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Fatih and a half : the Love, Death and Devil trilogy

Le cinéma de Fatih Akin, de l’Allemagne à la Turquie et de la Turquie à l’Allemagne, c’est le cinéma qui rend beau. En fond sonore, il y a l’amour. L’amour qui détruit, qui ravage. L’amour qui crie et qui dérange. Derrière, un peu plus loin, il y a la mort. La mort sans deuil ni sépulture. Et devant, il y a le mal. The Cut, dont Fatih Akin a annoncé le début du tournage au Festival de Berlin 2012, avec notamment la participation du français Tahar Rahim. C’est dans cette peinture en trois volets, rouge sang et noir corbeau, que Fatih Akin nous livre le grand dessein de sa trilogie.

Head on : une passion entre western et mélodrame
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La trilogie commence en 2004. Head-on, and on, and on. Head on, c’est un film à fleur de peau, l’histoire d’une passion entre western et mélodrame, dans laquelle deux écorchés vifs, Cahit (Biro Ünel) et Sibel (Sibel Kekilli) se donnent la réplique. C’est aussi un film physique, violent : le spectateur ne reste pas passivement assis sur son siège. On est physiquement investis dans Head on au moment où Cahit fonce droit dans le mur, sans trace de freinage, parce que non, ce n’était pas un accident. Moi aussi à ce moment là, j’ai vu ma vie défiler. Un film violent certes, mais où chaque personnage est confronté à sa propre violence en miroir inversé d’une douleur préalablement subie. Pour Cahit, c’est la mort de sa femme, pour Sibel, c’est l’étau de sa famille musulmane pratiquante.
Head on, pour résumer, c’est le récit d’une révolte.
L’histoire commence vraiment dans un couloir d’hôpital. Aux premières minutes, on croirait presque à une comédie: un homme, une femme, tous deux turcs se rencontrent au service psychiatrique d’un hôpital après avoir tous les deux tenté de se suicider.  Elle dit : « Tu es turc, épouse moi ». C’est tout.  Elle veut mourir à sa famille (musulmane, oppressante) pour vivre sa vie. Il veut mourir tout court. On se doute pourtant qu’il n’oublie pas cette phrase, murmurée par le médecin: « vous pouvez mettre fin à votre vie sans vous suicider ». Recommencer à zéro. Faire le deuil de sa femme. Sibel, jeune, coiffeuse, séductrice est prête à tout. Même à épouser le mort vivant qu’est Cahit, plus vieux, alcoolique, colérique, dépressif. Elle obtiendra de lui ce mariage : il est turc, ça aide pour la famille pratiquante.
Le mariage se passe sous une boule à facette, avec cette musique traditionnelle turque qui hante le film comme un fantôme. Elle emménage chez lui, arrange l’appartement, bonne épouse turque au foyer. Mais elle paye sa part de loyer, et elle n’attend pas le lendemain de son mariage pour « boire, baiser, danser ». Séquence bouleversante de cette fille, seule au bar dans sa robe de mariée sur laquelle elle porte une veste en cuir, qui repart au bras d’un inconnu qui ne croit pas à sa chance.
Dans les séquences de la vie commune de Cahit et Sibel, on passe de l’appartement aux boîtes de nuit, d’un corps nu à un autre : on passe du sombre à la lumière crue.
Et puis le moment. Le moment où il l’attend, où elle ne rentre pas. Il erre dans l’appartement à présent propre et fleurit, antithèse des scènes de vie de Cahit au tout début. Et il casse tout, surtout la photo de mariage. De rage, d’amour. Et ça y est : on aime avec lui.
On croit à un moment que tout le film résidera dans ces allées et venues de Sibel, puisqu’on attend qu’elle. On partage le secret de Cahit qui ne dira rien de son amour, et on voudrait lui dire « Parle! Parle maintenant ou tais toi à jamais! »
Et puis voilà, elle l’aime aussi. Elle a peur de devenir vraiment mariée, elle a 20 ans, elle a été enfermée toute sa vie. Mais elle l’aime. La comédie éclate au grand jour, annonçant le drame : ces corps qu’on a vu passer dans leurs lits respectifs, les personnages du café, du salon de coiffure apprennent qu’ils sont mariés. Sibel dit cette phrase à un ancien amant qui la suit : « laisse moi tranquille, je suis une femme turque et mariée, et si tu essaie encore mon mari te tuera ! ». Elle est belle, sublime quand elle dit cette phrase. Sibel Kekilli est une actrice formidable (qui remportera le prix du film allemand de la meilleure actrice pour ce rôle au festival de Berlin 2004).
