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Haneke ou le poids de vivre

Michaël Haneke est à la tête d’une filmographie sombre, d’une fulgurance étonnante mais, par moments, parfaitement intolérable. Petit voyage – à travers cinq de ses premiers films – « Le septième continent », « Benny’s video », « 71 fragments d’une chronologie du hasard », « Funny games » et « Caché » – dans le monde d’une cinéaste obsessionnel.  

Le mal à l’oeuvre

« Moi, je repère des abimes ». La violence chez Haneke est totale, non filtrée et insidieuse. Son cinéma est une traque d’un mal civilisationnel, où la mort est toujours à l’arrivée, glaciale.

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La thématique de l’exécution industrielle et l’univers concentrationnaire sont récurrents – comme dans la scène d’ouverture de « Benny’s video ». On y voit l’exécution d’un porc, dans un abattoir saturé d’hurlements bestiaux. Les images défilent une première fois. Puis Haneke rembobine pour nous imposer à nouveau, au ralenti cette fois, le moment exact de la détonation et de la propagation de la foudre dans les yeux de l’animal. La mort nous éclate en pleine figure, pourtant elle reste insaisissable : même au ralenti, la balle part trop vite pour qu’on réalise quel basculement elle représente. Et le cochon grouine, saisi par des mains serrées, dans un état de parfaite soumission.

Chez Haneke, le corps est disponible, malléable. Benny de « Benny’s video » découpe les membres de la jeune fille qu’il a tuée. Dans « Funny games », les deux preneurs d’otages cassent la jambe du père, réduit ainsi à l’obéissance. Les corps dégoulinent, désarticulés, rappelant les images ineffaçables des charniers d’Auschwitz, les dizaines de cadavres soulevés par les pelleteuses. La violence est toujours décontextualisée : où est ce cochon, pourquoi cette image, là maintenant ? Haneke travaille sur un double processus de désagrégation (du cercle familial dans « Benny’s video » par exemple) et de glaciation émotionnelle (il n’y a jamais de sur-signification de la violence qui est ainsi laissée à elle-même… peu de cris, peu de pleurs). Cette violence banale ou déréalisée -celle du poids de vivre- n’est pas expliquée, parce qu’elle ne saurait être explicable.

On “arrive” souvent après ou avant l’acte de violence, il est toujours périphérique, englobant, rarement frontal : Haneke utilise beaucoup les hors-champs. Le plus frappant sans doute est celui de la mort du petit garçon dans « Funny games ». On entend le coup de feu, alors que l’image s’en détourne. Dans la continuité, un plan-séquence vertigineux de 12 minutes nous laisse entrevoir le cadavre de l’enfant, à la limite du cadre (l’extrémité droite de la pièce), sans jamais en souligner la présence. Cette mort est proprement insupportable et la caméra reste immobile, comme s’il eût été insoutenable de centrer sur ce corps inanimé. Toujours dans le même plan-séquence, alors que la caméra s’est déportée vers la gauche, effaçant la présence de la dépouille, le père est pris d’un tremblement compulsif, dans les bras de sa femme, comprenant petit à petit l’horreur absolue de la situation. Dans « 71 fragments d’une chronologie du hasard », le massacre final n’est pas non plus montré de front. Il est furtivement suggéré avant que Haneke ne lui oppose un très long plan où le sang d’une victime s’écoule avec une exaspérante lenteur.

Mais la violence peut être cathartique aussi : dans le dernier quart d’heure du «Septième continent », un couple et un enfant détruisent tous leurs biens (faisant par exemple exploser leur aquarium sous un coup de marteau violent, libérant ainsi des litres d’eau dans le salon), avant de se suicider. Haneke filme pendant de très longues minutes cet intérieur pulvérisé par une famille qui n’avait que lui pour univers ; une famille d’ailleurs dont on ne voit pas le visage pendant la première demi-heure du film, et qui n’existe que par des gestes immuables et répétitifs, déshumanisée à un point extrême. Puisque la vie est invivable, mourons et détruisons nos traces sur cette Terre.

Il est facile de se méprendre sur les intentions de Haneke : si l’apparence chirurgicale de son étude de la violence comme élément constitutif  de l’existence pourrait laisser croire à un certaine fascination de de sa part, le réalisateur s’en défend : « Pour moi, Salo ou les 120 journées de Sodome, de Pasolini, a tenu le rôle [que je veux donner à mes films]. Il m’a choqué, il m’a rendu malade. C’est un film inadmissible. Mais l’un des rares, dans l’histoire du cinéma, qui fassent comprendre ce qu’est la violence. [Je veux] bousculer le spectateur qui consomme à outrance des films qu’il croit sans danger, mais qui en arrivent à lui faire oublier ce qu’est la violence, la vraie », écrit-il.

Haneke montre la violence implicite et explicite d’une humanité déliquescente.

