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« L’insupportable dégoût de la vie ordinaire » : Exploration en terres pessoennes (3/3)

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Nous vous proposons aujourd’hui de terminer notre promenade initiatique avec Fernando Pessoa, le long de son oeuvre majeure et inachevée : le Livre de l’intranquillité. Ne prétendant pas nous attaquer frontalement aux 500 fragments qui constituent le Livre, nous avons choisi de placer notre ballade sous des auspices saturniens. En route donc vers l’ineffable intranquillité de la mélancolie Pessoenne !

Haine de l’action, appel au rêve : « Combien de Césars n’ai-je pas été ? »

« La vie est un voyage expérimental, accompli involontairement […] ce qui a été ressenti, voilà ce qui a été vécu. On peut revenir aussi fatigué d’un rêve que d’un travail visible. On n’a jamais autant vécu que lorsqu’on a beaucoup pensé.»

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Habité par la « douce fureur de rêver » et doté de la faculté de « sentir » la vie, Bernado Soares – semi-hétéronyme de Fernando Pessoa et rédacteur fictionnel du Livre – revendique l’inaction comme leit-motiv : « l’action est une maladie de l’esprit. Un cancer de l’imagination. » L’aptitude à « pouvoir sentir » serait en effet entravée par l’action, par la médiocrité du monde ordinaire.

L’existence recluse de Pessoa serait alors rendue nécessaire par cette impossibilité conjointe de vivre et faire oeuvre : « La vie nuit à l’expression de la vie. Si je vivais un grand amour jamais je ne pourrais le raconter. »

A l’instar de Baudelaire dans Mon coeur mis à nu – « Être un homme utile m’a paru toujours quelque chose de bien hideux » – Soares nourrit l’ambition de ne pas être au monde : « le monde appartient à ceux qui ne ressentent rien ». Publications, vie littéraire ou actions grandiloquentes lui semblent bien vaines en comparaison de la richesse de sa vie intérieure :

« J’ai beaucoup rêvé. En rêve j’ai tout obtenu. Je me suis réveillé aussi, mais qu’importe. Combien de Césars n’ai-je pas été ! Et les plus glorieux quels hommes médiocres ! Combien de Césars n’ai-je pas été, ici même dans ma rue des Douradores. »

Conscient de son exceptionnel faculté à « ressentir les choses les plus minimes de façon extraordinaire et démesurée », Pessoa revendique « un code de l’inertie pour les êtres supérieurs de notre société moderne. » : « Chacun de nous a son propre alcool. Je trouve assez d’alcool dans le fait d’exister. Ivre de me sentir, j’erre et marche bien droit ».

De la dynamique du rêve à l’inertie du vide : échos de la mélancolie pessoenne

La jubilation de l’expérience sensorielle et méditative pessoenne est cependant constamment contrastée par de grandes périodes de « lassitudes », « d’ennui », de « vide ». L’acuité des sens de Soares l’obsède et l’envahit jusqu’à la nausée. Sentir devient une « maladie » douloureuse et inoculable. « Il arrive parfois qu’une asphyxie de la vie ordinaire me prenne à la gorge », « j’ai mal à la tête et à l’univers entier » « quel poids que de sentir ! Quel poids que de devoir sentir. »

Jusqu’à le faire basculer dans un état neurasthénique où la dynamique du rêve se ralentit, laissant le poète seul dans un monde figé, inexpressif « Depuis bien longtemps, je ne vis plus. Je crois bien que je rêve à peine. Les rues sont simplement des rues pour moi » ; « ma vie a pré-avorté, parce que même rêvée, elle ne me semblait offrir aucun attrait. La lassitude des rêves a fini par m’atteindre ».

L’inaction pessoenne, lorsqu’elle n’est plus par la sensation et la contemplation, plonge l’écrivain dans une condition « stagnante » et « désespérée » : « je n’aspire à rien. J’ai mal à la vie ».

La mélancolie pessoenne s’exprime alors dans l’angoisse d’avoir « perdu le monde », de vivre dans la nostalgie d’un « jadis » (Quignard) idéal. Le poète ne peut embrasser le présent qu’avec regret : « Déjà flétries les fleurs que les Heures avaient déposées pour moi » Le monde est une pesanteur où l’existence est insupportable. Le Livre de l’intranquillité est alors le reflet admirable de la mélancolie lancinante et de l’effondrement d’une âme en proie à l’échec et à la désillusion. Et vient faire écho au « gout du néant » du sujet en crise baudelairien pour qui « lemonde est une oasis d’ennui dans un désert d’horreur » :

« Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,

L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute;

Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte!

Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur!

Le Printemps adorable a perdu son odeur! »

Charles Baudelaire, Le goût du Néant

La littérature comme remède «inutile « au secret douloureux » (Quignard) des poètes

Au même titre que l’ivresse des sensations, la mélancolie et la lassitude pessoennes participent à la constante et paradoxale intranquillité (desassosego) du sujet. Pour le poète incapable de trouver le « sossego » (le calme, la paix) de l’existence ordinaire, l’écriture apparait comme un « remède » à la conscience torturée du poète, pour « se distraire de vivre ». Piochons dans quelques fragments pessoens : Lorsque « au milieu des sensations surgit la lassitude terrible de la vie […] je la guéris en écrivant » « tout cela ne sert à rien, car rien ne sert à rien. Mais je me sens soulagé comme un malade qui respire mieux, sans que la maladie ait cessé pour autant », « Quand la littérature n’aurait pas d’autre utilité, elle aurait au moins celle-là. quoique pour un petit nombre. »

Notre ballade spleenétique au grès du Livre de l’intranquillité touche à sa fin.

Nous vous proposons de nous quitter avec une citation de Pascal Quignard (prix Goncourt 2002), extraite de son essai Le Sexe et l’Effroi :

« Le taedium des Romains s’étendit au Premier siècle. L’acédia des chrétiens apparut au IIIème siècle. Réapparut sous la forme de la mélancolie au XVème siècle. Revint au XIXème sous le nom de spleen. Revint au XXème siècle sous le nom de dépression. Ce ne sont que des mots. Un secret plus douloureux les habite. »

Agathe Charnet

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Cet article n’aurait pu être rédigé sans l’apport précieux du séminaire de Master de Régis Salado à l’Université Denis Diderot : « Pessoa ou l’intranquillité à l’oeuvre »

Toutes les citations de Pessoa sont extraites du Livre de l’intranquillité, Christian Bourgeois, 1999