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Schizophrénie du cinéma : “Le cabinet du docteur Caligari”

Avec ses jeux d’ombres, ses contrastes accentués entre le noir et le blanc, ses décors peints, son exploration de l’inconscient et sa fascination pour le monstrueux, Le Cabinet du docteur Caligari, réalisé par Robert Wiene en 1920, est souvent considéré comme l’un des films emblématiques du cinéma expressionniste allemand. Aujourd’hui encore, malgré la reprise d’un sujet romantique déjà presque banal lors de sa sortie en salle (le double), et une esthétique expressionniste en carton-pâte marquant clairement son appartenance à l’univers visuel de cette époque, le film frappe toujours par son étonnante efficacité. On ne s’étonne donc pas qu’il ait représenté une influence majeure pour de nombreux films baignant dans cette « inquiétante étrangeté » intimement liée aux problématiques du dédoublement: Nosferatu, Psychose, ou encore plus récemment Shutter Island.

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Le courant expressionniste se développe dans le sillage du romantisme mais se singularise pleinement du fait de son apparition à un moment charnière de l’histoire allemande comme de l’histoire du cinéma : en pleine « crise de la modernité » après la défaite de l’Allemagne, et lors de la transformation du cinéma, d’une technique quasiment magique, en une forme d’art codifiée et normée. Cette évolution est permise par le développement d’une importante industrie cinématographique: dans ce contexte, le Cabinet du docteur Caligari est aussi un des premiers films phares de la UFA (Universum Film AG), société de production allemande fondée en 1917 pour lutter contre l’hégémonie et la propagande du cinéma étranger (les films hollywoodiens en première ligne). Ce sont peut-être ces forts antagonismes qui redonnent alors au motif romantique du double toute son actualité: le film est porteur des contradictions et des déchirements politiques aussi bien qu’ esthetiques de son époque.

Les duos les plus évidents du film sont celui d’un psychiatre et d’un inquiétant showman, Caligari (joués par le même acteur), ainsi que celui de ce showman et de sa bête de foire, Cesare le somnambule, capable de prédire à celui qui le regarde dans les yeux la date de sa mort. Alors qu’une série de meurtres se produit dans le village où sont de passage les forains, un jeune homme, Francis, les soupçonne d’en être à l’origine… Le film s’ouvre alors que le jeune homme s’apprête à raconter à un docteur son enquête.

Le motif du double dans le cabinet du docteur Caligari est avant tout héritier d’ une importante tradition romantique que l’expressionnisme allemand se réapproprie.

On retrouve de nombreuses occurrences de duos préfigurant le couple du psychiatre et de l’infernal Caligari dans la littérature fantastique des siècles passés, et dont on pourrait identifier l’archétype en la personne du docteur Faust de Goethe. Le Docteur Frankenstein et sa créature, mais surtout le couple formé par le docteur Spalanzani et Coppola dans l’Homme au sable de E.T.A Hoffmann en sont d’autres exemples. Il s’agit, comme dans le film, de scientifiques qu’une soif de savoir démesurée pousse à des transgressions contre-natures, au risque de « perdre leur âme ». Le romantisme a en effet entre autres pris son essor en réaction contre une confiance, jugée démesurée, dans le triomphe de la raison affirmée lors du siècle des Lumières . Cette reprise du thème du double offre donc ses lettres de noblesse à un médium qui n’est alors pas encore tout à fait considéré comme un art : la référence littéraire, de même que les décors peints, constitue un point de repère pour le spectateur cultivé, alors plus enclin à reconnaître dans le film un peu plus qu’un simple divertissement.

Tout comme dans les œuvres antérieures du « romantisme noir » (Le Moine de Lewis, le Cauchemar de Füslli…) , le motif du dédoublement traduit bien sûr un intérêt pour tout ce qui n’est pas parfaitement lisse et socialement acceptable dans une personnalité et que les débuts de la psychanalyse abordent alors sous un angle nouveau.De par son aspect comme de par son rôle de somnambule, Cesare constitue en effet un emblème idéal de la part d’obscurité sommeillant en chacun. La nature profonde de ce personnage n’est peut-être jamais mieux signalée que dans la première scène de meurtre où l’on ne voit que des ombres  se débattant sur un pan de mur. Elle évoque bien sûr le plan final de Nosfertatu, où seule l’ombre du vampire est filmée alors que celui-ci remonte les escaliers, mais aussi l’ombre de l’assassin de M le Maudit sur un poteau publicitaire alors qu’il s’apprête à enlever une petite fille, ou encore la fameuse scène de meurtre sous la douche de Psychose… Depuis Caligari, le spectateur sait qu’une ombre annonce un crime.

Plus largement, cet héritage romantique est particulièrement important dans le cinéma muet allemand puisqu’il témoigne d’une « crise de la modernité » particulièrement spectaculaire en Allemagne sous la république de Weimar.

