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“Dumbledore is gay”

Le Hongrois Imre Kertész, prix Nobel de littérature 2002, dit qu’un « personnage de roman vraiment réussi a des secrets qu’il cache aussi bien aux lecteurs qu’à l’écrivain qui l’a inventé. » (Journal de galère.) Albus Dumbledore illustre ce phénomène insolite. Après avoir longtemps tâtonné, Harry en vient à se dire que son mentor n’a « plus de secrets » pour lui (tome VII, chapitre 35), mais soit il se leurre, soit il en tait encore un. Qui touche à son être même.

J. K. Rowling a surpris en déclarant, lors d’une lecture publique du dernier tome : « Pour être franche, j’ai toujours pensé que Dumbledore était homosexuel. » (Carnegie Hall, 19 octobre 2007.)
La formule étonne : « j’ai toujours pensé que… » Comme si, dans l’esprit de sa créatrice, l’éminent vieillard avait gardé sa part d’ombre, comme s’il s’était imposé, avec ses éclipses, ses yeux clos et ses silences. Quant à la révélation…, disons plutôt qu’un soupçon se confirme.
L’homosexualité du sorcier devient probable quand on découvre la passion que Grindelwald lui a inspirée. Elle avait déjà été suggérée, de façon assez conventionnelle, par sa façon de se vêtir, de se chausser (I, 1), et par son goût pour « le bowling et la musique de chambre », zeugma qui associe une chambre, des quilles et des boules (I, 6). Puis Percy et Ron l’avaient déclaré « fou » (I, 7 et 17), ce qui ne signifiait pas que sa sexualité était originale, mais que lui l’était. Puis Fred, peut-être sans aller au bout de sa pensée, avait remarqué : « Dumbledore n’est pas quelqu’un qu’on pourrait qualifier de normal… » (IV, 11). L’on pouvait négliger qu’il « aime les Suçacides » (VI, 9), mais pas qu’un homme, disons viril, « adore ces modèles de tricot » (VI, 4). En définitive, l’indice le plus net dans un pays où l’euphémisme « célibataire endurci » désigne un homosexuel non déclaré, c’est son célibat, assorti du fait qu’il n’ait pas eu d’enfants : « Je n’avais jamais rêvé que je serais un jour responsable d’un être tel que toi », dit-il à Harry (V, 37). Apparemment, Dumbledore n’avait prévu ni de se marier, ni de finir papa.
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Le célibat est un sort commun à beaucoup d’enseignants de Poudlard : McGonagall, Hagrid, Flitwick, Rogue… À l’origine de cette bizarrerie, il dut y avoir le faible intérêt de l’auteur pour des comparses. Cela correspondait bien au fait que les élèves ignorent à peu près tout de la vie de leurs professeurs. Mais, à la longue, le hasard s’est fait choix. Tous les célibataires endurcis ne sont pas homosexuels, mais le livre en compte d’autres : Queudver, dont Fudge parle comme d’un garçon qui « habite seul avec maman » (III, 10) et qui idolâtrait James Potter au point de s’attirer l’ironie vulgaire de Sirius (V, 28) ; et Slughorn, qui illustre le stéréotype de l’homosexuel efféminé et douillet qui s’entoure volontiers d’éphèbes (VI, 17). Reste le cas de Gellert Grindelwald dont rien n’assure qu’il fut l’amant d’Albus Dumbledore – ils passaient ensemble leurs journées, pas leurs nuits (VII, 18).
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Harry n’a pas un mot de commentaire sur l’homosexualité de son protecteur. Sans doute l’auteur est-elle bridée par la censure qui pèse sur la littérature de jeunesse, mais ce silence est tout de même embarrassant. Il peut refléter la pudeur des adolescents, mais aussi l’hostilité de tant de sportifs qui étendent leur misogynie à tout ce qu’ils jugent féminin, voire émasculé, qu’il s’agisse de l’homosexualité, des habits de couleur pastel, des salons de thé ou des études de lettres.