Mais sa phrase est comme une prophétie. C’était un accident. Un fait divers, l’impulsivité imprévue d’un mari jaloux : un coup de cendrier, et l’amant meurt. Cahit ne verra jamais les cadeaux de mariage que Sibel lui avait laissé chez eux. Il n’y a plus de chez eux. Sibel doit fuir sinon sa famille la tuera. Elle retourne en Turquie, pays de ses origines.
Coupure nette dans le film. D’ailleurs, Sibel aussi s’est coupé les cheveux. Très courts. Sibel vit désormais chez sa cousine dont elle hait la vie. C’est elle qu’elle ne supporte plus, en fait. Elle devient Cahit : violente, ivre, dégoutée de la vie. Elle l’aime à en devenir lui, à reprendre la souffrance de laquelle elle l’avait sorti. Elle lui jure qu’elle l’attendra. Et elle s’autodétruit. Elle boit, se drogue. Il y a le viol, aussi, auquel on assiste en entier, impuissant dans notre siège.
Mais on la comprend. On la comprend même quand elle provoque son passage à tabac. Quand, couverte du sang des mains d’hommes rencontrés dans la rue, elle demande qu’on la frappe encore. Quand elle n’a même plus de bouche pour parler, quand on pleure en la regardant provoquer sa mort, quand finalement elle reçoit le coup de couteau qu’elle attendait, on la comprend. Elle aurait préféré que son frère la tue. Elle ne peut plus vivre. Elle qui voulait boire, danser, vivre sa jeunesse et baiser, elle ne veut plus rien. Comme Cahit, elle n’aspire plus qu’à l’oubli. Elle est détruite. Détruite au milieu de la Turquie. Akin nous coupe le souffle dans cette séquence de passage à tabac éprouvante et sans pudeur.
Et il coupe le film à nouveau.
La suite, je veux à peine l’évoquer. On la devine vite. Cahit sort de prison, il part pour Istanbul : il n’a survécu que pour Sibel. On sait déjà qu’elle le rejettera, le drame est trop lourd.  Pourtant, Cahit est guéri. Qu’en est-il du Cahit de l’ombre, drogué et sous alcool ? Mort, lui aussi. Il respire l’air sur le balcon et boit de l’eau.
Akin est toujours aussi merveilleux dans cette dernière et douloureuse partie du film. Il rejoue le drame du début : Cahit armé de chocolats vient enlever Sibel à sa famille, sa cousine cette fois dans un champ contre champ qui nous terrasse. La cousine dit que Sibel a refait sa vie, qu’elle ne veut pas le revoir. Cahit dit alors, en anglais à ce moment là : « Are you strong enough to stand between me and her ? » ; et Selma répond « Are you strong enough to destroy her life ? ». On baisse la tête. Et pourtant, Sibel le retrouve le temps d’un après midi. Ils font tout l’amour qu’ils n’ont jamais fait avant, mais on sait bien que c’est trop tard. Sibel est une femme mariée, Sibel est une femme détruite. La Sibel de Cahit est morte dans une ruelle, assassinée par des turques. Il lui propose quand même de le suivre, de s’enfuir. Et puis les plans rapides : une penderie. Une valise. Le visage de la fille de Sibel, Pamuk. Elle ne partira pas avec Cahit. Ils sont morts à eux mêmes, le thème du début de film les a rattrapé. Après tout, qu’attendait-on de plus d’une histoire qui commence autour d’un suicide ?

Head on est un mélodrame, mais Akin ne cherche pas ici à parler de la violence d’une jeunesse désœuvrée et capricieuse, ni du problème d’intégration (en Allemagne), ni même de l’entrée de la Turquie dans l’Europe. Head on, c’est un film qui parle juste de la vie.
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De l’autre côté : après l’amour, la mort
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Mais Akin n’en a pas eu assez. Après l’amour de Sibel et Cahit, il veut nous parler de la mort, simple et crue cette fois.
Il nous offre 6 personnages sur un plateau qui va de l’Allemagne à la Turquie. Comme dans Head on, oui. Le film commence autour de l’idée de filiation. Nejat (Baki Davrak) est un professeur de littérature modèle à l’université de Hambourg. Il est le produit parfait de l’intégration, celle qui passe par l’éducation. Son père, Ali (Tuncel Kurtiz) est « de l’autre côté » de l’intégration : profondément turque au cœur de l’Allemagne, déraciné et désabusé, il n’a d’autres soucis en Allemagne que l’alcool, les cigarettes et les prostituées. Un fossé sépare les deux hommes. Générationnel, sans doute. On sent la rupture proche.