Le malaise de la représentation

« Mes films suggèrent un doute sur la réalité qu’ils montrent ». Comment montrer ?

Les questionnements sur la représentation et la vérité sont centraux chez Haneke. C’est tout le sujet de« Benny’s video » : cet adolescent qui ne sait plus faire la différence entre la réalité et le virtuel et qui reste interdit en constatant que sa petite amie -qu’il vient de tuer- ne se réveille pas comme les héros de ses jeux vidéos. Dans « Caché » aussi, les VHS que la famille reçoit successivement reprennent la même scène étrange en y ajoutant pourtant quelques secondes à chaque fois, l’une après l’autre, et tissent une menace en demi-teinte, impalpable, indistincte, un peu comme celle d’un terrorisme virtuel. L’image est menaçante, trompeuse. Haneke déploie donc un cinéma de la distanciation. On trouve des écrans de télévision dans tous les films ici choisis. Dans « Le septième continent », la famille suicidaire regarde, lasse et déconnectée de la réalité, le spectacle de l’Eurovision. Dans « Benny’s video », la fenêtre est bouchée, remplacée par une caméra qui retranscrit la réalité extérieure sur un écran de télévision. “L’accès au réel est frustré par la médiation d’écrans et filtres multiples”, comme l’écrit Arnaud Hée de Critikat.

Mais le rapport mutuel écran/violence peut être inversé, comme dans « Funny games » : l’écran n’est plus l’émetteur de la violence mais le récepteur. Le sang du jeune Georg assassiné (en hors-champ, souvenez-vous) est projeté sur l’écran.

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S’il fallait résumer le cinéma de Haneke en un mot, peut-être serait-ce « le doute ». Que le spectateur soit complètement manipulé (car, ne l’oublions pas, le cinéma est l’art de la manipulation) comme dans « Funny games » ou qu’il puisse jouir totalement de son libre-arbitre comme dans « Caché » (où rien ne lui est soufflé, il doit travailler pour comprendre et d’ailleurs, au bout du compte, il ne comprendra que ce qu’il veut… ), Haneke bouleverse le pacte narratif traditionnel. 

Dans « Funny games », le tortionnaire (Paul) s’adresse à plusieurs reprises au spectateur directement : « Que feriez-vous à ma place ? » ; lui adresse des clins d’œil déstabilisants aussi. La mise en abime est poussée comme rarement au cinéma. Dans « Caché », c’est le plan d’ouverture qui est le plus saisissant (voir ci-dessous). Haneke le dit lui-même : « Ce plan est inquiétant parce que je cadre une petite maison au milieu d’autres, nettement plus grandes. Parce que après le générique le spectateur s’attend inconsciemment à ce que le plan s’arrête ; or, non, il continue. Pourquoi ?, se dit-il alors, qu’est-ce qui se passe ? Cette immobilité, associée aux bruits de la rue, crée une sorte de suspense musical ». Au bout d’un temps, deux voix off (celles de Georges et Anna) viennent s’ajouter à ce plan d’ouverture, commentant l’image à l’écran. Le doute s’installe alors : est-on en train d’observer une scène enregistrée ou une réalité directe ? C’est le statut de l’image cinématographique qui est en doute.

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Quoi de mieux que le long plan fixe pour combiner la recherche d’intensité intrinsèque à la scène et, par la même occasion, susciter le doute sur ce qui est en train de se passer ? Prenons deux exemples édifiants. Le plan du lavage de la voiture dans « Le septième continent », d’abord.Pendant de très longues minutes, la caméra reste fixement posée sur le siège arrière du véhicule, alors que l’eau de lavage ruisselle sur le pare-brise. On ne voit plus le monde extérieur qu’à travers la vitre déformante : la temporalité devient confuse et cet espace si quotidien prend d’un coup une dimension virtuelle fascinante. La scène finale de « Caché », ensuite. Une foule sortant d’un lycée. Le plan est très long et puis, à un moment donné, deux personnes se rencontrent au milieu du cadre, donnant la clé du film. « Je voulais créer, dans ce plan, une sorte de passivité pour mieux rendre le spectateur actif. A lui de voir, s’il le voulait. Et, de fait, certains ne voyaient rien» confie Haneke.

La réalisation se veut objective, donc soumise à l’interprétation du spectateur forcé de « donner sens » à l’image qui défile. Haneke est aux antipodes des réalisateurs adeptes de la caméra portée qui, selon lui, est une « triche, une facilité, une malhonnêteté ». 

L’émotion doit venir du rapport mutuel entre le regardant et ce qu’il regarde : ainsi un grand film ne dirigerait-il jamais notre œil, mais ne ferait que le perdre au contraire, pour que la révélation de ce qu’il pourrait découvrir soit plus grande encore.

Quentin Jagorel

Article publié antérieurement dans les Cahiers du ciné-club de Sciences Po (Paris).