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Spectateurs

Le spectateur d’aujourd’hui est une créature hybride. Il va au théâtre, au cinéma, il regarde la télévision, il s’informe, il surfe sur Internet et écume les expositions. On veut l’opposer au consommateur, âme perdue avec iPhone qui zappe d’une émission de télé-réalité à l’autre et rit grassement devant les web-séries en se bâfrant de chips. Non, lui, qu’il soit bourgeois ou bohème, ne mange pas de ce pain-là. Le spectateur, le vrai, l’éclairé, réfléchit. Dans le meilleur des cas, il sélectionne ce qu’il va voir. Il a du « goût », et de la conversation.

Pourtant, nous baignons tous dans cette société du spectacle décrite par Guy Debord. Nous avons tous accès, serait-ce malgré nous, aux images « choc » des magazines et au roman-fleuve médiatique qui accompagne la campagne présidentielle. L’info tombe à l’heure près, et de manière univoque : on traite avec autant de sérieux des élections en Russie, de l’affaire DSK et de la crise économique grecque. Les médias polissent, créent du drame là où il n’y en a pas, et inversement. Pour Guy Debord, le spectacle, c’est cette extériorité de l’apparence, qui se présente indépendamment de toute vérité, et pour elle-même. De la même façon, le sociologue Eric Fassin parle du « théâtre des émotions » mis en scène par Nicolas Sarkozy, qui sépare les effets de leur cause, et oriente l’opinion publique : si on peut s’émouvoir du combat quotidien d’un paraplégique, il n’en va pas de même de la mort d’un sans-papier qui s’est défenestré pour échapper à la police.
Cependant, loin de moi l’idée de faire de cet espace consacré au Théâtre et à la Danse une tribune politique. Il m’a semblé bon de commencer le voyage avec une question de fond, celle du spectateur et de ses ambiguïtés dans la société qui est la nôtre. Tâchons donc d’y voir plus clair.
J’ai parlé jusqu’ici de spectacle, mais pas beaucoup de scène ou de plateau. C’est que, au théâtre, nous avons affaire à des représentations. Or, ces dernières tendent à opérer le processus inverse de celui à l’œuvre dans la société du spectacle : soucieux d’interroger le monde qui les entoure, les artistes formalisent, explorent les contradictions pour construire de la cohérence. Ils peuvent aussi la refuser explicitement (comme Rodrigo Garcia). Dans un cas comme dans l’autre, ils proposent des formes, plus ou moins ouvertes, plus ou moins directes, donc plus ou moins accessibles, dans le langage qui est le leur. Chorégraphes, plasticiens ou metteurs en scène, ils nous racontent leur regard sur le monde, à travers des textes et/ou des corps en mouvement.
Dès lors, quelle place tient-on ? Depuis Brecht, le théâtre veut que le spectateur soit actif, critique –  qu’ils prennent part à la représentation, d’une manière ou d’une autre. Or, ces manières varient profondément en fonction des formes proposées et, surtout, des effets recherchés. On peut penser le théâtre comme l’art contemporain, pour lequel la démarche de l’artiste l’emporte sur l’œuvre elle-même. Mais cette démarche, ou cette recherche, s’envisage ici en termes scéniques : « c’est une pensée politique au travail dans les formes » (Jacques Delcuvellerie, fondateur du Groupov et metteur en scène). La forme, au théâtre comme en danse, englobe ce que l’on voit (la représentation), comment on le voit (la réception), et les moyens mis en œuvre dans la création (ou moyens de production). La dramaturgie désigne à la fois l’écriture scénique et le dispositif scène-salle imaginés par l’artiste (le metteur en scène ou le chorégraphe) pour servir son projet.