Cependant, Hermione émet une autre hypothèse : « Harry, je suis désolée, mais je crois que la véritable raison de ta colère contre Dumbledore, c’est qu’il ne t’a jamais rien raconté de tout cela lui-même. » (VII, 18.) Harry laisse éclater sa souffrance contre celui qui n’a pas eu « confiance » en lui, qui ne lui a pas tout dit : « Jamais la vérité toute entière ! Jamais ! » À cet instant du récit, il n’est question que de la relation qu’entretinrent Dumbledore et Grindelwald. Sauf que l’amour-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom en était le ressort. En reprochant au défunt directeur son mutisme, Harry suggère qu’il aurait préféré une confidence, même insolite, à une révélation posthume.
Quant à Ron, comme il a alors quitté la tente, l’on ne sait comment il aurait réagi et l’on peut craindre de l’apprendre, car s’il est souvent généreux, Ron n’est pas toujours intelligent.
À la toute fin du livre, il appert que Harry a tout pardonné à l’ancien directeur. Il est vrai qu’il a compris que Dumbledore ne l’avait pas envoyé à la mort, finalement. Il réaffirme devant Voldemort et la communauté des sorciers la grandeur de Dumbledore ; il consulte son portrait ; il donne le prénom d’Albus à l’un de ses enfants. Ce faisant, il balaie sans même les citer toutes les ignominies qui avaient pu salir la mémoire du maître, après la publication de sa « biographie».
Dans Vie et mensonges d’Albus Dumbledore, Rita Skeeter insinue que le grand homme se serait rendu coupable de pédérastie aux dépens de Harry, au point que ce dernier l’en aurait puni en l’assassinant (VII, 2, 11 et 20). Ici J. K. Rowling s’amuse – ou s’irrite – des commentaires insultants qu’engendre si souvent l’amitié quand elle lie un adulte, a fortiori homosexuel, et un adolescent. Abelforth ne va pas aussi loin que la journaliste, mais il accuse tout de même son frère d’indifférence, de manipulation et de cynisme. Dans tous les cas, Harry aurait été abusé, et, bien qu’il sache à quoi s’en tenir, le lecteur se sent menacé par un doute pénible. Hermione l’en délivre – « Il t’aimait beaucoup » (VII, 18 et 28) ; c’est à elle, la plus haute figure morale de toute l’œuvre, qu’il revient de rétablir une vérité à laquelle les accusateurs ne peuvent croire parce qu’ils n’ont pas assez de cœur pour y accéder.
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La littérature antérieure ne nous avait pas donné une image très réconfortante des homosexuels. Avec le professeur Dumbledore, la donne change. La littérature mondiale compte désormais un homosexuel rayonnant, une figure à la fois noble et rassurante, qui aura passé sa vie à combattre le crime et, ce qui est mieux encore, à servir les enfants. Sans doute le mot homosexuel n’est-il écrit nulle part ; sans doute cet homosexuel n’a-t-il aucune vie sexuelle, en sorte qu’il reste désincarné, abstrait, peu gênant. Mais il est clair que, par sa déclaration au Carnegie Hall, J. K. Rowling a voulu porter le coup de grâce à tous ceux qui prêchent la défiance à l’égard des homosexuels, quand ils ne prônent pas la reprise des persécutions.
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François Comba

