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“Histoire de ma sexualité” : balade et digressions en terres dreyfusiennes

[caption id="attachment_8428" align="aligncenter" width="500"]Crédit photo : Jonas Unger Crédit photo : Jonas Unger[/caption]

Lirez-vous le dernier Arthur Dreyfus, ces 368 pages publiées dans la prestigieuse collection crème de Gallimard ? Inscrit en grosses lettres, le titre s’exhibe avec impertinence : Histoire de ma sexualité. Cela sonne à la fois comme un avertissement et une invitation. A quel festival d’histoires le lecteur peut-il bien s’attendre ? En tout petit, en dessous du titre, est écrit : roman. Mais quand l’auteur explique le projet du livre, il indique que ce sont bien de souvenirs personnels dont il s’agit, une façon de préserver soigneusement l’identité de ses acolytes autant que de revendiquer le geste fictionnel. Le qualificatif de roman se fait ainsi cache-sexe et tour de passe-passe, à l’instar de l’aphorisme malicieux qui ponctue le livre : « J’ai voulu tout dire, pour qu’il ne reste que les secrets. »

Arthur Dreyfus est gay et il ne s’en cache pas. Pourtant, de là à publier à vingt et quelques années un livre réécrivant des souvenirs sur son rapport à la sexualité de la tendre enfance jusqu’à l’orée de l’adolescence, il faut une certaine audace. Le jeune auteur est de toute façon plutôt du genre précoce et aventureux. Avec un premier roman en librairie à vingt-trois ans et une série télé co-réalisée au même âge, on ne peut pas dire qu’Arthur ait vraiment perdu son temps.

Le livre, par son titre, est placé sous le signe de Michel Foucault, une référence osée à cet aîné et grand penseur de l’homosexualité qui explique dans La volonté de savoir[1], que l’homosexuel est devenu une « espèce » stigmatisée depuis l’apparition de la littérature médicale et psychiatrique du dix-neuvième siècle. Pourtant, Arthur Dreyfus ne parle pas d’une espèce, mais de la genèse de la sexualité, de son éveil, dans les sphères de l’intime et au-delà de l’intelligible, la sexualité appartenant en effet dans son essence, au domaine de l’infra-langage. Il y a ce que l’on vit (infra) et ensuite seulement ce que l’on peut en dire et en déduire. Un des points importants qu’Arthur Dreyfus avance dans ce livre, est que d’instinct, il s’est senti attiré par les garçons, et ce bien avant que l’homosexualité ne soit un fait de société ni même un terme de son vocabulaire de préadolescent. Les mots, les catégories ne viennent s’imposer qu’après, et de l’extérieur.

[caption id="attachment_8429" align="aligncenter" width="500"]Arthur Dreyfus © Silencio Arthur Dreyfus © Silencio[/caption]

Le roman se confine-t-il alors à la seule littérature gay ? L’écrivain lui-même a craint de rétrécir son audience, de se faire estampiller. En tant que lectrice ne faisant pas partie de ce monde, je ne crois pas. Il s’agit surtout d’être soi, de produire une littérature séminale (jouons sur les mots) qui est avant tout un moyen d’éviter de tomber dans la haine de soi, dans cette tentation bourgeoise d’en rester à la surface.

Lire ce livre, c’est le faire avec deux temporalités contradictoires : on le picore, on le dévore ; on le dévore, on le picore. Certaines saynètes frapperont plus que d’autre, et ce sera lié à ce que cela fait résonner en chacun de nous, à titre personnel. Le choix de la polyphonie, de faire un livre aux multiples portes d’entrée, décentralise le propos de façon aussi déconcertante que plaisante. Il y a ainsi la reconstitution de la sexualité au moment de l’enfance de ce jeune homme qui regarde son passé. Mais il y aussi une histoire de la sexualité qui s’écrit au moment de la rédaction de cette première diégèse, comme mille soupirs et reflets irisés tangents qui en grossissent la profondeur. On croise ainsi des voix amies, celle de proches, de la famille, d’écrivains, d’amants, des voix interceptées dans la vie quotidienne. Peu de femmes, certes. Il est ici plus question de phallus que de vagins mais qu’importe. Nous sont offerts des éclats, légers et tranchants, qui parlent crûment et savoureusement à la fois.

Il me semble enfin une chose quand je lis Arthur Dreyfus : il existe bel et bien une sérénité de la littérature, une assurance évidente de dire et se dire, même si la littérature, elle, est subversive. Sérénité et subversion de pair. Joli couple.

Aussi peut-être vous surprendrez-vous à lire de travers, comme je l’ai fait avec un peu trop d’empressement :

« A compter de ce jouir, le sexe fut. »

À compter de ce jour donc, le jouir fut.

Inès Coville


[1] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. I, La volonté de savoir, Gallimard, coll. TEL, 1976.