Plus précisément, quelles sont ces formes ? Elles dépendent du/des artiste(s) impliqué(s) dans le projet, des enjeux ou de la nature du projet lui-même. On peut cependant distinguer trois pratiques de la mise en scène. La première « famille » des metteurs en scène rassemble les « maîtres », ceux qui servent une « vision » qui leur est propre (qu’elle soit ou non projetée sur un texte). Face à de telles « œuvres », le spectateur est parachuté en terre inconnue, happé par la représentation. On attend de lui qu’il se laisse pénétrer par l’étranger, l’inconnu, qu’il s’ouvre à une autre langue. On pense ici à des chorégraphes comme William Forsythe, ou encore à Matthias Langhoff, Frank Castorf ou Krzysztof Warlikowski. Ces metteurs en scène revisitent le projet d’Artaud (le théâtre de la cruauté), pour qui le spectateur devait être « entraîné dans le cercle magique de l’action théâtrale » (Jacques Rancière). On aime ou on n’aime pas.
[caption id="attachment_406" align="aligncenter" width="640"] (A)pollonia“, de K. Warlikowski – Photo : Magdalena Huekel[/caption]
La plupart des metteurs en scène français appartiennent à la seconde catégorie : celle des serviteurs du texte. Alain Françon, Jean-Pierre Vincent, Jacques Lassalle et j’en passe, les hauts noms des scènes nationales ont cela en commun qu’ils explorent et réinterrogent les pièces (contemporaines ou classiques) à travers des problématiques actuelles. Si Stéphane Braunschweig est plus attaché à la psychanalyse et Christian Schiaretti au politique, tous deux « servent » Ibsen et Strindberg, avec le recul critique instauré par Brecht dans son théâtre épique, que l’on va retrouver dans la réception : le spectateur doit prendre de la distance avec ce qu’il regarde. L’écueil, à mon sens, de certaines de ces mises en scène, est d’inviter le spectateur à déchiffrer une analyse de la pièce, au détriment de la pièce elle-même : on en vient alors à se poser les questions du metteur en scène, et non celles inscrites dans le texte. Pour schématiser, la juste distance serait au point d’équilibre entre la fable et son interprétation (herméneutique). Si on n’y est pas, on s’ennuie.
[caption id="attachment_404" align="aligncenter" width="500"] « Rosmersholm » de Henrik Ibsen, mis en scène par S. Braunschweig, La Colline[/caption]
Enfin, la troisième famille rassemble ceux qui s’appellent eux-mêmes les « artisans », qui récusent toute prétention de mise en scène et qui font la part belle aux textes et à la recherche. Parmi eux, le tg STAN, le T.O.C, la troupe de Gwenaël Morin, le Moukden Théâtre, la compagnie D’Ores et Déjà, essentiellement des collectifs, donc, qui invitent le spectateur à réfléchir avec eux, au moment de la représentation, sur les thèmes et les enjeux dégagés par leur projet. Frank Vercruyssen du tg STAN parle du spectateur comme « troisième partenaire ». La séparation entre la scène et la salle s’annule pour faire du théâtre un espace de débat. On y va, ou on n’y va pas.
[caption id="attachment_399" align="aligncenter" width="502"] « Turandot » de Bertolt Brecht, compagnie le T.O.C, 2008[/caption]

Mais le spectateur n’est pas un expert. Contemplateur, critique ou partenaire, on va au théâtre avant tout par plaisir. Glissez une oreille dans la salle pendant les répétitions, vous entendrez : « on s’ennuie ! », « on ne comprend pas ! », « je ne te vois pas ! ». Sur un plateau ou autour d’une table, les questions les plus naïves et les plus concrètes sont souvent les plus porteuses. Ensuite, tout est question de conventions. Mais qu’ils soient maîtres, serviteurs ou artisans, les artistes insistent sur l’importance de l’émotion, du déplacement, de l’ébranlement, du rêve. Bien qu’on foule aux pieds le personnage et l’identification, on n’y échappe que provisoirement, et le plaisir du théâtre est en grande partie un plaisir intime aux déclinaisons nombreuses : émotion, compréhension, découverte, surprise, reconnaissance…  Avant tout, le spectateur est un être sensible et curieux.

Pauline Peyrade