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Paris est la capitale du temps

Cinq jours après les attentats de Paris et Saint-Denis, nous publions ce beau texte de l’ami Gilles Verdiani, premier chapitre de son livre La Nièce de Fellini (éd Ecriture, 2014). Déclaration d’amour à Paris, cet incipit de roman offre surtout un bel éclairage littéraire pour tenter de comprendre pourquoi les agressions terroristes contre cette ville revêtent, dans le monde entier, une telle force symbolique et suscitent une si intense émotion depuis quelques jours. Si Paris n’est plus le centre du monde, elle est devenue la capitale du temps.

PostImage-Paris-France

« Tout est fiction, sauf la mort », Jorge Luis Borges

Au début de ce millénaire Paris n’était plus le centre du monde. Mais elle était devenue la capitale du temps.

Percée d’autant de portes qu’elle compte de monuments, de musées, de cinéma et de salles de spectacles, la Ville Lumière régnait sur l’histoire humaine : ses rues donnaient sur l’enchaînement des siècles. En passant un porche l’on pouvait s’initier aux rituels maoris, au bout d’un couloir pénétrer en terre étrusque, au fond d’une salle toucher au mystère Dogon. Sur les murs, des tentures tibétaines conduisaient au nirvâna de l’Eveillé. Derrière les rideaux des théâtres, l’on accédait au l’Athènes socratique, au Japon médiéval, au Siècle d’Or. D’autres salles obscures ouvraient sur tous les horizons du monde. Des photographies de Peaux-Rouges rescapés des massacres, un monolithe volé à Ramses II, des ruines de thermes romains sous deux mille ans d’architecture, le souvenir de tant de guerres.

Un saule se dressait depuis plusieurs siècles à l’emplacement d’un ancien temple gaulois ; des églises portaient encore les traces des invasions normandes ; à tous les coins de rue, des plaques commémoraient des enfants assassinés, des drames et des villégiatures, des années consacrées à la peinture ou à l’émancipation des peuples. Des artistes et des politiciens étrangers, ignorés des Français dans leur existence comme dans leur néant, survivaient cependant par ces inscriptions votives, gravées par leur famille ou des clubs d’admirateurs lointains.

Quand il fut clair que l’histoire des hommes, ces sept ou huit mille années de construction, d’agriculture, de machines, de combats, de commerce et d’écriture, n’était qu’un soubresaut dans l’évolution de l’espèce, et un simple instant de la vie sur terre, Paris s’arrogea sans combattre le droit de passage sur ce brillant épisode.

D’où lui étaient nés ce privilège et cette vocation? Des lois plus ou moins réactionnaires promulguées pour protéger le patrimoine de l’église et de la noblesse après les saccages sans-culotte ? Ou n’était-ce que la réaction naturelle d’une cité rebelle à cette ceinture d’asphalte qui lui fut imposée en manière d’anneau gastrique ou de camisole, au moment même où ses lointaines colonies s’éparpillaient comme une volée de moineaux ?

Qui peut savoir pourquoi les choses arrivent ?

Ne pouvant étendre son territoire dans l’espace, elle annexa les siècles.

L’on vint du monde entier, et même de province, pour errer dans cette ville, sans toujours comprendre ce que l’on y cherchait. Paris devint ainsi la ville la plus visitée au monde. Elle attirait les voyageurs plus fortement que la puissante Shangaï, la séduisante New-York, l’éternelle Kyoto, l’accueillante Berlin, l’orgueilleuse Londres, l’immense Lagos ou l’atroce Mexico. Pourquoi ce village de 10 000 hectares, la moins étendue des capitales européennes, deux fois plus petite qu’Amsterdam, cinq fois moins large que Prague, grouillait-il toute l’année de touristes brésiliens et chinois, de Russes parvenus jusque-là et d’Italiens à l’élégance critique, de Béarnais en goguette et de Bretons en transit ? Pourquoi ses hôtels étaient-ils constamment pleins et son métro parlait-il trois langues ? En partie, soyons honnêtes, parce que des dimensions si modestes l’assimilaient à un parc d’attraction, où l’on pouvait en une journée faire le tour de dix ou vingt monuments, connus partout et visibles de loin, à défaut d’être tous beaux.