C’est ainsi que pour un des premiers critiques ayant mené une analyse approfondie du film, Sigfried Kracauer, la prévalence de thèmes romantiques comme celui du double ou du cauchemar dans le cinéma d’après-guerre est symptomatique du décalage toujours plus grand ressenti par le peuple allemand entre son idéologie (l’infériorité de la “Civilisation” française ou anglo-saxonne par rapport à la “Kultur” allemande, accordant plus d’importance à la nature et à la subjectivité) et son mode de vie (industrialisation, chômage, crise économique,…).

Ce décalage serait à l’origine de la forte popularité de ce côté réactionnaire (anti -Lumières), anarchique et de cette noirceur propre au Romantisme sous la république de Weimar. Le duo Caligari/psychiatre permet donc de résoudre des désirs paradoxaux d’ordre et de chaos en mettant en scène d’un côté un personnage incarnant une puissance anarchique (le showman de la foire), et de l’autre un personnage représentant une puissance tyrannique (le psychiatre de l’hôpital).

Que l’on adhère ou non au parti pris plus général de Kracauer (1) selon lequel le cinéma des années 20 annonce la prise de pouvoir d’Hitler, son analyse met cependant en lumière le lien entre ces décors expressionnistes et le climat d’inquiétude régnant dans une société en plein effondrement et perte de valeurs. Avec leurs angles inquiétants ponctuant avec violence des perspectives déformées, leurs ombres peintes ne correspondant pas aux éclairages du film, ces tableaux donnent l’impression que les personnages vivent en réalité dans un cauchemar dont Francis tente de se réveiller.

Le cinéma donne alors un relief tout particulier à ces univers cauchemardesques caractéristiques du romantisme noir.

Avec le cinéma, il est donné à voir pour la première fois des copies identiques et réalistes d’êtres humains en mouvement: la définition du « Doppelgänger » par Jean Paul Richter comme de “ceux qui se voient eux-mêmes » est particulièrement adaptée à l’invention de cette technique. Ainsi le spectateur peut voir plus, mieux, et sous tous les angles possibles. Cependant, alors même qu’il entre dans cette ère de saturation visuelle, les images soumises à sa vue perdent de leur authenticité, puisque la réalité peut si facilement être copiée par un simple mécanisme, puisqu’une « illusion d’optique » semble si réelle. Considérée depuis St Thomas dans le sens commun comme l’organe privilégié de la connaissance (« je ne crois que ce que je vois »), la vue devient un sens de plus en plus trompeur. La « réalité » elle même perd de son caractère indiscutablement objectif, pour ne devenir qu’affaire de perspective… On découvre donc une autre cause à la surabondance de films des débuts du cinéma ayant trait aux des problématiques du dédoublement: ces histoires reproduisent à l’écran l’expérience vécue par le spectateur. Maxim Gorki décrit en ces termes l’ « inquiétante étrangeté » de ces images dépourvues d’ “aura”, de ces pâles copies en deux dimensions n’ayant d’existence que le temps de leur projection :

“This mute, grey life finally begins to disturb and depress you. It seems as though it carries a warning, fraught with a vague but sinister meaning….”. (2)

Dans Le Docteur Caligari, le personnage de Cesare incarne cette qualité ambiguë de l’image cinématographique: s’il s’agit d’un être humain qui vit, parle, et même se nourrit, son état de conscience intermédiaire, de même que le caractère mécanique de ses mouvements l’assimilent à un automate, induisant une certaine indécidabilité quant à la nature du personnage, entre humanité et simple ombre.

 A l’origine simple innovation technique tirant son principal attrait du fait de présenter des images en mouvement, le cinéma se codifie de façon à se constituer au début du XXe siècle comme forme d’art bien distincte de la littérature ou du théâtre.

L’esthétique expressionniste allemande se développe alors par opposition au cinéma hollywoodien plus « réaliste », ayant mis en place des normes tendant à banaliser l’expérience du spectateur. L’interdiction, par exemple, pour les acteurs de regarder directement dans les caméras afin que le public oublie son statut de voyeur. Le cinéma en tant qu’attraction laisse place au cinéma-distraction: aux films dépourvus de toute ambition réaliste de Méliès, le public préfère désormais des intrigues à suspens, avec une continuité spatio-temporelle, et dont le dénouement est clair et sans ambiguïté. Des intrigues qui absorbent pleinement son attention et auxquelles il peut plus facilement s’identifier. Aussi fantaisistes que soient les scénarios (westerns, films d’aventures…), le spectateur doit pouvoir oublier qu’il regarde un film, qu’il est face à un écran et non pas à la réalité. Le suspens de l’intrigue policière, la démarche de détective de Francis correspondent effectivement bien à cette façon de faire du cinéma: dans le film la figure du psychiatre, avec sa volonté de découvrir une vérité objective et de ramener l’unité dans l’âme de son patient, pourrait être considéré comme un avatar de ces normes classiques.

