PROFONDEURCHAMPS

“Le Fils” des frères Dardenne, entre Achille et Priam

Aujourd’hui, je parle du Fils, le film de Jean-Pierre et Luc Dardenne (2002) avec Olivier Gourmet dans le rôle d’Olivier, professeur de menuiserie, et Morgan Marinne dans celui de l’apprenti, Francis (prononcé Franci à la 31ème minute). Le cinéma n’est pas mon fort ; la littérature, si. Je m’engage à ne pas écrire le mot caméra parce que ce serait du charlatanisme. Je parle du Fils en critique littéraire, quoique ce film ne soit adapté d’aucun roman, et bien que les frères Dardenne n’aient peut-être jamais vraiment lu les livres auxquels leur film me fait penser. Je parle du Fils parce que je me souviens de pages bien antérieures à l’invention du cinématographe, – pages de Corneille et surtout d’Homère.

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Dans Le Fils, on ne voit pas le Fils. Il a été étranglé dans la voiture de ses parents par un voleur d’autoradio auquel il s’agrippait (78ème mn). Il pouvait avoir huit ans. Ça s’est passé il y a cinq ans.

Le couple parental n’a pas survécu à la mort du petit. Olivier et Magali se voient peu ; ils n’en sont plus au même point. La mère sort du deuil ; elle veut « recommencer quelque chose » (12ème mn) ; elle attend un enfant. Le père aussi sort du deuil – son ex ne voit pas la symétrie ; nous, si, – avec ce double handicap que lui n’a « rencontré personne » et qu’il ne peut pas se faire engrosser un soir de beuverie. Pour qu’il retrouve un fils, il faut qu’un hasard le lui donne, qu’il le ramasse quelque part, comme on adopte un chat errant.

Justement, « Francis Thirion est sorti » (31ème mn). Il avait onze ans quand il a tué le Fils ; il en a seize. Il a purgé sa peine, « payé » dit-il (91ème mn) : cinq ans à Fraipont, Institution publique de protection de la jeunesse, une prison pour mineurs. Maintenant, Olivier le voit arriver – ou plutôt voit arriver sa feuille d’admission – dans le centre de formation où il enseigne la menuiserie. Il refuse cet élève, puis se ravise ; l’homme et le garçon sont face-à-face.

(Il y a deux incohérences : comment se fait-il que Francis ne reconnaisse pas le père de l’enfant qu’il a tué, alors qu’il l’a vu au procès ? comment se peut-il qu’il ne reconnaisse pas, dans le nom du maître d’atelier, le patronyme de sa victime ? Ces incohérences ne sautent pas aux yeux ; même pour moi qui les signale, elles sont sans importance.)

L’action court d’un mercredi au samedi suivant, à Seraing, banlieue de Liège, où les deux cinéastes ont grandi, où ils avaient déjà tourné La Promesse (1996) et Rosetta (Palme d’or 1999). L’œil passe par des rues, des routes et des ronds-points ; il traverse un peu de campagne ; il finit dans un bois.

Olivier est un excellent professeur. Ses élèves n’ont aucun niveau (24ème mn) et, de plus, ils débutent. Or il se montre précis, clair, laconique ; comme il n’a que des gestes à enseigner, c’est parfait.

Francis est conquis. Sent-il qu’il est l’objet d’une attention plus intense ? Elle n’a rien d’ambigu et il est naïf… Dès lors, il donne ce qu’un adolescent peut donner : une politesse appuyée ; beaucoup d’application ; des questions qui flattent ; des louanges. Travailler l’embellit. Échouer l’anéantit. Il aime son prof. Il ne soupçonne pas, au fond de lui, sous l’adoration provisoire, la haine secrète que lui inspire ce maître qu’un jour, il voudra surpasser. Un hasard déjà le perche sur les épaules d’Olivier ; – les élèves sont « comme des nains assis sur les épaules des géants » (Bernard de Chartres, cité in Jean de Salisbury, Metalogicon, III, 1159).

