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“Pour en finir une bonne fois pour toutes avec les écoles de commerce” : 4 – Les ingénieurs

Lire l’épisode 3, l’anticonformiste

Les gens sans esprit ressemblent aux mauvaises herbes qui se plaisent dans les bons terrains, et ils aiment d’autant plus être amusés qu’ils s’ennuient eux-mêmes. L’incarnation de l’ennui dont ils sont victimes, jointe au besoin qu’ils éprouvent de divorcer perpétuellement avec eux-mêmes, produit cette passion pour le mouvement, cette nécessité d’être toujours là où ils ne sont pas qui les distingue, ainsi que les êtres dépourvus de sensibilité et ceux dont la destinée est manquée, ou qui souffrent par leur faute.
Balzac, Le Curé de Tours

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Pour en finir une bonne fois pour toutes avec les écoles de commerce, c’est une immense fresque naturaliste, un peu comme les Rougon-Macquart, mais en plus cool. C’est une vision scientifique et parfaitement neutre de l’enseignement supérieur français sous la Cinquième République. C’est prendre une par une les différentes personnalités rencontrées dans les écoles du Haut Enseignement Commercial.

On rencontre vraiment toutes sortes de personnages dans ces écoles : des pauvres, des riches, des enculés, des anticonformistes, une fois j’ai même vu un Noir. De temps en temps, de sympathiques étudiants venant d’écoles d’ingénieurs viennent y faire un tour, histoire de voir comment ça se passe dans le monde réel. La rencontre entre les commerciaux et les ingénieurs : syncrétisme ou clash civilisationnel ? La réponse très bientôt.

Aujourd’hui : les ingénieurs.

L‘ingénieur est un étudiant comme vous et moi, à une petite différence près : je serais plus qu’heureux de laisser le lancement d’un satellite et la conception du robot à tête chercheuse qui ira soigner mon cancer de la prostate à un ingénieur, mais je trouverais hautement irresponsable de le laisser jouer tout seul avec des couverts en plastique. On raconte que c’est comme ça que les trous noirs se forment.

Je sais bien qu’un con reste un con, quel que soit l’endroit où il habite ou l’activité qu’il exerce. Mais l’étude de l’extraordinaire faune formée par les préparationnaires scientifiques est, pour reprendre le mot de Tite-Live, le propre d’une œuvre immense. Cependant, que l’on ne vienne pas m’accuser de parler de ce que je ne connais pas !

Mon étude anthropologique a commencé par un pâle matin de juillet, au cours des oraux d’admission à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan : un endroit où des étudiants de tous les horizons viennent rater des examens, et où des Parisiens à la limite de l’apoplexie peuvent découvrir qu’une forme de vie intelligente a su se développer du coté obscur du périphérique. Dans le couloir où les candidats attendent d’être appelés pour l’oral d’histoire, la tension est palpable : le premier sujet à être tombé était en effet « la mondialisation a-t-elle créé un monde réticulaire et ubiquitaire ? ». Alors qu’on commence tous à se demander ce qu’on fiche ici, un ancien élève ayant l’air d’être sorti d’un livre de Douglas Coupland se jette sur moi pour me rassurer : « T’inquiète, à l’aise, à l’aise Blaise, Blaise Pascal, moi j’adore Blaise Pascal, je viens de Blaise Pascal, il est trop fort, Blaise Pascal, c’est la Pascaline, c’est aussi le Turbo-Pascal Blaise Pascal, c’est trop bien, hahaha. » Le tout déclamé en moins de trois secondes, l’œil injecté et la bave aux lèvres. Le décor était planté.

Après les oraux du matin, vint la visite du campus, et notamment du bar, qui rappelait furieusement le garage parental où s’organisaient les boums en cinquième. Je suis le premier à dire que les thés dansants organisés par les étudiants de France et de Navarre ne doivent pas être assimilés aux orgies dépeintes dans des médias racoleurs servant une foule conne comme une bite, mais là, question mégafun, sur une échelle de un à dix, on est clairement plus proches du un (niveau Monseigneur Lustiger) que du dix (fils caché de Janis Joplin et de Boris Eltsine). Si ce bar évoque surtout la buvette du centre culturel Thierry Ardisson de Bourg-la-Vilaine, le grand hall est quant à lui un pur joyau d’architecture tchérnobylo-kimjongilienne, immense salle de carrelage et de béton blancs où les normaliens dégustent leur casse-croûte brie-saucisson en lisant de vieux Dragon Ball Z, le tout en tongs et sweat crasseux. Il est bien loin, le temps du normalien en pantalon de golf et lunettes rondes décrit par Mathias Roux ! Si un jour vous croisez dans le RER B un individu arborant sandales-chaussettes, pantacourt, tee-shirt World of Warcraft et longs cheveux gras, vous pourrez lui dire « rooooh, toi tu prépares un doctorat d’astrophysique à Cachan, je t’ai reconnu, mon lapin ! » Il ne s’en formalisera pas.

