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Claire Delerue : “Entre Truffaut et mon père, il y avait quelque chose de magique et d’impalpable” (2/2)

Retrouvez la première partie de notre entretien avec Claire Delerue, fille du compositeur Georges Delerue, ici.

TruffautAvec François Truffaut, sur le tournage des « Deux Anglaises et le Continent », 1971.

Quelle est la plus belle rencontre artistique de votre père ?

J’ai envie de citer deux noms, qui représentent beaucoup de mon point de vue, mais je pense que de son point de vue aussi ces rencontres et ces collaborations ont été parmi les plus belles et les plus riches de sa vie et de sa carrière : Boris Vian pour le théâtre et l’opéra, François Truffaut pour le cinéma.

Vian et mon père ont créé ensemble en 1953 une pièce (inspirée des légendes de la Table Ronde) dans laquelle figuraient de nombreuses chansons : Le chevalier de neige, œuvre qu’ils ont quelques années plus tard transformée en opéra et donnée au Grand Théâtre de Nancy en 1957. A la suite de cette collaboration, ils ont écrit un opéra de chambre (Une regrettable histoire) et avaient en projet un troisième opéra, Les mercenaires, à la mort de Vian. Seule une première version du livret est restée.

C’était la première partie de la carrière de mon père – et malheureusement la dernière partie de la vie et de la carrière de Vian, mais ces quelques années d’aventures musicales et théâtrales en commun ont soudé leur amitié. Ils n’avaient que cinq ans d’écart et habitaient dans le même quartier, dans le neuvième arrondissement (cité Véron pour Vian, rue Duperré pour mon père et ma mère), et leur collaboration eut vite un caractère convivial et amical, alternant entre séances de travail et repas préparés à la bonne franquette. La mort de Vian fut un vrai choc pour mes parents.

VianBoris Vian.

Avec Truffaut, il y a quelque chose de magique et d’impalpable dans cette relation de travail à nulle autre pareille : ils ont collaboré sur une dizaine des plus grandes Å“uvres de Truffaut, contribuant ainsi, film après film, à cet extraordinaire renouveau du cinéma et du langage cinématographique qu’a été la Nouvelle Vague. Ils avaient l’un pour l’autre un respect et une estime considérable, mais se voyaient peu – jamais en-dehors des films sur lesquels ils travaillaient ensemble, préférant dialoguer par lettres. Pour autant, même sans se voir souvent, il y avait entre eux une véritable et extraordinaire communion, une proximité de vues et d’esprit à propos des films sur lesquels ils travaillaient et auxquels mon père s’est dévoué complètement, écrivant certaines de ses plus belles partitions. Une remarque en passant : Truffaut est le seul réalisateur qui a… fait jouer mon père au cinéma ! Il lui a en effet donné un petit rôle dans Les deux anglaises et le Continent (il y joue un notaire dans une courte scène), puis lui a attribué très logiquement le rôle – juste une voix off – du compositeur de la musique du film Je vous présente Pamela, le « film dans le film » dont on voit le processus de fabrication dans La nuit américaine.

Enfin, juste par égoïsme et fierté personnelle, j’aimerais ajouter à ces deux noms incontournables et connus de tous, un autre nom, celui de ma mère, Micheline Gautron : car, si leur mariage s’est finalement conclu par un divorce après vingt ans de vie commune, mes parents ont durant ces deux décennies réalisé de très belles collaborations sur des chansons de film ou de feuilletons télévisés (Paul et Virginie, La vie de Gauguin), chansons dont ma mère écrivait les paroles, mais aussi sur un cycle de mélodies (Ordinaire journée, sur des poèmes de maman), et enfin – last but not least – sur un opéra, Médis et Alyssio, une commande de l’Opéra du Rhin de Strasbourg en 1975, opéra dont ma mère écrivit le livret. Il y a une place particulière dans mon cœur pour ces œuvres qu’ils ont créées ensemble. C’est sans doute très subjectif, mais j’ai quand même le sentiment que dans ces chansons, mélodies ou opéra, on perçoit une communion unique entre musique et texte, une dimension poétique, tour à tour lyrique et mélancolique, qui fait de ces œuvres, à mon sens, le fruit pérenne d’une magnifique rencontre artistique.

Dans le catalogue des œuvres classiques et filmiques, quelle est votre musique préférée ? Et pourquoi ?