9 Commentaires

  • Posté le 2 August 2012 à 21:49 | Permalien

    Un article intelligent et tout simplement incroyable. Chapeau

  • Posté le 3 August 2012 à 16:28 | Permalien

    Merci Thomas, mais l’incroyable, c’est le roman de J. K. Rowling. Outre le Voldemort, paru ici vers le 17 juin, d’autres articles viendront…

  • Posté le 9 October 2012 à 17:45 | Permalien

    Passionant ! J’en reprendrais bien un bout 🙂

    • Posté le 11 October 2012 à 12:57 | Permalien

      Je crois avoir identifié ce L. L. Lapin 😉

  • Posté le 24 September 2013 à 12:40 | Permalien

    Je suis désolé de ne pas partager l’enthousiasme de certain lecteur ci-dessus, je trouve votre analyse plutôt insatisfaisante.

    Dès le titre “Dumbledore is gay” apparaît un problème: Jo Rowling n’a pas dit cela, mais “I always thought of D. as gay”, j’ai toujours perçu D. COMME gay. [Au passage ce qui est étonnant c’est qu’elle semble considérer que ses personnages ont une existence indépendante, qu’elle ne fait que révéler. Mais il semble que ce soit un phénomène assez courant chez les créateurs].

    Il y a une différence entre affirmer qu’une personne EST ceci ou cela, et dire qu’on la voit comme ceci ou cela: la seconde formulation admet la subjectivité, et du coup admet aussi la nuance.

    Le mot gay recouvre une notion assez réductrice de l’homosexualité, une acception très contemporaine: Peut-on dire que Socrate était gay, lui qui s’enflammait pour les beaux garçons athéniens? Il est cependant possible que JKR it utilisé ce mot faute d’une expression plus juste.

    Le seul élément sérieux qui milite pour l’homophilie de Dumbledore est la passion qu’il a éprouvée pour Grindelwald à l’age de seize ans (confirmée par JKR). Or une passion adolescente ne détermine pas nécessairement toute une vie. A-t-on oublié les travaux du bon docteur Kinsey? De plus le caractère sexuel de cette relation n’est pas vraiment établi.

    Je dis bien le seul élément sérieux, car les insinuations calomniatrices de Rita S. ne peuvent être considérées comme valides; quant aux détails que vous collectez dans le texte, pardonnez-moi, mais ils sont bien minces, et de plus relèvent du cliché, ce qui révèle quelques préjugés chez vous: homosexualité ne signifie pas efféminement. Les amateurs de musique de chambre apprécieront. Et je passe sur les quilles et les boules 8(…

    Cela dit, le portrait psychologique de Dumbledore tel que suggéré par Rowling est très crédible: violemment échaudé par la brisure de sa passion pour Grindelwald, un être sans doute des plus séduisants pour lui autant par son talent que par sa personne physique; se sentant coupable de s’être à cause de cette passion égaré idéologiquement et de s’être dangereusement penché vers les Arts Obscurs, Dumbledore a vraisemblablement par réaction renoncé pour toujours à toute relation amoureuse et s’est tourné vers l’étude. Le terme “homosexuel” ne convient pas pour lui, car rien n’indique qu’il ait une sexualité (d’autant qu’il est fort âgé!).

    Par ailleurs, vous dites “Harry n’a pas un mot de commentaire sur l’homosexualité de son protecteur.”. Et pour cause, me semble-t-il, puisque toute l’information lui vient de Rita Skeeter, à qui il a de bonnes raisons de n’accorder aucun crédit. Cette homosexualité n’est donc pas du tout établie pour lui.

    Sur votre conclusion: oui, c’est vrai il y a très peu de figures rayonnantes d’homosexuels. La littérature après tout reflète la mentalité de la société. Si la donne change, c’est peut-être parce que la société a déjà changé. Et je doute que le personnage de Dumbledore influence le moins du monde les homophobes, sans parler de leur donner le coup de grâce…

    • Posté le 8 February 2017 à 15:14 | Permalien

      Je suis d’accord.

  • Posté le 24 September 2013 à 12:47 | Permalien

    Oh, j’oubliais: si Dumbledore aime le bowling, ce n’est peut-être pas à cause des quilles et des boules, mais parce que cela rime avec Rowling…!?
    (réponse du berger lacanien à la bergère freudienne)

  • Posté le 10 December 2013 à 18:46 | Permalien

    On peut parler de la phrase “Grindelwald simply conjured a white handkerchief from the end of his wand and came quietly” par Rita Skeeter dans le chapitre 2 du livre 7 ? Haha je viens de retomber dessus en feuilletant le livre…

  • Posté le 8 February 2017 à 15:10 | Permalien

    Je pense tout simplement que l’auteure n’a pas insisté dessus parce que l’orientation sexuelle des gens ne les détermine pas. L’article a certes de bonne intentions mais il est faux. Tous les sorciers sont de toute façon plus ou moins efféminés, et toutes les sorcières ont quelque chose de masculin. Dumbledore n’échappe pas à la règle. Qu’il soit gay renforce juste la profondeur du personnage qui est amoureux, et qui donc a vécu un drame terrible en tuant la personne qu’il a aimé.