique et morale, tant il est difficile de renoncer à un idéal qui a imprégné leurs vies jusque dans leurs moindres détails. Nombre des interlocuteurs de Svetlana Alexievitch – même ceux qui ont souffert des pires excès de l’appareil soviétique- ont la nostalgie d’un monde bâti sur une idée qui paraît aujourd’hui presque folle, subversive dans un monde où la novlangue néolibérale a chassé les utopies socialistes.

A travers ces récits de vie qui décrivent crûment l’âme et les désillusions d’un peuple, c’est aussi l’effondrement d’une idée qui transparaît, la destruction d’un univers familier et la difficulté à vivre sans ces repères symboliques, pour ces générations de soviétiques perdus dans une Russie qu’ils ne reconnaissent plus. C’est ici que s’écrit la dernière page du « drame socialiste », qui ne finit pas d’exercer son influence meurtrière sur les anciens habitants des républiques soviétiques. Quoi de plus difficile en effet que de voir les valeurs de solidarité, de partage, et de camaraderie remplacées par des rêves matériels qui réhabilitent l’esprit petit-bourgeois si âprement combattu pendant l’URSS, et renient tout idéal, si ce n’est celui de faire de l’argent ; toujours plus d’argent. Comment vivre après l’effondrement du monstre communiste, à la fois bourreau et bienfaiteur pour ces homo sovieticus désemparés dans une Russie où l’apprentissage de la liberté est bien rude ? Comment cohabiter avec des nouvelles générations qui n’ont pas connu « le monde d’hier », qui ne peuvent et/ou ne veulent comprendre l’expérience et les souffrances de leurs parents et grand-parents, quand elles n’ignorent pas tout simplement tout du terrible et glorieux passé de l’Union Soviétique ?

La difficulté à communiquer ces expériences de vie, à raconter l’inimaginable est palpable, et pourtant surmontée. Svetlana Alexievitch parvient en effet à gagner la confiance de ses interlocuteurs et à dévider les bobines du passé, à tisser une grande toile où s’accrochent les souvenirs, confidences douloureuses et bouleversantes à lire. En restituant la richesse de ces vies meurtries par l’Histoire, l’auteur touche à l’essentiel, à la complexité de l’existence, faite de grands drames, petites trahisons et bonheur éventuel.

Alors que tant de ses interlocuteurs doutent de l’intérêt de leur témoignage, et se pensent déjà rejetés dans un passé dont la Russie ne veut plus entendre parler, il est passionnant de plonger dans ces morceaux d’humanité, et de prendre connaissance de vérités effroyables, qui ne sont jamais aussi dérangeantes que quand elles sont conjuguées au personnel.  Svetlana Alexievitch accomplit ici un devoir de mémoire, par son travail de (ré)écriture, elle reconnaît à chacun son droit à l’existence, à la reconnaissance. Ses témoins ont vécu et souffert, ils ont participé à une tentative titanesque et impossible de changer le destin de l’humanité, et cela ne peut pas être oublié. Recueillir leurs paroles a sans doute été également l’occasion d’un travail de catharsis pour Svetlana Alexievitch, ancienne soviétique tout aussi marquée par l’histoire communiste  que les personnes qu’elle interroge, d’où sans doute son incroyable empathie.

Cette œuvre, foisonnante, invite à la réflexion : Comment vivre dans un monde sans utopies, où ni l’idéal communiste ni le rêve capitaliste n’ont tenu leurs promesses ? Peut-on encore penser l’avènement du socialisme après la lecture de ce livre, sans tomber dans un idéalisme romantique et dangereux ?

En Russie, la question socialiste reste toujours présente dans les esprits, tant elle a imprégné les mentalités de millions de personnes. L’habitus soviétique, forgé au fil des années, ne s’efface que difficilement, et si le capitalisme triomphe en Russie,  c’est dans une version oligarchique qui n’a pas le visage du « monstre doux » de nos démocraties occidentales. Réveillé par les échecs d’un capitalisme sauvage producteur d’inégalités, d’anomie et de désordres sociaux, “le spectre de la révolution hante de nouveau la Russie” estime ainsi Svetlana Alexievitch. Une révolution conservatrice, car c’est surtout la nostalgie de l’ordre soviétique qui est palpable, notamment chez les jeunes qui portent un culte à Staline, nouvelle icône « pop » dans un pays où chaque personne a au moins un membre de sa famille victime des Grandes purges.

