PROFONDEURCHAMPS

Umberto Eco, un “bouffon transcendantal”

«On sait jamais si c’est du déconnage !» (Jacques Lacan, Télévision, 1973)

«Une véritable bouffonnerie transcendantale vit en certains poèmes. À l’intérieur, l’état d’esprit qui plane par-dessus tout, qui s’élève infiniment loin au dessus de tout le conditionné (…); à l’extérieur, la manière mimique d’un bouffon italien traditionnel.» (Friedrich Shlegel, fragment 32 de Lyceum)

berto

Monsieur Eco,

Figurez-vous que : vous êtes mon humoriste préféré, un petit plaisantin de génie, un maestro du trait d’esprit, un virtuose du Witz, ou mieux, dirais-je, en déclinant l’expression de Shlegel à propos de l’ironie romantique : un véritable «bouffon transcendantal» (sic, cf. épigraphe).

Cruciverbiste devant l’éternel, vous savez (vous) jouer de toute pompeuse Métaphysique : que d’accents borgésiens dans mon tome préféré de la saga de vos potacheries : Pastiches et Postiches, un compendium d’articles désopilant au chevet de la plupart de mes insomnies ! Ou encore : Comment voyager avec un saumon ? dont le titre consonne assez fortuitement avec un des paradigmes du mot d’esprit chez Freud (encore l’esprit !) : la fable pleine d’esprit du saumon mayonnaise. Pour rappel de la petite historiette juive au sel paradoxal : un schnorrer, un sans-le-sou, vient quémander de l’argent à un riche coreligionnaire; or, cet opulent comparse de retrouver notre mendiant, attablé à un restaurant, dévorant à pleine dent un saumon à la mayonnaise, et de s’en récrier; à quoi, notre outrecuidant schnorrer répond avec un aplomb insolent : « Mais si je ne peux pas manger de saumon à la mayonnaise quand je suis pauvre, ni quand j’en ai les moyens, quand est-ce que je mange du saumon mayonnaise à la fin? » . Nul doute, vos chroniques sont spirituelles et paradoxales, et la mayonnaise, bien tournée, prend toujours.

Charivari chiadé, peut me chaut, ces Pastiches et Postiches, à l’aune desquels je souhaite vous rendre hommage, exercices de style autant que d’érudition, sont un délicieux apéritif sémiologique propre à susciter l’appétit intellectuel (hors d’œuvre : ouvrir l’appétit à l’œuvre ? ou ouvrir l’œuvre à l’appétit ?) : tantôt vous esquissez une phénoménologie du félin à travers les pupilles d’un chat (par-delà les qualia de la chauve-souris et la métaphysique de l’éléphant, en guise de sous-titre ?), tantôt vous imaginez le paradoxe d’une carte du territoire à l’échelle exacte (1:1) (qui me permit, excusez l’anecdote, de porter le coup d’estoc d’une difficile composition de Géographie dont le libellé était « Échelle et aménagement du territoire » ), tantôt vous vous mettez dans la position d’un éditeur refusant les plus grands chefs-d’œuvre de la «littérature» sous des prétextes fallacieux (La Bible est refusée : Dieu est un personnage incohérent, à la fois bon, magnanime et soudain infiniment colérique !), tantôt vous créez un algorithme oulipien permettant de créer à foison Cent mille milliards de scenarii de cinéma… etc etc.

Mais bon, trêve de vos plaisanteries, elles sont inépuisables. Et ce, en toutes vos œuvres, que ce soit le fameux « Mieux vaudrait se rouler un joint avec les pages du Procès plutôt que de le lire comme un texte policier » de Lector in Fabula, sorte de pied-de-nez à une lecture trop débridée qui vient clore un paragraphe compliqué, ou dans votre hommage écrit à un certain critique français, Pierre Bayard, où, après avoir lu Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, vous admettez n’avoir sans doute pas si bien lu votre propre roman : Le nom de la rose.

Pérenne mise en branle, facétieux pyrrhonisme à la Woody Allen : «Autrefois j’étais indécis, maintenant je n’en suis plus très sûr», clamez-vous. «Impertinent défi jeté à la spéculation métaphysique» que le rire, rappelait Bergson : vous êtes le parangon de l’humour universitaire, chantre de la blague érudite et fantasque que sublime votre brio inébranlable, un mélancolique en perpétuel état d’extase qui saisit le kaïros -divinité ailée à saisir par la chevelure- quitte à couper le cheveux en quatre en le tirant, tel un sage «se trémoussant comme un chameau» (dixit Érasme, à propos du sage qui danse) vous pratiquez gaillardement la gigue avec le Verbe. Sémiologue, sémioticien, philosophe, romancier, peut me chaut, vous êtes pour moi le phénix d’un cruciverbisme hilarant, qui sans à-coup me fait-rire, car dans les plus hautes joutes conceptuelles, vous vous fendez toujours d’un bon mot : vous conjuguez avec votre immense et encyclopédique talent la répartie d’un Woody Allen, l’érudition d’un Jorge-Luis Borges et le dilettantisme d’un Alphonse Allais.

Et nul doute que les anges ont de quoi rire, puisque vous devez déjà être en train de vous atteler à : une réfutation en bonne et due forme de l’existence du Paradis, une disputatio sur la transexualité des anges, et un roman anihistorique sur le complot ourdi par une faction d’archanges autour de la « Mort de Dieu ».

Je ne vous souhaite « à bientôt » qu’à la condition miracle d’une résurrection expresse, le cas échéant je me garde de mon premier souhait et vous transmets cet hommage-là en des cieux que j’espère cléments,

Matthieu Parlons