Vous vous doutez peut-être déjà qu’il m’est difficile – impossible, même – de mettre en exergue une seule œuvre. D’abord parce que mes goût musicaux en général ne sont pas uniformes, mes affinités vont vers des genres et des styles musicaux très divers, parfois même éloignés les uns des autres – chaque style répondant ainsi à une attirance ou à un besoin spécifique. Il en va de même pour la musique de mon père, avec une dimension supplémentaire : celle d’avoir été souvent un témoin privilégié du processus de création de l’œuvre ou de sa concrétisation lors d’un enregistrement ou d’un concert. Pour ne pas avoir à faire un tri qui me semblerait absurde, je vais citer des œuvres qui continuent à me toucher particulièrement, par leur beauté, leur souffle, leur lyrisme, et aussi souvent parce que d’une façon ou d’une autre je me suis sentie impliquée dans leur « émergence » :

Dans le catalogue des œuvres dites « classiques » ou en tout cas destinées au concert ou à l’opéra : Médis et Alyssio (1975), l’opéra mentionné plus haut (je me trouvai à dix ans en immersion complète au sein de la troupe qui montait l’œuvre, puisque j’accompagnais mes parents aux répétitions quotidiennes), le Concerto pour 4 guitares et orchestre (1985) composé à la demande de mes amis du Los Angeles Guitar Quartet ; afin de proposer l’œuvre à des orchestres, une « maquette » pour 4 guitares et piano (réduction de la partie orchestrale) avait été enregistrée, et je jouais la partie de piano. Graphic pour guitare seule (1991), que j’ai eu l’occasion de jouer en concert il y a longtemps.

J’aime aussi énormément ses œuvres pour ensembles de cuivre, datant de la fin des années 70 : Vitrail (pour quintette de cuivres) ainsi que Cérémonial et Fanfares pour tous les temps (pour 4 trompettes, 4 trombones et 1 tuba). J’assistais avec enthousiasme aux répétitions de ces œuvres, au plus près des instrumentistes : la sonorité d’un ensemble de cuivre est quelque chose de fabuleux et de magnifiquement énergisant.

Trois prières pour les temps de détresse (1983) pour solistes, chœur et ensemble instrumental, donné aux Choralies de Vaison-la-Romaine, est une œuvre poignante, inspirée des Lamentations de Jérémie, qui m’a laissé un souvenir inoubliable, à la fois de concert et de répétitions. Là aussi, je m’étais trouvée au plus près des choristes et en immersion dans l’œuvre, chantant parmi les alti lors de certaines répétitions, même si je ne faisais pas officiellement partie des chorales A cœur joie qui participaient aux Choralies ! J’aime aussi beaucoup la Suite d’orchestre du ballet Les trois mousquetaires, probablement parce qu’il a des accents du Roméo et Juliette de Prokofiev, qui est un de mes ballets préférés.

Et enfin, je mentionnerai les chansons et mélodies écrites en collaboration avec ma mère Micheline Gautron, poète et dramaturge.

Pour ce qui est des musiques de film, mes préférences vont à la période des années soixante et soixante-dix : partitions de films de Truffaut (Jules et Jim, La peau douce, Les deux anglaises et le continent, La nuit américaine), d’un des premiers De Broca (Cartouche), de Mona, l’étoile sans nom, joli film méconnu de Henri Colpi, tourné dans les années soixante en Roumanie – pays cher à mon cœur car mon mari est roumain – la musique du Mépris, bien sûr, la musique de L’important c’est d’aimer de Zulawski, une partition atypique et puissante, ou encore la partition tourmentée écrite pour Le Jeu du Solitaire de Jean-François Adam ; je continue aussi à écouter avec plaisir et nostalgie les musiques de films anglais peu connus des années soixante : Interlude de Kevin Billington, A Walk With Love and Death de John Huston, ou encore, la très belle partition (nominée aux Oscars) de Julia, film de Fred Zinnemann avec Jane Fonda et Vanessa Redgrave (fin des années soixante-dix). Et j’ai aussi beaucoup de tendresse pour la musique de The Black Stallion Returns, qui correspond au début de la période américaine de mon père. C’est une partition très lyrique, très orchestrale, très ample, qui restitue particulièrement bien l’idée d’aventure et de « grands espaces ». Là aussi, avoir assisté aux journées d’enregistrement, vu et entendu cet énorme orchestre se mettre en mouvement pour produire du « gros son » a sûrement contribué à impressionner durablement ma mémoire !

Je ne peux pas non plus ne pas citer les thèmes musicaux de quelques feuilletons qui ont bercé mon enfance : Thibaud et les croisades, Adieu mes 15 ans, Paul et Virginie, ainsi que, également pour la télévision, la magnifique musique écrite pour le documentaire Tours du monde, tours du ciel. Un lien particulier m’unit au thème principal de cette série de films sur le cosmos, les planètes et les étoiles : quelques mois après le décès de mon père en 1992, on m’a demandé de participer à un concert de musique de films sur le thème des étoiles, le chef d’orchestre ayant décidé de programmer en hommage à mon père la musique de Tours du monde, tours du ciel. J’ai donc eu cette très belle occasion de jouer ce thème à la cithare, accompagné par l’orchestre, et j’ai pu ainsi rendre un hommage musical à mon père à travers cette magnifique pièce qui nous emmène, avec les images magiques du film, vers le mystère et les confins de l’univers.

Propos recueillis par Nicolas Grenier.