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Sur “La Confusion des sentiments” de Stefan Zweig (Vienne, 1926)

Si les sentiments sont confus, les désirs sont clairs; on peut même dire que, de Roland à son professeur, ils brillent par leur absence ! Certes, Zweig et Freud étaient amis. Pour autant, est-il pertinent d’aventurer une “psychanalyse” du texte ? L’on peut s’y risquer, sachant que rien ne prouve que Stefan Zweig ait compris quelque chose à la psychanalyse.

Thèse.

La plus courante veut que Roland et son professeur soient liés par une relation transférielle. Cela suppose de revenir au sens du mot. Chez Sigmund Freud et Sandor Ferenczi, le transfert désigne un processus sans lequel il n’y a pas de cure analytique. Dans le transfert, les désirs inconscients de l’analysant (allongé sur le divan) concernant sa mère, son père et les gens qu’il a connus, viennent se répéter sur la personne de l’analyste (assis derrière, dans le fauteuil).
On ne peut parler d'”amour de transfert” de Roland vers son professeur qu’à condition d’identifier la place qu’occupe le professeur dans le transfert. C’est évidemment la place du père, ce proviseur qui lui aussi incarne le savoir, exige de son fils qu’il se mette au travail, le blâme de préférer la vie aux livres et s’efforce de le culpabiliser. Plus que la rencontre de Roland avec son professeur, c’est le retour du père qui a fait basculer sa vie et “l’amour” qu’il porte à l’enseignant serait alors une demande d’amour ou une demande de pardon adressée à son père.
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Réfutation. 
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Le défaut de cette thèse, c’est qu’elle fait de Roland “un bon névrosé classique”, alors qu’aucune culpabilité, aucune inhibition ne l’étouffe! Cette thèse fait bon marché du récit qui se déroule sous nos yeux, emmenant les personnages bien loin de toute espèce de transfert, même négatif.
Car ce récit n’est pas celui d’un transfert, mais celui d’une identification et d’une sublimation. Roland s’identifie à son professeur au point de devenir sa plume, de coucher avec sa femme et de devenir professeur à son tour. Ce n’est pas un homme qu’il aime, c’est la culture – et surtout ses prestiges: éloquence, savoir, enseignement. Les auteurs de l’hommage, qu’il juge risibles, l’ont bien mieux compris qu’il ne s’est compris lui-même.
Mais, en même temps, il est “clivé”, non pas déchiré entre des aspirations et des tentations susceptibles de s’unir dans un seul amour, mais coupé en deux, une moitié de lui-même se vouant à l’idéal, l’autre aux plaisirs, et ces deux moitiés ne communiquant pas. Autrement dit, ce n’est pas un névrosé, c’est un pervers.
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Proposition. 
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Ce roman raconte les jeux d’un trio pervers.
Le professeur inflige à sa femme un mariage blanc (non consommé) et il essaie de la tromper, jusque sous son nez, avec Roland. L’enseignant est double, clivé lui aussi. Il a deux villes, – celle où il travaille, – celle où il cherche des amants, tout comme il a deux vies: l’une maritale, de façade, mensongère; l’autre sexuelle, “vraie”, mais cachée.
La femme enlève à son mari la proie qu’il convoitait et fait ainsi de Roland un instrument de vengeance puisqu’elle n’en est pas amoureuse. Zweig ne s’intéresse guère à elle, mais sa souffrance dut être immense pour qu’elle en arrive à de telles extrémités. (Ce n’est pas parce que Roland est jeune et joli qu’elle ne se ment pas en s’offrant ou qu’elle a plaisir à le faire.)
Roland inflige à ses hôtes le découplage du désir et du sentiment: son coeur va au professeur – qui voudrait son corps, son corps à l’épouse – qui rêve d’amour. Ce faisant, il donne peu et refuse beaucoup. Lui aussi a deux villes: Berlin, où il s’amuse; la ville de province où il étudie. Clivage toujours. Roland continue d’ailleurs le jeu pervers: en écrivant qu’il a aimé son professeur plus que sa femme et ses gosses, il reproduit avec eux l’attitude indigne de l’enseignant avec sa jeune épouse. L’identification est parfaite. La cruauté continue.
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Pour moi, Zweig n’a rien compris à son propre roman. Il bénit cette histoire, il l’enjolive tant qu’il peut, alors qu’elle est parfaitement sordide. Faire paraître charmant ce qui est sordide, sa réussite est paradoxale. L’oeuvre d’art n’a été obtenue que grâce à un défaut d’intelligence.
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François Comba

3 Commentaires

  • Posté le 11 April 2012 à 21:08 | Permalien

    D’ailleurs, en relisant Totem et Tabou, il m’est apparu que Freud n’avait rien compris non plus à la psychanalyse. Toute son oeuvre est batie sur un faux self. Encore un exemple d’abruti qui a produit une oeuvre sans jamais rien comprendre à rien.
    Je ne parle pas de Lacan, qui n’a jamais rien entravé à ce qu’il disait ou écrivait et qui a parfaitement su partager cette incompréhension avec l’ensemble de ses lecteurs ou disciples.
    Pour en revenir à la littérature, il est évident que Stendhal, Proust, Balzac et Goethe sont des cons finis. Ils n’ont jamais voulu écrire ce qu’on a lu d’eux. Ou alors c’est quand ils étaient bourrés, drogués ou atteints par le tabes, ils ne l’ont pas fait exprès. Le summum, cest Shakespeare, il devait cumuler alcool, cannabis et syphilis.

    La seule chose qui soit pur produit de l’intelligence, c’est cette brillante critique.

    On se demande juste si on a lu le même bouquin, du même auteur.
    Problème de traduction peut-être ? Ou édition de la bibliothèque rose ?
    Allez, j’arrete de feeder le troll…

    PS : avant de parler de transfert, d’identification, de sublimation ou de clivage, on tourne 2500000 fois la langue dans sa bouche. Et pour finir, on se tait.
    A moins de s’appeler Freud, Lacan, Klein (Mélanie, hein, pas Yves) …ou Zweig.
    Et avant de dire qu’une oeuvre est issue d’un “défaut d’intelligence”, puisqu’on s’arroge le droit de la “psychanalyser”, on se demande quel rôle a pu jouer l’inconscient de l’auteur, et qu’est ce que cela peut faire vivre à l’inconscient du lecteur. Cette rencontre semble avoir produit chez vous une réaction extremement défensive…qu’est-ce qui vous gêne tant dans cette histoire ?? mmmmhhh ?? Cest peut etre parce que Roland était le nom du meilleur ami de Zweig..C’est un peu un inceste littéraire vécu par un déplacement névrotique ?? Ou une amitié homosexuelle refoulée enfin étalée au grand jour ? Ou même un coup du concombre masqué ???

    Heureusement que le net existe, on ne pourrait pas rigoler tous les jours.

    • Posté le 11 April 2012 à 23:21 | Permalien

      “J’arrête de feeder le troll”. Tu fais honneur à la langue française.
      Blague à part je pense que c’est un point de vue original qui mérite du respect et pas seulement ton mépris.

    • Posté le 12 April 2012 à 10:50 | Permalien

      Bizarrement, je serais presque d’accord avec vous sur Totem et Tabou, “presque”, ce qui veut dire quand même pas. Pour le reste, “défaut” ne signifie pas “absence” et mon article s’oppose surtout à ce qu’on dit de La Confusion des sentiments, à quoi j’oppose le texte de la Confusion des sentiments.