PROFONDEURCHAMPS

L’Autre

C’était la deuxième fois que je la voyais. J’avais parfois pensé à elle jusque-là. Comme une litanie, un regret qui jamais ne meurt vraiment, une musique qui pourrait retentir et venir peupler une vie silencieuse, sans éclat. Comme un espoir.

Désormais elle était là. Je savais qu’elle devait venir et je crois que j’ai passé longtemps à l’espérer, tout en le redoutant ; car si elle venait, il faudrait agir. Et c’est toujours terrible d’agir, ça expose au verdict, et si se faire des illusions est sûrement une mauvaise chose, les perdre est le pire qui puisse vous arriver. Quand vous n’avez rien, il faut bien pouvoir espérer. C’est une nécessité. Après c’est le vrai abîme. Avant c’est juste un aperçu du précipice. J’avais le vertige.

Un vertige noyé dans la valse des événements qui défilaient et sur lesquels je n’avais aucune prise. Noyé dans des boissons immondes, dans une fausse panacée.

Les gens parlaient, s’agitaient. Moi aussi d’ailleurs. Quand tout le monde bouge, il faut bouger encore plus pour exister. C’est l’instinct que nous avons tous, et je le poussais jusqu’à un point culminant, par peur du vide.

La conscience de faire n’importe quoi, dans l’espoir que cela fonctionne, revenait m’agiter chaque fois que je m’épanouissais dans ma superficielle plénitude. Il est impossible de se nourrir seul, à partir de rien. Il fallait quelque chose de plus, mais bien sûr c’était inutile d’espérer l’obtenir à cet instant. Il fallait compenser.

Des discussions et des rires éclataient dans cet anodin salon, transformé l’espace d’une nuit en lieu de fête, nous imposant l’obligation de rire, d’oublier, de participer à ces réjouissances factices et obscènes. Évidemment que j’en avais envie. Tout cela me paraissait incontestable et il fallait agir en conséquence.

Elle était là. Je n’arrêtais pas de la regarder, comme pour m’assurer que c’était toujours possible, que je n’étais pas encore passé à côté. Elle m’a surpris. Une ridicule fierté et la honte m’ont fait détourner la tête, comme si rien ne s’était passé, et que par conséquent rien ne devait se passer. C’était une manière de me convaincre mais ça ne fonctionnait pas. J’étais au plus bas.

Et pourtant je dansais, je riais, un sourire de fou illuminait mon visage. La musique tapageuse et insistante faisait naître une brume suffisante pour dissimuler l’artefact, pour dissiper les mensonges. C’était son seul mérite.

Je ne pensais qu’à moi, qu’au moindre de mes gestes. Comme s’il avait pu avoir un immense retentissement dans cet insupportable vacarme. Au plus profond de l’ivresse.

Une fille semble intéressée. Mes gesticulations ont un effet. Ça me gêne. Il va falloir assumer.

Et j’assume. C’est terriblement désespérant. Je la hais déjà, elle m’oblige. Salope. C’est pourtant à ce moment-là qu’il faut sourire. Dans sa propre réalité, il n’y a rien de pire que jouer la comédie. Comédie du bonheur et du désir, comédie moderne de la réussite sexuelle.

Je regarde l’autre, la vraie. Son visage s’éclaire. Elle paraît à l’aise, pour de vrai. Ses émotions sont réelles. Elle ne rit pas pour rire et des soubresauts agitent ses épaules. Comment les autres peuvent-t-ils ne pas le voir ? Elle est belle aussi, plus belle que les autres. C’est tellement rare de voir une femme incarner la vie, s’échapper en elle. Je crois qu’on peut aimer, rire et souffrir avec elle. Et tout cela pour de vrai. Enfin.

Je me sens bien désormais, invulnérable. Le rythme de la musique m’emporte, je crois que pour une fois je ne danse pas pour danser, agitant mes bras et mes jambes dans un effort désespéré pour atteindre une certaine harmonie. Je danse et ça semble vouloir dire quelque chose, qu’il est possible d’oublier, de tout mettre de côté, au moins l’espace d’un instant. Je la touche, ça ne veut pas dire grand-chose, mais ça m’aide, je sais où mettre mes mains. C’est déjà ça.

Mais peu importe, je sais qu’elle s’éloigne. Elle m’a vu, c’est rédhibitoire. Elle ne s’en rend peut-être pas compte, mais je suis ridicule. Tiraillé entre le vrai et le faux, à hésiter quoi choisir. Par inertie et par bêtise. J’aurai des années pour m’en vouloir. Je savais que je me tromperais. J’ai choisi de suivre l’alcool, la musique et les singeries. J’ai préféré me rouler dans la merde, alors que j’aurais pu l’aimer.

Elle est partie. J’ai continué à me mentir.

Raphaël Campiglia