Elle se produit sous le maquillage excessif de Yeter (Nursel Köse), prostituée d’origine turque que le père – après un verre de trop – a décidé de payer pour être sa compagne. Elle emménage chez eux, et contre toute attente Nejat et Yeter tissent des liens, quand Nejat comprend que Yeter envoie de l’argent à sa fille, restée en Turquie. La rupture est complète, inattendue, fatale: comme dans Head on, une mort accidentelle bouleverse des vies pour toujours.  Ali tue Yeter par accident, il est ivre, il la pousse. Une mauvaise chute.
Après ce premier drame, apparaissent deux autres couples qui n’auront de cesse de se croiser, de se chercher, de se rater entre l’Allemagne et la Turquie. La première protagoniste est Ayten (Nurgül Yesilçay), la fille de Yeter, opposante turque d’extrême gauche qui fuit la Turquie pour échapper à la police et aux persécutions. Elle va chercher sa mère en Allemagne, sans jamais la trouver, ni trouver de trace d’Ali ou de Nejat, le premier en prison, le second parti pour la Turquie. C’est alors que Lotte (Patrycia Ziolkowska), qu’elle rencontre à l’université, issue d’une bonne famille allemande, lui offre le gîte le couvert, et surtout l’amour. Les deux femmes vivent une passion, sous les yeux méprisants de Susanne (Hannah Schygulla), la mère de Lotte, emblème d’une Allemagne que l’immigration dérange, tout autant que l’homosexualité d’ailleurs.
De l’autre côté est un film du désordre, de l’antithèse, du combat identitaire. Chaque personnage à un moment donné se retrouvera « de l’autre côté », entre Allemagne et Turquie, chacun se retrouvera «étranger »,  et chacun verra ses certitudes ébranlées. Et de l’Allemagne à la Turquie, de la Turquie à l’Allemagne, comme dans Head on, nos personnages se ratent, se manquent, se cherchent.
Ayten doit repartir en Turquie, où elle est emprisonnée. Lotte part la retrouver, par amour. Elle croise alors Nejat, le professeur installé désormais à Istanbul et qui tient une librairie. Ils n’ont pas le temps de se rendre compte qu’ils recherchent la même personne – Nejat espère toujours trouver Ayten pour lui parler de Yeter : Lotte meurt en Turquie, encore une mort accidentelle, particulièrement froide, insoutenable pour le spectateur qui voudrait remonter le temps, dire « non, non, non, pas comme ça ! ». Lotte meurt par hasard. C’est alors au tour de Susanne, sa mère, d’être une étrangère. Elle se rend à Istanbul à son tour, pour essayer de faire le deuil de son enfant. C’est en lui offrant un espace (une chambre d’hôtel), une caméra en grand angle et en plongée, en plan fixe, que Fatih Akin montre sa souffrance, la douleur d’une mère qui a perdu sa fille. Dans une scène magnifique, elle pardonnera à Ayten, rongée de culpabilité. Le pardon, l’amour en fait, est plus fort ici quand dans Head on la mort avait le dessus.
Par rapport à Head on, la mise en scène est complètement différente – presque à l’opposé. Head on était rouge et noir, punk et violent, la caméra tremblait, la musique assourdissait. Head on était brûlant.
De l’autre côté est blanc, pur, silencieux, lumineux, net, parfois même froid.
De l’autre côté n’est pas moins chargé en émotions que Head on, mais Akin, mûri sans doute, nous laisse ressentir dans l’austérité, ne nous force pas à souffrir au rythme des mouvements de caméra.
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The Cut : un moindre mal?
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Je m’interroge beaucoup sur le futur Cut. A propos de ce dernier film dont le tournage ne commencera pas avant l’année prochaine, avec à l’affiche le fameux français prophétique Tahar Rahim, Akin disait : « il s’agira des démons qui se cachent à l’intérieur de l’être humain, tous les êtres humains ».
Mais dans la définition de sa trilogie, Akin se fourvoie un peu. Head on l’amour, De l’autre côté la mort, et The Cut le mal ? J’ai vu la mort dans Head on, la mort qui a rassemblé les personnages dès l’hôpital, qui les séparé ensuite, la mort qu’ils ont souhaité à tour de rôle, et la mort de l’espoir surtout. La film finit sur cette touche morbide : la mort d’une passion.
J’ai vu l’amour dans De l’autre côté, l’amour dans les bras de deux jeunes femmes révoltées, l’amour dans les yeux d’une mère, l’amour plus fort que la mort. Et j’ai vu le mal, la douleur, les démons, partout chez un réalisateur tourmenté à la recherche de ses origines.
Et Akin l’avouait lui même à demi mot en 2007, la trilogie de l’amour de la mort et du mal ne rassemble finalement pas un film sur l’amour, un film sur la mort et un film sur le mal, mais bien trois films qui traitent de chacun de ces sujets, mêlant la mort à l’amour dans une ronde sans fin, allant toujours plus loin vers un très grand cinéma.

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Coline Aymard