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Il y a une scène particulièrement belle. Il se trouve qu’Olivier Gourmet, l’acteur, a le compas dans l’œil, comme Mozart avait la mémoire eidétique ; – un don. Les frères Dardenne en ont tiré une scène étonnante, un instant de grâce. De façon suggestive, on y entend que la distance « de mon pied droit à votre pied gauche » (38ème mn) – la distance que maintient Olivier ? – n’excède pas « quatre mètres dix, quatre mètres onze ». Ça n’est pas infranchissable…

Olivier résiste. Il se montre rude, distant, grossier. S’adressant à ses apprentis, il omet le prénom du nouveau : « Vas-y, Philippo… Steve. Toi. Omar… Raoul » (40ème mn). Il ne lâche pas son volant pour serrer la main que le garçon lui tend. Il lui fait payer sa « gosette aux pommes » (70ème mn). L’élève, enhardi par ses buts au babyfoot, – là, c’est lui le maître, – doit solliciter comme une faveur ce qui n’est qu’égalité de traitement :

« Je peux vous appeler Olivier ?

– Pourquoi ?

– Parce que les autres vous appellent Olivier » (74ème mn).

 

Il y a d’élégantes symétries :

Lorsque Magali apprend qu’Olivier a failli croiser le meurtrier, elle lui demande : « Pourquoi tu quittes pas le centre ? » (34ème mn). Dix minutes plus tard, sermonnant Dany l’absentéiste, Olivier s’exclame : « Elle voulait que tu quittes le centre (…) Elle peut pas te laisser faire ta vie, ta mère ? » (44ème mn). Mère de Dany ou mère du Fils, les mères n’aident pas.

Après que Francis est tombé sur Olivier en lâchant son madrier, – « C’est trop lourd » (41ème mn), – on le voit, assis sur le sol et prostré. Craint-il, à nouveau, d’avoir tué ? Les mains autour de la tête, d’avant en arrière, il se balance, et cette stéréotypie évoque L’Enfant sauvage de Truffaut (1969). On verra Olivier dans la même position, de profil, pas de face, lui aussi après qu’il aura fait mal à l’autre, – étouffant dans la peine, suffoquant dans la faute.

Il y a aussi une scène étrange, pénible, que je ne m’explique pas. Olivier subtilise les clés de Francis et visite son studio. Il considère la cuisine, découvre les cachets pour dormir, entrouvre les rideaux, s’assoit devant la bouteille de lait qui traîne… Lentement, il s’allonge sur le lit défait où l’adolescent a dormi ; – est-ce une mise au monde ? s’applique-t-il à réenfanter cet enfant ?

« Qu’est-ce tu vas faire le week-end ?

– Chais pas. (…)

– Tu vas pas voir des gens de ta famille ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Parce que le copain de ma mère i’ veut pas que je la vois.

– Et ton père ?

– Mon père, chais pas où il habite » (51ème-52ème mn).

 

Point n’est besoin d’en dire plus ; c’est poncif, et depuis près d’un siècle : « Je me suis souvent persuadé que les pires gredins sont ceux auxquels d’abord les sourires affectueux ont manqué » (Gide, Si le grain ne meurt, 1925, in Souvenirs et voyages, Pléiade, p. 129).

Voler un autoradio, n’est-ce pas tenter de se procurer une voix qui vous parle ? Qui berce et qui cajole ? Y compris quand on entre seul dans son lit glacé et que monte la peur du noir ?

« T’as tué pour une radio ? » (78ème mn).

 

Ou pour une voix ; – peut-être qu’à son insu, Francis a étranglé un gamin pour lui prendre moins sa radio que son père.

Chaque regard d’Olivier sur Francis donne l’impression d’une colère inextinguible. Pour autant, songe-t-il vraiment à se venger ? Des critiques ont parlé de thriller ; quelle drôle d’idée ! À force de voir des « films à effets »…

Olivier l’avoue d’emblée : il veut « lui apprendre la menuiserie » (32ème mn). C’est ce que son ex-femme a compris, qui n’imagine pas un instant qu’il ourdisse quelque plan machiavélique pour égorger le gamin. C’est encore ce que celui-ci ressent : « C’est vous qui m’apprenez mon métier » (73ème mn). Dans un contexte d’agitation, d’affolement, de course-poursuite, il va pour étrangler Francis, qui d’ailleurs se laisse faire ; mais c’est incompatible avec sa vocation de professeur.

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Le film rappelle la fin de L’Iliade, où l’on voit Achille et Priam pleurer ensemble, l’un, la mort de son fils, tué par l’autre, l’autre la mort de son amant, tué par le fils. Je ne crois pas que les frères Dardenne aient su qu’ils tournaient une page homérique, mais l’âme antique a resurgi anonymement ; et c’est parce que c’est à la fois invraisemblable et éternel que c’est si juste et si beau.