Mais telle n’est pas la seule raison.

Paris est aussi la résidence de créatures fantastiques, esprits errants, revenants nostalgiques, ombres sans maître, spectres porteurs de messages, willis gracieuses et tristes, immortels de toutes origines, avec leur cour de mages, de médiums et d’intercesseurs théurgiques. Pour qui sait les voir, Nerval se balance encore à une grille, Stendhal s’effondre apoplectique sur le boulevard des Capucines, Odön von Horvarth est écrasé par un marronnier devant le théâtre Marigny. Aux Batignolles Jean Eustache se tire une balle dans le cœur. Molière et Diderot meurent tous deux rue de Richelieu, et tous deux finissent à la fosse commune. Chopin crache du sang place Vendôme, Toulouse-Lautrec s’empoisonne avec application dans un bordel de la rue des Moulins, Verlaine noie sa gaieté dans l’absinthe et Jim Morrison son amertume avec l’eau du bain. Villon se perd dans la nuit pour échapper aux gendarmes, qui frappent à l’aube chez Desnos et l’envoient mourir à Terezin. Rimbaud passe par Montmartre sur le chemin du Harar, égrenant dans sa course des rimes. Camille Claudel perd héroïquement son combat contre l’indifférence. Dans un salon de l’hôtel de Conti,  un Mozart de sept ans fait pâmer des perruques qui n’entendent rien à la musique ; dans sa chambre du boulevard Hausmann, Marcel Proust sacrifie son dernier souffle pour élever au temps perdu un monument de phrases qu’il devra éditer à compte d’auteur. Hugo est accompagné au Panthéon par deux millions d’amis, et les plus hauts dignitaires se recueillent devant la dépouille d’Anatole France. Pour récompense d’avoir culbuté la peinture au XXe siècle, le fantôme ingambe de Picasso se voit offrir un hôtel particulier du XVIIe, construit au temps où le nombre de fenêtres sur une façade était un motif de duel ; profitant de la confusion, des faussaires impriment sa signature au cul d’une automobile.

Le cadavre d’une soprano inconnue descend le fleuve opaque ; des acteurs à bout de force se brûlent la cervelle ; des actrices adulées se suicident ou s’enferment ; des peintres sans ressources peignent une toile par semaine pour le seul bénéfice de lointains héritiers ; des talents sont brisés en plein essor pour un mot de travers, un instant de distraction, un concours de circonstances. Partout, dans les cafés puants, les soupentes, les squats, des hommes et des femmes se battent à mains nues contre leur folie, leur misère, leurs maladies et la cruauté de l’insuccès ; d’autres, dans une cage d’or éclairée jour et nuit, tâchent de dompter la gloire vorace qui rugit à leurs oreilles. Au-dessus d’eux passent inexorablement les intempéries des caprices et de la mode, des passions et des amitiés.

Une partie de ceux qui ont élu Paris comme séjour temporaire ou définitif caressent l’espoir d’épouser l’existence de ces créatures et d’accéder avec elle à l’éternité, sans savoir très bien comment s’y prendre : faut-il être frôlé de leur aile, mordu dans le cou, embrassé sur la bouche, regardé dans les yeux ? Faut-il croiser leur chemin ou respirer leur parfum ou les suivre dans la nuit ? Faut-il les imiter ou les écouter ? Faut-il les attendre ou les chercher ? Personne ne sait encore pourquoi un être humain choisit de sacrifier sa vie de chair à l’espoir illusoire d’une immortalité de papier, de toile, de notes ou de lumière. Personne ne sait comment la postérité choisit parmi les défunts ceux qu’elle aimera. Mais l’on suppose depuis Homère, depuis Virgile, depuis Dante, qu’après leur mort les artistes quittent les contreforts du Mont Parnasse pour retrouver Orphée aux Champs-Elysées.

Gilles Verdiani