Ce serait être de mauvaise foi que de ne pas avouer que j’exagère un tout petit peu. Mais les ingénieurs (les vrais, pas les obscurs barbus de l’ENS qui savent se contenter d’une agrégation de rien du tout) ont eux aussi une vision déformée des commerciaux. Ceux d’entre eux qui partent passer quelques temps dans une ESC doivent répondre à toutes sortes de questions en revenant parmi leurs confrères scientifiques : non, je n’ai pas besoin de me faire dépister du zizi toutes les semaines ; non, je n’ai pas organisé de réseau de prostitution ; et non, on ne m’offre pas tous les jours des postes payés avec un salaire à cinq chiffres dans un bureau du boulevard Victor Hugo. Il arrive parfois même que des commerciaux rejoignent les rangs des scientifiques, et ce malgré les railleries, mises en garde et jets de matières fécales et de résidus masturbatoires provenant de leurs camarades d’ESC. Il est en effet très mal vu de renoncer à une carrière de trader ou de directeur commercial chez Cochonou pour vouloir se réapproprier le processus de création de la matière.

Il est cependant un reproche fondamental à adresser à l’ingénieur. Du temps où il était préparationnaire, il moquait volontiers les cours d’histoire, de culture générale, de philosophie de ses confrères commerciaux, les rejetant d’un goguenard « lol sa ser a ri1 ». Si bien qu’aujourd’hui, de trop nombreux ingénieurs maîtrisent parfaitement le calcul aux éléments finis et les équations de la thermodynamique, mais pensent que Staline est un champion estonien de saut à la perche. En plus d’être nul au Times Up, l’ingénieur est alors condamné à contempler le monde qui l’entoure par le petit bout de la lorgnette, à être incapable de recul sur ce qu’il fait, à faire rentrer tous les changements de son environnement dans de minuscules et étriqués schémas de pensée dont il ne veut pas sortir, qui le rassurent mais l’appauvrissent. Qu’on ne vienne pas crier au relativisme ! Mais refuser catégoriquement de s’ouvrir à ce que l’on ne connaît pas est ce qui est réellement condamnable, car ce refus de l’altérité mène à la haine de l’autre ; ne pas nourrir sa pensée de culture ferme aux innombrables joies de l’esprit, et empêche de faire la différence entre l’homme et la bavette aux échalotes. Refuser la prétention de certains milieux artistiques et dénoncer l’absurdité d’une certaine forme d’art moderne est une chose. Affirmer mordicus que Transformers 3 est la quintessence du septième art en est une autre.

Laissons donc le mot de la fin à la philosophe Chantal Delsol : « On nous annonce que la culture générale devrait être évincée des concours administratifs. Désormais, les candidats seraient appelés à plancher sur des épreuves purement techniques, correspondant aux besoins de leur future profession. Cette décision de philistin va à l’encontre de toutes les évidences contemporaines. […] Les techniques ne civilisent pas. Elles fabriquent des spécialistes, bien à l’aise dans une compétence restreinte et ignorants de tout le reste. C’est en lisant les grands textes, en écoutant la grande musique, que nous avons accès à la beauté et au bien […] Il faut avoir lu Antigone pour comprendre que la loi positive n’est pas toujours juste. […] À quoi sert qu’un pompier connaisse l’histoire des rois de France? En effet. Faisons de lui un robot apte seulement à manier sa lance à incendie. […] La grandeur d’une République, ce serait au contraire de nourrir les esprits au maximum autant que de spécialiser des bras. »

C’était en octobre 2011. J’avais un peu d’avance dans mon horaire, je décide donc d’aller prendre un café au comptoir du coté de Saint-Placide. Dans la salle, le téléviseur est branché sur LCI. Le journaliste annonce la libération du soldat israélien Guilad Shalit contre 1027 prisonniers palestiniens. A ce moment, le cabaretier se tourne vers moi et s’esclaffe : « Hein ça ! Les Arabes, y z’ont bien inventé les chiffres, mais y z’ont pas inventé le calcul ! » C’est face à la beauté de cette brève de comptoir, que j’ai finalement réalisé à quel point il est terrible qu’il y ait autant de distance entre ceux prêts à défendre les Lumières de la Raison, et les techniciens qui doivent modeler le monde qui nous entoure. Cinquante siècles de civilisation pour en arriver là…

Camille Gontier