Priam interpelle Achille :

« ‘‘Souviens-toi de ton père <Pelée, qui vieillissait inexorablement sans pouvoir mourir>. Mon sort plus que le sien encore est pitoyable, puisque je viens d’oser ce que nul jusqu’ici sur terre n’avait fait : à mes lèvres porter les mains du meurtrier de mes propres enfants.’’

 

Ces mots au cœur d’Achille éveillent le désir de pleurer sur son père. Il prend la main du vieux, puis doucement l’écarte. Tous les deux se souviennent : l’un – Priam – étendu devant les pieds d’Achille, sanglote éperdument sur le vaillant Hector ; l’autre – Achille – sanglote en songeant à son père et parfois à Patrocle. Leurs plaintes à travers la demeure s’élèvent.

Quand le divin Achille enfin a satisfait son besoin de sanglots, et que le goût des pleurs abandonne son âme, il quitte brusquement son siège et, de la main, relève le vieillard, par pitié pour sa tête et sa barbe chenues » (Homère, Iliade, vers 730 av. J.-C., Pléiade, p. 526-527).

Le film a supprimé les larmes et Patrocle. Reste Hector dont la mort hante Priam, pas Achille, mais que l’Achille du film voit se dresser devant lui alors qu’il croit avoir trouvé en Priam un Pelée :

« Est-ce que vous seriez d’accord d’être mon tuteur ? (71ème mn)

– Le garçon que t’as tué, c’était mon fils » (88ème mn).

 

L’un n’a plus de fils, l’autre n’a pas de père. « J’peux m’appuyer ? » demande Francis (35ème mn) : deux éclopés s’appuient l’un sur l’autre pour se fabriquer une filiation comme on fabrique un bidonville, avec des matériaux de récupération.

« Personne ne ferait ça. »

 

(La mère soulève ici la question – théorique, voire anecdotique, – du vrai en art. L’École célèbre – disons : célébrait quand j’y étais élève, mais je crains, en mettant les choses au mieux, que ça n’ait guère changé, ou, au pire, qu’on ne cite plus ces auteurs que pour mémoire, – l’École célèbre Molière ou Balzac d’avoir fait des personnages « vrais », comme si ça voulait dire : copiés d’après nature, bien imités, conformes à la réalité. Or vérité dans la réalité et vérité dans la fiction ne sont pas comparables. Aussi les scénaristes sont-ils naïfs de croire qu’en mettant des grossièretés dans les téléfilms, ils feront vrai ; car le vrai se crée à partir de soi, il ne se duplique pas à partir du monde. Le roi Lear, Bélise, Phèdre, la marquise de Merteuil, Mr Darcy, l’abbé Faria, Heathcliff, Mr Micawber, Félicité, Long John Silver, Lafcadio, le baron de Charlus, Nessim dans Le Quatuor d’Alexandrie, Rogue dans Harry Potter, ne sont pas vraisemblables, – ils sont même aberrants ; mais, dans les pages où ils apparaissent, leur charme ou leur puissance sont tels qu’ils s’imposent à jamais, qu’on ne les oublie pas. Comme le disait plus ou moins Antoine Compagnon, ce qu’on appelle « effet de réel » est un effet de littérature qui nous fait croire que la littérature éclaire la réalité, quand elle l’écarte ou la soumet, quand elle invente l’idée que nous nous en faisons.)

« Personne ne ferait ça.

– Je sais.

– Pourquoi tu le fais alors ?

– Je sais pas » (58ème mn).

 

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Comme Le Cid (1637), le film s’apparente à une tragédie, mais heureuse. Dans Corneille, Chimène épouse le meurtrier de son père ; chez les Dardenne, Olivier adopte plus ou moins le meurtrier de son fils ; – et, dans les deux cas, on y croit, on accepte ; c’est ça qu’on veut. C’est bien plus vrai que du pardon chrétien. Le chrétien doit s’efforcer, se forcer au pardon ; c’est le but à atteindre. Rien de tel ici. Dans Le Fils, la vengeance aiguise un couteau (8èm & 18ème mn) ; mais si c’est elle le but d’Olivier, elle ne s’accomplit pas. Ce qui advient, il est difficile de l’appeler pardon. Ça y ressemble par l’effet, non par l’essence. Ça tombe d’où vous voulez, sauf du Ciel. Ça s’impose. Olivier et Francis sont d’accord, mais ils ne sauraient dire pourquoi ; si ce n’est qu’il faut bien aimer quelqu’un.

François Comba