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Le cinéma expressionniste allemand constitue néanmoins aussi une rébellion contre ces normes hollywoodiennes que nous connaissons encore aujourd’hui: dans Le Docteur Caligari, les personnages sur l’écran renvoient régulièrement leur regard au spectateur, notamment lors du spectaculaire « réveil » de César orchestré face à une foule de badauds par Caligari. Le regard pénétrant avec lequel le somnambule fixe le spectateur, tandis qu’un gros plan fixe sur son visage donne à voir la lente ouverture de ses paupières, permet une véritable inversion des rôles; c’est désormais le spectateur qui se sent observé… Une telle agression du caractère tranquillement passif de l’expérience du spectateur/voyeur évoque la troublante scène d’ouverture d’un Chien andalou (Luis Buñuel, 1929) où un œil grand ouvert est traversé par une lame de rasoir.

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Plus généralement, cette scène du spectacle de Caligari représente une importante mise en abîme induisant chez le spectateur une attitude plus réflexive quant à l’expérience qu’il est en train de vivre: l’univers de la foire évoque celui dans lequel étaient montrés les premières « images animées » de quelques minutes dans les cinémas ambulants. Le caractère hypnotique de ce gros plan en fait une allégorie de ce tour quasiment magique du cinéma: un gros plan fixe sur le visage immobile et outrancièrement maquillé de Cesare donne d’abord à l’image la qualité d’un tableau, puis lorsque le somnambule ouvre ses paupières, la stupéfaction qu’il provoque dans l’audience évoque irrésistiblement celle suscitée par la première projection de L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat (1895). De façon plus frappante encore, les décors expressionnistes rappellent le cinéma primitif déjà presque désuet à l’époque et expriment le refus de se soumettre à cette « illusion réaliste ». le showman, perpétuellement surexposé, évoque le côté tape-à-l’oeil des débuts du cinéma: son art, semblable à la maîtrise de forces obscures, rappelle la qualité presque magique des premiers films.

Cette coïncidence de normes classiques et d’éléments les contredisant crée une tension entre adhésion et distanciation à l’image projetée sur l’écran. Le film requiert du spectateur une participation pleinement active: l’ambiguïté du dénouement s’oppose à la clarté des intrigues hollywoodiennes. C’est au spectateur de décider de la bonne perspective d’après laquelle il faut comprendre l’histoire. En effet, le prologue et l’épilogue semblent complètement discréditer tout le reste du film (soit le récit de Francis) en le présentant comme l’hallucination d’un esprit égaré.

Mais peut-on vraiment en rester à cette interprétation? Le retour à un décor expressionniste dans la toute dernière scène (lorsque Francis est mis en camisole tandis que le psychiatre affirme désormais pouvoir le guérir) jette à nouveau un doute sur cette conclusion . De façon encore plus troublante, la ressemblance entre le showman et le psychiatre est accentuée tandis que ce dernier remets ses lunettes en regardant frontalement le spectateur. Francis est-il bien fou ou victime de la machination d’un psychiatre pervers doté d’une double personnalité? L’impossibilité de se fier à ce que l’on voit, intensifiée par l’invention du cinéma, est non seulement mise en scène dans l’intrigue mais aussi inspirée au spectateur grâce au dispositif narratif.

En superposant une perspective narrative classique et des éléments évoquant le cinéma primitif, Le Cabinet du docteur Caligari ouvre aussi bien la voie au surréalisme et à la nouvelle vague française avec des films qui défilent comme un rêve, en abolissant toute continuité spatio-temporelle (Week-end de Godard (1967), Le charme discret de la bourgeoisie de Buñuel (1972)) qu’aux plus grands films de suspens et d’épouvante du siècle à venir. À la charnière entre ces deux tendances antagonistes, le film cristallise autour d’un motif traditionnel des problématiques extrêmement modernes: les dédoublements mis en scène reflètent à la fois la fascination et les appréhensions d’un public face à la reproductibilité technique de son image. Au delà de la magie des images en mouvement se cache aussi la menace d’une crise de la perception, la peur de ne plus pouvoir démêler le réel de l’illusion. Alors que l’invention du cinéma semble en partie combler certains fantasmes d’immortalité (l’image de l’acteur continuera à évoluer sur l’écran bien après sa mort), le regard de Cesare, funeste présage, menace aussi directement le spectateur moderne se rendant voir Le cabinet du Docteur Caligari

Gabrielle Trottmann

1. Sigkried Kracauer, De Caligari à Hitler, 1947

2. Maxim Gorki, On a Visit to the Kingdom of Shadows, 1896

Cet article contient d’importantes références au Phd “Divided screen: the doppelgänger in German silent film” de Rashidi Bahareh.