Certes, de nouveaux visages de la dissidence émergent régulièrement, comme avec les Pussy Riots, mais il semblerait qu’après une parenthèse néolibérale, c’est un retour à une technocrature qui s’observe, où le président fait figure de secrétaire général, l’orthodoxie religieuse se substitue à la doctrine marxiste-léniniste, et la supériorité du Russe blanc sur les peuples caucasiens remplace le triomphe de l’homme rouge. Poutine affirmait en 2013 ainsi qu’il  “[considère] qu’il nous faut revenir vers nos valeurs traditionnelles. Quoi qu’on pense de l’idéologie soviétique, il y avait en elle des valeurs quasi religieuses. Seules des valeurs traditionnelles peuvent la remplacer, sinon la société se dégrade”[3].

A un niveau plus philosophique, le besoin d’ordre, d’être guidé et « gouverné », abondamment évoqué dans le livre, fait surgir la question de la liberté, donnée aux soviétiques en 1991 sans mode d’emploi, au point où nombreux sont ceux qui regrettent l’ordre communiste. Est-ce là la réussite du totalitarisme, que d’avoir embrigadé, formaté les esprits jusqu’au bout, d’avoir institutionnalisé avec succès la « servitude volontaire » à grande échelle ?

Cette question de la libre soumission du peuple à un pouvoir despotique n’est certes pas propre au communisme en Russie. Dostoïevski déjà, dans Les frères Karamazov, évoquait ce chemin difficile et douloureux vers la liberté, avec la « légende du Grand Inquisiteur » que raconte Ivan à Aliocha. Dans cette parabole, le Christ se rend en visite parmi les hommes à Séville, à un moment où se multiplient les bûchers d’hérétiques en Espagne. Il rencontre alors le Grand Inquisiteur, un sombre vieillard illuminé, qui l’interpelle de manière violente : “pourquoi es-tu venu nous déranger ?” De fait, le Christ perturbe l’ordre despotique mais serein que l’Eglise a instauré, il vient en apportant une liberté qui paraît être plus un fardeau insupportable qu’un cadeau fait aux hommes, qui éprouvent un besoin existentiel de se prosterner collectivement devant une icône supérieure, souverain ou dieu[4].

Le texte manifeste une prescience étrange et troublante du totalitarisme, comme le montrent ces quelques extraits où le Grand Inquisiteur s’adresse au Christ :

“Ils deviendront craintifs, ils nous regarderont, ils se presseront vers nous comme des poussins vers la poule couveuse”, “nous les émerveillerons et nous les effraierons”. […]  “Ils frissonneront sans défense devant notre colère, leur esprit sera pris de terreur […] mais ils passeront tout aussi facilement, au premier signe que nous ferons, au rire et à la joie, à la gaieté radieuse, aux chansonnettes heureuse de l’enfance. Oui, nous les forcerons à travailler, mais, aux heures que le travail laissera libres, nous leur ferons une vie qui sera un jeu d’enfant, avec des chansons enfantines avec un chœur, des danses innocentes” […] “et ils n’auront jamais aucun secret pour nous” […] et eux, ils nous seront soumis, avec gaieté et joie. Toutes les ténèbres les plus mystérieuses de leur conscience, tout, ils nous porteront tout, et nous résoudrons tout, et eux ils auront foi en notre décision, et ce sera une foi joyeuse, car elle les dispensera de ce souci terrible et de ces douleurs effrayantes qu’ils supportent aujourd’hui d’avoir à décider à titre libre et personnel”.

De la complexité de l’histoire soviétique “domestique” telle que racontée par Svetlana Alexievitch, nous voici arrivés aux mystères de la nature humaine dans son angoisse existentielle face à la liberté. Une liberté pour laquelle semble pourtant prêts aujourd’hui à se battre une majorité d’Ukrainiens, qui plutôt que de se retourner vers leur passé d’ “hommes rouges”, cherchent à prendre la voie d’un avenir européen. Avant que l’Europe elle-même n’atteigne le stade du désenchantement ?

Tiphaine Vanlemmens


[1] Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge,  Vremia second hand (konets krasnovo tcheloveka),traduit du russe par Sophie Benec, Editions Actes Sud, 542 pages.

[2] De manière surprenante, le symbole du saucisson est évoqué à de très nombreuses reprises dans les récits comme un objet de consommation rare et désiré par-dessus tout sous l’URSS, que le système capitaliste doit pouvoir produire en abondance. Le saucisson fait ainsi figure de synedcoque de la sociéte de consommation.

[3] “Poutine, le mâle absolu”, Marie Jégo, Le Monde, 24/01/2014

[4] Philosophie Magazine N.75 : dossier sur la culpabilité chez Dostoïevski, avec un article de Frédéric Gros sur le Grand Inquisiteur.

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