PROFONDEURCHAMPS

“Burning” : derrière le thriller amoureux, le portrait d’une société atomisée

Jongsu est un peu paumé. Plus vraiment étudiant, pas encore entré dans la vie active, il vivote en enchaînant les petits boulots. Perpétuellement éberlué, il promène son regard inquiet sur tout ce qui l’entoure. Le monde, son monde semble trop grand pour lui. Dans les rues de Séoul, il croise une ancienne voisine, Haemi. Irrésistible et insaisissable, elle s’offre à lui une fois avant de disparaître. En Afrique, dit-elle. On est tenté de la croire. Mais si ! Elle insiste : elle veut se rendre dans le désert du Kalahari afin d’apprendre auprès de ces bushmen pour lesquels elle nourrit une fascination naïve.

Notre héros se retrouve en rade et rentre dans la maison de son père. L’occasion de se concentrer sur sa carrière littéraire ? Il dit vouloir être écrivain mais le seul moment où on le voit prendre la plume c’est pour rédiger une pétition destinée à sauver un paternel caractériel de la prison. Il dit aduler Faulkner mais en parle mal, et peu. Sorte de Raskolnikov sud-coréen, en légèrement plus mou, son esprit perd de vue le réel à force de fixer trop intensément ses rêves. La journée, il remet en état la ferme familiale sans beaucoup de conviction. Il ne reste qu’un veau et des serres à l’abandon, c’est vrai qu’il y a plus enthousiasmant. La nuit tombée, il essaye de fermer l’oeil, constamment réveillé par les haut-parleurs de la propagande nord-coréenne à quelques kilomètres de là ainsi que par de mystérieux coups de fils anonymes.

Soudain le film, qui commençait à ronronner, se met en branle. Haemi rentre de son voyage. Mauvaise surprise : elle revient avec dans ses bagages un autre homme. Le rival se prénomme Ben : gendre idéal au charisme puissant et maîtrisé, il prend sans heurt la place de Jongsu auprès de sa bien aimée. Ou bien est-ce ce dernier qui le laisse faire, aussi intimidé par celui qu’il voit comme un “Gatsby” que par celle qu’il aime ? Commence alors un trio amoureux disproportionné où Jongsu s’enfonce dans une passivité à la limite du voyeurisme. Son monde s’écroule mais il ne peut rien faire de plus que regarder.

A partir de là, plusieurs lectures sont possibles. Le film peut être vu comme un thriller rationnel. L’hypothèse tient, les indices concordent. Mais le halo fantastique et presque onirique dans lequel l’histoire est plongée nous incite à rester sur nos gardes, à tout remettre en question : qu’est-ce qui tient du rêve ? Du fantasme ? De l’hallucination ? Les différentes interprétations sont valables et se nourrissent l’une l’autre.

Au fond, le thriller est un prétexte. Contrairement à d’autres chefs d’oeuvres du cinéma noir coréen comme Old Boy ou Memories of Murder, la violence est ici – presque – toujours suggérée ou hors champ. Et elle laisse place au thème principal du film : la solitude. En prenant comme protagonistes deux personnages parfaitement isolés, sans famille ni amis, Burning se mue au fur et à mesure des minutes en une critique froide de l’atomisation d’une société sud-coréenne où l’on vit, l’on mange, l’on danse seul.

Un propos que la mise en scène vient soutenir en permanence : les personnages sont confinés dans des champ-contrechamps ou perdus dans le flou de la profondeur de champ ; le cadre est régulièrement encombré par des lignes diagonales – câbles, escalier, lampadaires – qui viennent enfermer ceux qui s’y trouvent. Dans les – rares – scènes de groupes ce n’est guère mieux : l’ambiance est pesante, la conversation patine, on regarde son téléphone. On baille.

Dans la solitude, tout reste inassouvi, espoirs de grandeurs comme désirs charnels. L’unique étreinte entre Haemi et Jongsu reste comme la seule fois où le jeune homme s’approche un tant soit peu d’un sentiment confus d’absolu dont il essaye de capturer la lueur. Tout le reste sera infécond.

Burning, de Lee Chang-dong, avec Yoo Ah-In, Steven Yeun, Jeon Jong-seo.

Sorti le 28 août 2018 en France.

Paul Grunelius